La laïcité contre la science ?

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La laïcité contre la science ?

François Rastier

François Rastier est directeur de recherche honoraire au CNRS et membre du Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines (LAIC). Dernier ouvrage : Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.

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La laïcité contre la science ?

[par François Rastier]

Dans un entretien récent, le président Macron mettait en garde contre la racialisation de la société française. Elle est portée par l’idéologie intersectionnelle qui mêle systématiquement la « race », le sexe devenu genre, la religion, comme si de multiples discriminations se rencontraient pour diviser la société en deux camps, dominés et dominants. Les racisés, les femmes, les homosexuels, les musulmans seraient au même titre victimes d’une violence systémique inscrite dans les institutions républicaines.

Cette idéologie confuse et simpliste a profondément pénétré dans les universités et la recherche, comme l’a souligné le rapport de l’Observatoire du décolonialisme et des autres idéologies identitaires remis fin juin à Jean-Michel Blanquer. Ce rapport a fait l’objet d’une discussion publique à la chambre des députés entre le ministre et Julien Aubert (LR). Une des questions qu’il pose est celle de la justification militante, sous couleur de scientificité, de thèses islamistes sur la laïcité, décrite comme la couverture d’un racisme systémique dirigé contre les musulmans.

Le thème que la laïcité est une machine de guerre contre l’islam reste une constante du discours indigéniste ; mais des propos récents d’autorités académiques font aussi de la laïcité une machine de guerre contre la science. « Combien d’attaques contre la science faudra-t-il pour briser le silence ? », ainsi s’intitule une tribune publiée dans L’Observateur (15 avril 2021) par Sandra Laugier, philosophe spécialiste du genre et du care, naguère responsable à l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS, et Albert Ogien, co-auteur de Antidémocratie.  Ils dénoncent des « attaques écœurantes contre le droit et la pensée ». Les victimes seraient des « universitaires qui travaillent simplement à maintenir la recherche française au niveau des standards internationaux. C’est que, n’en déplaise à nos censeurs, les questions du racisme systémique, des violences faites aux femmes, du sexisme et de l’homophobie, mais aussi du désastre climatique et de la souffrance animale (questions qu’on croyait plus consensuelles mais depuis incluses, pour faire bon prix, dans le paquet) sont reconnues dans le monde académique global ». Ils ajoutent : « Et petit à petit, la traque et l’opprobre ont gagné d’autres thèmes présentés comme autant de manifestations de dégénérescence : les études décoloniales, l’écriture inclusive, les études de genre, l’emploi du mot de ’’racisé’’, les réunions non-mixtes… ». Voilà qui permet de préciser ce que les auteurs entendent par la science, avec d’autant plus d’autorité que Sandra Laugier fut longtemps un cadre important du CNRS.

La censure contre la science reconnue dans « le monde académique global » proviendrait, assure-t-on, d’une peur infondée de l’islam : « Ce qui est étrange est que ce front des bien-pensants se construit sur une peur viscérale de la religion musulmane, à laquelle il prête des propriétés qui en feraient l’ennemi irréductible de la modernité démocratique. » Cet amalgame entre islam et islamisme n’est pas moins étrange, mais rien de tout cela n’est dangereux, prétendent ces auteurs : « aucune information ne filtre qui permettrait de confirmer les craintes des apeurés. La seule indication qui vient périodiquement donner un peu de crédit à cette accusation est celle, livrée sans aucun détail, du nombre d’attentats qui auraient été déjoués par les services de renseignements sur le territoire français. Parfois, la mise en scène de l’arrestation d’un ou une “terroriste“ » dont, la plupart du temps, on est bien en peine de savoir exactement quel objectif il ou elle poursuivait ». En somme, à les en croire, toutes ces craintes ne seraient-elles pas de la mise en scène ? Les centaines de victimes d’attentats islamistesne sont plus là pour démentir. 

Pourtant la « suspicion » s’étendrait à « tous ceux qui, dans les milieux de la recherche et de l’enseignement, s’efforcent de prendre la juste mesure du danger djihadiste », parmi lesquels les auteurs se comptent à l’évidence. Elle est le fait:

« des idéologues ignorants du domaine. Cette situation honteuse, qui rappelle les mauvaises heures du maccarthysme, s’explique ici par une haine conjuguée des recherches et des objets/sujets de ces recherches ». Cela « prend ces derniers temps l’allure ultra glauque d’un assaut concerté ». 

