«  La paix sociale sexuelle est achetée au prix du silence…  » — Le silence des agnelles

«  La paix sociale sexuelle est achetée au prix du silence…  » — Le silence des agnelles

J’ai travaillé en Seine-Saint-Denis plus de six ans. D’abord dans une association privée qui s’occupait d’aide aux mineurs en difficulté puis dans un secteur public qui s’occupe de mineurs déjà placés. Tous ces témoignages sont réels, redondants et très familiers pour bon nombre d’ac­teurs du social.

Table des matières

«  La paix sociale sexuelle est achetée au prix du silence…  » — Le silence des agnelles

Entretien mis en ligne en décembre 2020 sur le site Lieux Communs, puis publié dans la brochure Pulsions d’empire, Poussées impériales dans les sociétés occidentales, novembre 2021. Il a donné lieu, entre-temps, à une émission de « Radio Libertaire » en deux parties, « Violences sexuelles dans les quartiers d’immigration », disponible ici

« Toute vie est processus de démolition (…) la marque d’une intelligence de premier plan serait qu’elle soit capable de se fixer sur deux idées contradictoires sans pour autant perdre la capacité de fonctionner. On devrait par exemple pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer  »

F. Scott Fitzgerald, La fêlure

Gabriel, tu vas nous faire part des témoignages que tu as recueillis auprès de jeunes en banlieue, mais peux-tu auparavant te présenter brièvement ?

J’ai travaillé en Seine-Saint-Denis plus de six ans avant de faire complètement autre chose, d’abord dans une association privée qui s’occupait d’aide aux mineurs en difficulté (errance, rupture familiale, mineurs isolés…) puis dans un secteur public qui s’occupe de mineurs déjà placés, de jeunes « en contrat jeune majeur » ou en suivis divers par les services sociaux.

Tous ces témoignages sont réels, redondants et très familiers pour bon nombre d’ac­teurs du social. Ils sont peu divulgués car il y a la notion de secret professionnel, mais aussi par habitude, on ne parle pas de ces choses-là à l’extérieur ou très peu, au même titre qu’une femme battue n’ira pas évoquer ses difficultés, c’est un mélange de pudeur et de « devoir de réserve ». Je précise que j’ai un certain nombre de collègues qui dé­missionnent ou qui sont dans un absentéisme chronique ; d’autres, d’un profil plus opportuniste, n’ayant aucun sens du service public, profitant de leur statut de titulaire fraîchement acquis, peuvent ne travailler que 3 mois dans l’année sans être inquiétés ni financièrement, ni par leur hiérarchie, ils enchaînent sans réserve les arrêts maladie de convenance. Enfin, il y a tous ceux qui sont sous antidépresseurs afin de continuer à faire le job, c’est-à-dire pas suffisamment voire pas grand-chose : soustraire l’enfant à la cellule familiale ou au milieu ambiant, le déplacer ou le mettre en foyer, ce qui parfois est bien pire notamment pour les jeunes filles et les adolescents homosexuels, car ils sont des cibles faciles.

Il y a aussi un certain nombre d’adolescents qui font semblant d’être ce qu’ils ne sont pas, pour ne pas subir les foudres des petits caïds et se voir maltraités à leur tour. On re­trouve ici le système mafieux dans toute sa clarté, si tu n’es pas avec nous tu es contre nous.

Les jeunes évoqués ici ont entre 12 et 17 ans, certains sont majeurs et tous viennent du 93.

Est-ce que tu peux nous donner quelques exemples ?

Je commencerai par des témoignages non écrits dont je me souviens, mais qui sont restés pour moi assez révélateurs de la détresse et de la brutalité de l’environnement pour ces jeunes.

