La fausse route des intellectuels : entre conformisme social et aveuglement idéologique

La fausse route des intellectuels : entre conformisme social et aveuglement idéologique

Pourquoi les intellectuels, pourtant formés à l'esprit critique, persistent dans des erreurs idéologiques graves ? Dans son dernier essai, Samuel Fitoussi montre comment une élite diplômée peut imposer des dogmes erronés à toute la société, sans en assumer les conséquences. Un compte rendu d'Emmanuelle Hénin.

Table des matières

La fausse route des intellectuels : entre conformisme social et aveuglement idéologique

Compte rendu de l’ouvrage de Samuel Fitoussi, Pourquoi les intellectuels se trompent, Éditions de l’Observatoire, 2025.

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Le livre de Samuel Fitoussi répond à une question que tout le monde s’est déjà posée, tant le phénomène apparaît comme une anomalie et un scandale : pourquoi les intellectuels, censés être les plus instruits et les plus formés à l’esprit critique, sont-ils capables à commettre les pires erreurs et d’y persévérer ? Et pourquoi n’en paient-ils jamais le prix ? On pense bien sûr spontanément aux intellectuels de gauche de la seconde moitié du siècle passé, dont Sartre est le modèle achevé, puisqu’il soutint tous les totalitarismes : tout en s’accommodant fort bien de la collaboration, il soutint Staline, Mao, les Khmers rouges, la révolution iranienne. Nul doute qu’il aurait soutenu aujourd’hui les gouvernements islamistes. Plus largement, toute l’intelligentsia française se pâmait d’admiration devant les régimes communistes, au point de reléguer parmi les parias les rares esprits lucides, tels Raymond Aron et Simon Leys, contraint de faire sa carrière en Australie.

Avouons-le : si la question nous importe tant, ce n’est pas pour le plaisir de prendre une vengeance post mortem sur cette sinistre clique, ni de substituer une damnatio memoriae à la vénération dont elle fait toujours incompréhensiblement l’objet. C’est parce que nous aimerions que l’histoire serve d’enseignement, selon sa vocation même d’historia magistra vitae, et nous évite de tomber dans les mêmes ornières. Las ! L’adhésion enthousiaste de la plupart des intellectuels au totalitarisme woke apparaît comme une énième répétition de ce schéma. Tout y est, à l’exception (certes incommensurable) du goulag : le lyssenkisme, fausse science devenue officielle (le sexe remplacé par le genre) ; l’ostracisation des dissidents (Florence Bergeaud-Blackler, Gilles Kepel, Céline Masson, etc.) ; la revendication d’un « savoir situé » (la science décoloniale, et non plus la science aryenne ou prolétarienne) ; une bureaucratie hypertrophiée diffusant efficacement une novlangue orwellienne (blanchité, hétéronormativité, racisme systémique, etc.) ; complaisance envers une radicalité et une violence qui ébranlent les fondements de la démocratie. Il faut souhaiter que les concernés achètent le livre et le méditent.

Si le livre de Samuel Fitoussi suggère ce parallèle, il ne le fait pas explicitement, pas plus qu’il n’adopte un ton pamphlétaire. En s’appuyant sur de nombreuses études neurologiques, sociologiques, anthropologiques, il adopte une approche cognitive. Il part de la distinction fondamentale entre deux types de rationalité : la rationalité épistémique (qui nous fait tendre vers la vérité) et la rationalité sociale (qui nous pousse à nous conformer aux attentes de la société). Depuis des temps immémoriaux, l’homme a toujours été amené à privilégier la seconde, pour de ne pas être exclu du groupe ni mettre sa vie en danger. Autrement dit, deux tendances se disputent en nous : le souci de la vérité et le souci d’être bien vu. Et la raison nous conduit non pas vers ce qui est vrai, mais vers ce qui est jugé vrai, ou justifié, à tel ou tel moment. En outre, l’intellectuel n’est pas jugé sur la validité de ses idées, contrairement au boulanger qui, s’il fait du mauvais pain, sera acculé à la faillite. Il est peu jugé en fonction des mérites objectifs de ses opinions, et beaucoup en fonction de l’opinion des autres sur les siennes. De surcroît, il fonde son identité sociale sur ses idées, ce qui n’est pas le cas du boulanger ou de l’ébéniste. Mais si le coût individuel de l’erreur est faible, son coût collectif peut être très élevé : les dictatures nazie et communistes n’auraient pu tenir sans le soutien d’une intelligentsia complaisante, au point d’être de véritables « pédantocraties » (Bakounine). L’intellectuel passe son temps à rationaliser ses erreurs : embrassant une idée fausse, il construit a posteriori une démonstration pour la légitimer. Les études montrent que les personnes les plus éduquées et les plus intelligentes sont celles qui ont la plus grande propension à ignorer les preuves contradictoires.