Malgré ces propos indignés contre les « idéologues ignorants du domaine », et donc étrangers à la science, ces auteurs font silence sur les critiques sur l’inconsistance épistémologique d’un discours militant qui, sous la caution de l’intersectionnalité, s’étend du décolonalisme à l’écriture inclusive. Ils les résument à une peur de l’islam, ce qui vient confirmer, s’il le fallait encore, le lien qu’ils nientpourtant entre l’islamisme et le discours décolonial. Le déni se voit ainsi dépassé par l’inversion qui fait passer les bourreaux pour des victimes, tradition argumentative à présent en plein essor.

L’islamisme providentiel. — Quelques mois après les massacres à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher, la revue Multitudes, qui se présente comme un organe fédérateur de la gauche radicale, publiait un dossier spécial (n°59) intitulé Décoloniser la laïcité. Il est présenté par cette affirmation de Mohamed Amer Meziane : « Les idéaux modernistes qui alimentaient encore l’antiracisme traditionnel servent une nouvelle forme de discrimination – un nouveau racisme ? – dont le stigmate se nomme non plus “classe“ ou “race’’ mais bien “religion’’. Ce dossier essaie de comprendre comment c’est en construisant le “problème musulman’’ qu’on a permis à la droite de se proclamer “laïque’’ ». On aura compris que, pour cet auteur, la laïcité est une forme de racisme antimusulman propre à la « droite », au rebours même de la séparation des églises et de l’État. Certains ont même suggéré que les frères Kouachi et Ahmedy Coulibaly étaient des combattants du véritable antiracisme moderne qui entendaient décoloniser la laïcité.

L’inculpation de la République française s’étend évidemment à tous les États laïques, qui auraient simplement remplacé les guerres de religion par des guerres coloniales. La laïcité ou « sécularisme » devient ainsi source de toute violence, selon Talal Asad : « Le sécularisme peut-il, dès lors, garantir la paix qu’il a supposément assurée dans les débuts de l’histoire de l’Euro-Amérique, en remplaçant la violence des guerres religieuses par la violence des guerres nationales et coloniales ? » (« Penser le sécularisme », Multitudes, 59, pp. 71-82, ici p.74).

Chez ce penseur islamique, l’antisionisme n’est pas absent, quand il donne cet exemple : « Ariel Sharon et ses assassinats indiscriminés, ses actes de terreur sur les civils palestiniens n’ont pas invoqué, jusqu’à preuve du contraire, des passages de la Torah comme la destruction de toute chose vivante à Jéricho par Joshua » (p. 77). Mais il précise toutefois en note son accusation, où l’antisionisme devient critique de la Loi juive elle-même : « La Torah est évidemment remplie d’injonctions divines à son peuple élu de détruire les habitants originaires de la Terre promise ». 

Bref, la violence n’a rien à voir avec l’idéologie islamiste, affirme cet auteur, alors même qu’Asad présente sa réflexion comme une réponse aux attentats du 11 septembre 2001. Son livre On Suicide Bombing, récemment traduit en français, établit que les attentats ne sont que des effets collatéraux de la violence occidentale et que l’islamisme n’y est pour rien.

Dans leur contribution au même dossier de Multitudes, « Une république au XXIe siècle » (p. 94-103), les mêmes Sandra Laugier et Albert Ogien s’appuyaient notamment sur « le projet de généalogie du sécularisme proposé par Talal Asad », pour combattre « la conception réductrice de la laïcité identitaire promue par les partis populistes européens ». Ils s’étonnaient : « rares sont ceux qui ont osé remettre en question l’engagement militaire du pays » au Sahel. Ils s’inquiétaient pour les anti-Charlie : « ceux qui ont dit “Je ne suis pas Charlie’’, ou ont prétendu que « les juifs n’ont eu que ce qu’ils méritent » ou encore “que les dessinateurs n’avaient pas à insulter le prophète’’ ont immédiatement été exclus (certes de façon implicite, pour l’instant…) de la communauté des citoyens » (p. 98).  Aussi, « la charge républicaine ne s’est pas faite [sic] attendre : un ensemble de mesures ont été annoncées visant à placer l’École en première ligne de la mission civilisatrice de reconquête des esprits égarés de ces ’’barbares’’ qui peuplent les cités » (ibid.).  Ainsi les anti-Charlie, au premier rang desquels Tariq Ramadan, auteur de la formule Je ne suis pas Charlie, sont-ils devenus des « victimes » bien vivantes de la République — et l’on peut oublier au passage les victimes de l’islamisme.