Tous les jours, tous les soirs, qu’il pleuve ou qu’il vente, dans des coins de collèges ou lycées (oui oui, collèges aussi), des arrière-cours d’immeubles, des apparts ou des voitures en fond de parking, des jeunes filles se font défoncer la gueule, la dignité ou le fondement dans une totale indifférence, non si pardon, par-ci par-là des « Ouh oh, la, la ! Quelle horreur ! Ça fait jeune, pauvre gamine… merci, au revoir ». Au cas où certains ne s’en rendraient pas encore compte, zone de non-droit ne veut rien dire, parce qu’il y a bien un droit : celui du plus fort. Un droit, une loi et même des usages.

Alors voilà. Entendus, recueillis à l’hosto ou dans divers services sociaux, souvent redondants, donnant lieu à des plaintes ou non selon le souhait des adolescentes, ici des témoignages dont l’anonymat reste bien sûr ssentiel.

Ils se répètent et très souvent se ressemblent :

  • « On sortait du collège, il m’a dit raccompagne-moi juste chez moi et il a porté mon sac avec mes affaires dedans. Quand on était devant sa porte il a ouvert et a jeté mon sac au fond du couloir, j’ai dit pourquoi tu fais ça et j’ai couru chercher mon sac, après il a fermé la porte et il a insisté deux heures, j’avais peur que sa mère revienne alors on l’a fait, après j’ai dû partir vite, c’était ma première fois. J’ai oublié mon sac mais il a crié quand j’ai sonné. Je suis rentrée et c’est là que mon cousin m’a tapée parce que tout le monde avait fini le repas, on m’attendait, j’ai rien osé dire »
  • « Léducatrice m’a dit que c’était pas normal d’embrasser d’abord le sexe de son copain alors qu’on s’est jamais embrassés sur la bouche avant, mais j’ai des copines qui le font aussi j’ai pas réfléchi du coup, ça se fait. Mais je sais que si il te demande de le faire à ses copains, là c’est pas normal. Après j’ai des copines qui le font pour faire plaisir à leur copain. Après c’est difficile, une fois que ça commence les garçons te lâchent plus »
  • « On va ensemble aux toilettes, c’est mieux sinon des garçons te demandent des fellations »
  • « Il faut taper une autre fille, n’importe laquelle, sinon tu montres pas ta force, on te prend pour une faible, et après les garçons rigolent de toi et des fois ils t’emmènent derrière et te touchent et tout. Une fois j’ai même frappé une copine à moi mais tout le monde fait ça, si t’es faible tu te fais trop taper après »
  • « Jai fait confiance à la fille, elle m’a amené chez son copain mais après elle est partie et des garçons sont venus, j’ai dû coucher avec tout le monde, j’ai peur que ça recommence et surtout que ça se sache, mon père va me tuer »
  • « Jai pas voulu sortir avec un garçon, il a mis mon nom sur « balance ta keh » sur snap. Même si t’as rien fait, une fois que tu es dessus t’es comme une pute, et si tu te fais violer c’est de ta faute. Moi je suis encore vierge et je me fais insulter, je vais plus en cours, j’aimerais changer de lycée. Il y avait un garçon que j’aimais bien, il me traite de salope, ça c’est dur pour moi »
  • « Il m’a dit ou tu me suces et je dirai rien, ou tu me suces pas et alors je dirai à tout le monde que tu l’as fait, donc je l’ai fait, il l’a quand même dit. J’aimerais partir, j’en peux plus des insultes, j’ai arrêté d’aller en cours »
  • « Il m’a fait comme mon premier mec, pour pas qu’il y ait de marque : il met la main en bas sous mes côtes, enfonce et remonte et ça fait très mal, alors je dis oui, mainte­nant je réfléchis plus, je me laisse faire. Même si c’est mon copain, des fois j’ai pas envie mais j’ai pas le choix »
  • « Ma mère a pas voulu que je dise ce que mon oncle a fait, après j’ai été placée, et j’ai été violée plusieurs fois à côté du foyer mais après ça s’est arrêté, ils étaient gentils. On m’a dit dans la famille tu vaux rien, en attendant j’ai 6 000 euros et des fois plus depuis que je fais ça dans la chambre à l’hôtel, à côté un garçon surveille toujours si ça se passe bien, j’ai confiance, il était dans mon lycée. Je vois des fois trois personnes par jour mais à 16 ans j’arrête, je retourne chez ma grande sœur, elle a de la place pour moi »
  • « Après une dispute avec mon père je suis allée marcher dehors et je voulais pas rentrer, un homme a dit vient dormir chez moi, tu peux pas rester dehors, j’ai dû lui faire vous savez quoi dans l’escalier, après il a insisté, j’avais peur, j’ai couché deux fois avec lui, il devenait méchant et à 5 heures il m’a ramenée vers le tram. En rentrant mon frère m’a tapée et donc j’ai un œil enflé maintenant »
  • « J’ai pris le train pour aller voir ma sœur à son foyer, j’ai marché en attendant que ça ouvre et un homme m’a proposé d’attendre chez lui. Il avait l’air gentil, on a mangé, et puis après je me souviens d’une voiture avec des formes dedans, j’étais assise derrière et je me suis réveillée avec ma culotte en bas, j’étais dans un parking, on était déjà le samedi et j’ai retrouvé ma sœur. Elle m’a dit de faire attention la pro­chaine fois »