Une grande partie de l’ouvrage est consacré à l’analyse des biais cognitifs qui déforment nos jugements. Au premier chef, le biais de partialité : plus les gens sont informés, plus ils sont polarisés. Et ceux qui regardent tous les jours les informations ont une perception beaucoup plus faussée que les autres, car chacun reste dans sa bulle et trie l’information. Comme le disait déjà Pierre Bayle, pourfendeur des superstitions avant Voltaire : « Les obstacles à un bon examen ne viennent pas tant de ce que l’esprit est vide de sens que de ce qu’il est plein de préjugés ». Ce biais s’explique lui-même par plusieurs raisons, dont le confort émotionnel : nous évitons d’affronter les faits les plus pénibles. Raymond Aron avoue qu’il a fermé les yeux sur le génocide, et Merleau-Ponty écrit : « Nous avions secrètement résolu d’ignorer la violence et le malheur comme éléments de l’histoire, parce que nous vivions dans un pays trop heureux et trop faible pour les envisager ». Le biais de partialité est renforcé par le biais de confirmation, qui nous rend inattentif aux informations réfutant nos idées. Or, si l’on trie les informations, on peut y trouver des éléments compatibles avec presque toutes les théories.

Un autre biais frappe particulièrement les intellectuels : le biais d’agentivité, consistant à voir une volonté là où il n’y a que du hasard ou de l’ordre spontané. En effet, par leur propension à l’abstraction, ils ont tendance à minimiser les facteurs objectifs (physiques, économiques) au profit des facteurs purement idéologiques, et à exagérer le poids des idées dans l’histoire. Dit autrement, ils surestiment l’influence des paradigmes moraux sur les comportements, et sous-estiment celle des infrastructures : la libération sexuelle est moins liée aux idées féministes qu’à la généralisation de la contraception. Séduits par un rousseauisme naïf, ils pensent que l’homme est bon par nature et qu’il suffit d’éliminer les causes du mal pour engendrer un monde radieux. Charge à eux d’élaborer des solutions pour remédier définitivement à toutes les imperfections de la réalité sociale.

L’influence de l’élite se propage aussi par le biais de prestige, qui incite la majorité des diplômés à s’engouffrer dans les erreurs les plus grossières. Il y a un snobisme de l’erreur chic, qui envoie à la société le message « je suis plus fidèle au groupe qu’à la réalité ». Ainsi, aimer l’urinoir de Duchamp ou payer des millions pour un ballon de Jeff Koons est un signe de distinction, au sens bourdieusien du terme, créant un effet Veblen : la demande augmente quand le prix augmente. Un siècle après, cela donne des kilomètres de musées d’art contemporain remplis d’horreurs.

Ainsi – et c’est la partie la plus passionnante de la démonstration –, les intellectuels sont les personnes les plus susceptibles de se tromper. Phénomène d’autant plus préoccupant que le nombre de diplômés en Europe a été multiplié par 20 depuis le milieu du XXe siècle, et qu’ils occupent la quasi-totalité des postes de décision. Quand ils ne sont pas au pouvoir, ils tiennent les médias et déterminent les cadres de pensée de toute la population. Leur influence s’étend notamment grâce au biais de vérité illusoire : à force d’entendre quelque chose (« je suis né dans le mauvais corps »), nous le considérons comme vrai. « Une erreur tombée dans le domaine public n’en sort jamais » (Remy de Gourmont). A fortiori quand ces idées folles deviennent des disciplines universitaires, par ce qu’on pourrait appeler un « biais d’institutionnalisation » (le mot n’est pas dans le livre). Peter Boghossian raconte comment se sont développées les Fat Studies aux États-Unis, en trois étapes. D’abord, des universitaires se convainquent que la perception négative de l’obésité est une construction sociale. Puis ils lancent une revue, Fat Studies, dotée d’un comité de lecture et d’un conseil d’administration. Enfin, une nouvelle spécialité académique est créée, qui diffuse des « connaissances » dans toute la société. Une opinion erronée s’est transformée en savoir par un simple « blanchiment d’idées » (Bret Weinstein). Samuel Fitoussi propose d’amender le paradoxe de Tocqueville en lui ajoutant un épilogue : quand l’écart entre la réalité et l’idéal est quasiment résorbé, la situation continue à être perçue comme intolérable ; alors, le balancier s’inverse et on redouble de malhonnêteté intellectuelle pour rationaliser le déni.

Cependant, l’élite dévoyée n’entraîne pas dans son sillage la totalité du peuple. Au contraire, son appétence pour les impostures intellectuelles creuse mécaniquement le fossé avec les gens ordinaires, qui ont souvent l’impression d’être gouvernés à l’encontre du sens commun, ou de vivre dans une perpétuelle fête des fous, les masques et le rire en moins.

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