Or, deux mois après la décapitation de Samuel Paty, Sandra Laugier cosignait dans Libération avec le même Albert Ogien, un article intitulé « Les forcenés de la République ». Ils affirmaient : « Cette réduction de la République à la laïcité conduit le dernier carré des dévots à monter au front dès qu’il pressent un danger de mise en cause de ce pilier de l’ordre républicain […]. Cela irrite les exaltés de la laïcité, qui ont trouvé un exutoire à leur frustration : la présence musulmane. C’est ainsi qu’ils en viennent à confondre la défense des ’’valeurs de la République’’ avec une croisade contre une minorité, désignée à la vindicte collective » (12 décembre 2020 ; on sait le terme de croisade fréquent dans le discours islamiste qui assimile l’Occident aux Croisés). 

Faut-il alors déplorer que les enfants musulmans soient contraints de fréquenter l’école laïque et de subir un « marquage informatique » (ibid.) ? Issue de la complosphère islamiste, l’accusation de « marquage informatique », popularisée par la ministre pakistanaise des Droits de l’homme, Shireen Mazari, affirmait plus tôt dans un tweet que « Macron fait aux musulmans ce que les nazis infligeaient aux Juifs », en prétendant que « les enfants musulmans devront avoir un numéro d’identification, comme les Juifs étaient forcés à porter l’étoile jaune ». 

Dans la propagande islamiste, le parallèle entre les juifs d’hier et les musulmans d’aujourd’hui est partout décliné, comme si les musulmans devenaient les victimes potentielles d’une extermination qui s’annonce. En fait, il était simplement question de doter tous les enfants d’âge scolaire d’un identifiant personnel comme le numéro de sécurité sociale, de manière à pouvoir s’assurer qu’ils sont effectivement scolarisés. Cette prétendue discrimination à l’égard des musulmans avait été immédiatement démentie par le ministre français des affaires étrangères et dénoncée comme une fake news dès le 22 novembre.  La ministre pakistanaise s’était rétractée depuis trois semaines quand Sandra Laugier et Albert Ogien prirent le relais, sans doute au nom de la science française.

Au Pakistan, les manifestations n’ont pas cessé et ont fait plusieurs morts, sans qu’à la mi-avril 2021 la dissolution d’un parti islamiste, le Tehrik-e-Labbaik, ne parvienne à les apaiser. Elles avaient commencé au lendemain du discours du Président Macron en hommage à Samuel Paty, où il avait déclaré notamment : « Nous continuerons les caricatures ».

Qui donc est menacé par « les forcenés de la République » que dénoncent Laugier et Ogien ? Accusé de discriminer ses jeunes élèves musulmans, Samuel Paty n’était-il pas un de ces forcenés, coupable d’avoir montré des dessins de Charlie Hebdo ?

La laïcité est ainsi présentée comme un dangereux fanatisme ; mais nos défenseurs des sciences sociales décolonisées s’appliquent à la déconstruire et à dénoncer les « censeurs » qu’elle inspire. Voilà où nous en sommes, et la publication du premier rapport annuel de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires a permis de mesurer l’étendue des menaces qui pèsent sur la laïcité dans l’Université comme dans la Recherche. 

Comme pour en confirmer la teneur, Yann Moulier-Boutang et Sandra Laugier s’indignaient dans le numéro d’été 2021 de Multitudes (n°83), sous le titre « Décolonial, vous avez dit ’’décolonial’’ ? » : « Plus grave que ces rodomontades électorales ridicules [celles des ministres] il y a les diverses pétitions, celle des 100 [ou « cent badernes »…] et, dans la foulée, la création d’un « Observatoire du décolonial » [sic]. Ils concluent : « La vision et la méthode décoloniales sont en train de devenir une véritable culture alternative, la culture de demain. […] Le décolonial devient ainsi une culture théorique, une culture tout court ».

Le remplacement de la culture, contenu même de l’enseignement et de la recherche, par l’idéologie décoloniale promue au rang de culture alternative est ainsi clairement présenté comme un acquis par des membres éminents des institutions académiques.

François Rastier est Directeur de recherche honoraire au CNRS et membre de l’Observatoire du décolonialisme. Dernier ouvrage : Exterminations et littérature. Les témoignages inconcevables, Paris, PUF, 2019.

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