Et du côté des garçons ?

  • « Jétais avec un copain, il m’a dit viens on va à l’appart de mon cousin, sa mère est pas là. Il y avait une fille là-bas qui était pas bien, elle dormait à moitié et mon copain a couché avec, après il m’a dit vas-y, alors j’ai fait semblant. Je dors plus bien, je pense souvent à la fille, elle est encore dans le quartier et se fait insulter, moi aussi je l’insulte, je fais comme tout le monde »
  • « On m’a demandé de tenir les bras d’une fille qui dormait, elle ne bougeait pas, j’ai pas compris, je suis parti, je me sentais mal, je savais pas quoi faire, après les deux jeunes sont allés en prison et un copain m’a dit que un des deux se fait violer tous les soirs là-bas, c’est sa copine qui l’a dit »
  • « Jétais avec des copains et des gars sont venus en scooter, on m’a volé ma banane, j’étais choqué, mon copain a pris une droite, ils l’ont tapé, j’ai couru mais dans la petite rue ils m’ont donné des coups de pieds partout. J’ai dità ma mère que je suis tombé avec le scooter de quelqu’un, comme je saignais. Je fais plus de sport parce qu’on doit passer devant un autre lycée et c’est dangereux. Je fume tous les jours, comme ça j’oublie, j’ai peur dès que je sors, je tourne la tête sans arrêt, j’ai l’impres­sion de devenir fou  »
  • « Toutes mes copines sont plus fortes que moi, je me suis tellement fait taper parce que je me maquillais et que j’étais un garçon, maintenant je me protège, si mes copines étaient pas là je ne sortirais plus du tout »

On pourrait bien sûr continuer longtemps, et il y a bien sûr plus violent. Les viols, tournantes, pressions constantes, fellations à la sauvette, tabassages de jeunes, se font en toute impunité chaque jour, et chaque jour un pénis rentre dans une bouche ou un corps qui ne veut pas, et certains jeunes terrorisés à répétition font semblant d’en être ou ne disent rien pour éviter le pire. Il y a la loi du plus fort, et le silence des agnelles. Pour­quoi se gêner ? Personne ne dira rien. Territoires perdus de la morale et du consentement. La liberté n’est et ne sera jamais une débauche perpétuelle.

Cela doit avoir des conséquences dans la vie publique…

Beaucoup de stress quant à l’habillement. Le choix parait simple : s’habiller de manière à ne pas être attractive ou repérable (se masculiniser ou être constamment en position de « jeune maman » qui s’occupe des courses et des jeunes frères et sœurs, mettre un voile et une tenue informe en montrant une piété ostensible, etc.) ou s’habiller comme on veut et plonger dans la spirale infernale de critiques, micro-agressions ou viols qui peuvent mener la jeune à se prostituer, petit à petit ou de manière brutale, c’est-à-dire du jour au lendemain. Une chose est sûre : une fois que l’environnement (voisins, certains jeunes du quartier) ont décidé d’identifier et de qualifier la jeune de « pute », c’est terminé, il n’y a aucun moyen d’en sortir, et quand je dis aucun c’est bien réel. Il n’y a rien de plus dur que de se racheter ce que j’appellerais une virginité sociale, même si on est encore vierge d’ailleurs. Il y a une fabrique du coupable très efficace et impa­rable, qui permet d’avoir sous la main des jeunes filles à abuser et brutaliser. De ce que j’ai pu constater, une seule chose marche vraiment : avoir un enfant et être prise en charge par des maisons maternelles, partir de chez soi et, quand on en revient, avoir la poussette chargée de courses et une vie maternisée avec une sorte de statut qui protège. En somme, passer de la putain à la maman. Même si on n’a jamais voulu être ni une putain ni une maman. La maternité sauve de l’enfer. Il y a donc la fuite, l’exploitation ou devenir mère.

Les vêtements, même s’ils sont étudiés pour ne pas attirer l’œil, posent des problèmes aux jeunes filles que j’ai pu rencontrer, notamment dans les quartiers les plus enclavés de Seine-Saint-Denis comme Aulnay, Tremblay, Clichy sous-bois et certains coins de Drancy.

Les jeunes filles prennent garde à ne pas « montrer leurs fesses », c’est ce que me disait l’une d’entre elles. C’est-à-dire qu’avoir un pantalon, c’est être nue sauf si on ne voit pas l’arrière. Quant à l’avant, si je puis dire, bon nombre de jeunes filles mettent des couches de papier dans leur culotte avant de se rendre à l’école ou tout simplement dehors, car elles sont gênées qu’on leur fixe l’entrejambe. Je cite de mémoire : « si on voit là, c’est pas bon, tu te fais emmerder ». Rien ne doit prêter le flanc aux commen­taires, pas de bosses, pas de couleurs, pour ainsi dire pas de peau apparente. Un cube large, couvert, surtout pas attractif – la Kaaba… Ha, ha, ha, je plaisante…

Comment ces filles le vivent-elles ?

Les adolescentes assez jeunes sont extrêmement naïves malgré le taux de violence qu’elles peuvent montrer (parler wesh, échanges de coups avec leurs copines pour se donner un genre, voix très fortes, etc.) ; certaines se voient proposer de pratiquer des fellations sur un garçon, puis sur d’autres et c’est le cycle infernal. Il arrive qu’elles soient payées par un kebab ou 20 euros quand ça se passe avec des hommes plus âgés. Soit elles sont naïves et ne se rendent pas compte des conséquences, soit elles le font par bravade en pensant être des « femmes libres » car dans leur tête tout peut se mélanger : pour lutter contre une pudibonderie ambiante et les nombreux codes, elles pensent s’affranchir en passant à l’acte. Le nombre de jeunes filles qui ont commencé leur vie sexuelle et amoureuse par des fellations est édifiant, et ce avant même tout échange de baisers. Certains de mes collègues utilisent le mot « michetonner » ce qui est révoltant, il s’agit de qualifier des jeunes filles « débrouillardes » (à entendre : qui n’ont pas de souteneurs) s’arrangeant pour avoir des rentrées d’argent afin de s’acheter des choses, mais qui ne semblent pas prises véritablement dans des réseaux. Elles se rapprochent du modèle de Zaïa ou des figures qu’on trouve dans les télé-réalités. L’arnaque consiste à leur faire croire qu’elles sont libres et affranchies alors qu’elles ne sont qu’une marchandise comme une autre. Le site principal, il y a quelques années, c’était Vivastreet mais les réseaux sociaux donnent très facilement toutes sortes de visibilités discrètes, si je puis dire.

Il me semble que la paix sociale sexuelle est achetée au prix du silence même partiel sur toutes ces violences. Comme me le disait un jeune adolescent : aucun problème si on veut trouver une fille, il y a toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un qui sait où trouver une fille « facile », à entendre comme ne pouvant déjà plus se défendre. Il m’a été donné de prendre en charge des jeunes filles tellement abîmées qu’il fallait faire en sorte de ne pas respirer trop fort ou s’approcher trop près sous peine de créer de véritables états de panique avec rigidification corporelle et malaises vagaux.

Ces filles ont toutes le même profil ?

On peut dire qu’il y a trois catégories dans ce milieu de la prostitution et des agres­sions : les jeunes filles sans défense, abîmées et utilisées sans relâche, violentées et droguées, puis les jeunes filles qui acceptent de se prostituer sans subir de violences physiques, genre coups et enfermement, et enfin des jeunes filles au caractère fort qui décident avec qui et quand elles vont se prostituer. Leur âge varie entre 13 et 18 ans, mais une d’entre elles me disait que 15 ans, c’était déjà un peu vieux.

À part les proxénètes de quartier, il y a des réseaux de mères maquerelles africaines, qui reçoivent en hébergement des jeunes filles tout juste arrivées du Mali ou du Congo et qui sont soit prises en charge par les services sociaux, soit sans statut défini, donc en toute illégalité. Elles vont parfois voir à Paris ce qui s’appelle des « tontons » et peu­vent toucher 200 euros par relation sexuelle. Il m’est arrivé de rencontrer des femmes mûres qui hébergeaient jusqu’à 6 jeunes filles peu habituées à leur nouvel environ­nement, ne connaissant personne et donc très malléables. Lorsque l’une d’entre elles fuguait et ve­nait au centre d’accueil, il y avait à l’évidence un manque à gagner pour la « tante », qui ne voulait pas d’histoires et demandait à récupérer la jeune, ou alors à l’op­posé ne voulait plus rien en savoir. Certaines de ces jeunes filles ont été placées suite à des informations préoccupantes transmises au parquet, puis leur trace se perd une fois prises en charge par le département. Il n’y a rien de bien concret à leur proposer à part un placement, mais vu l’état de certains foyers, il n’est pas rare qu’elles soient abusées même là-bas.

Concernant d’autres situations de violence, certaines jeunes filles arrivaient dans un état lamentable, privées de nourriture, enfermées chez elles, battues et ayant littéralement fui le domicile. La famille refusait de leur laisser la moindre liberté, le milieu intrafami­lial était cloacal, l’extérieur étant considéré comme un danger et les parents ne voulant absolument pas que leur enfant se sociabilise, par peur d’un rapt ou de violences. Quand la jeune fille résiste, il m’est souvent arrivé d’entendre le récit d’un conseil de famille, la jeune fille étant attachée sur une chaise pendant qu’autour ça discute et palabre pour trouver une solution, puis battue par un frère ou un oncle et enfin punie. Selon les mi­lieux et l’éducation (je n’utilise pas le mot culture qui n’a rien à voir avec ces barbaries), elles étaient soient frappées puis enfermées dans une pièce quelques semaines, soit on leur rasait la tête, ou encore des cérémonies assez obscures étaient pratiquées sur elles, avec insertion de piment dans le vagin ou dans les yeux. On m’a dit : « une amie à moi, sa mère elle lui a mis du piment partout et même sur son sexe parce qu’elle sortait tard et elle lui a rasé les cheveux, là elle est enfermée chez elle, je la vois plus au lycée. »

Leurs familles ne sont pas des soutiens ?

Lorsque certaines jeunes filles arrivaient au centre, j’avais l’impression d’un survivant qui s’accroche à un canot de sauvetage de toutes ses forces, ou comme si elles arrivaient aux portes d’une ambassade pour trouver de l’aide. Certaines étaient en short et mal vêtues, les plus débrouillardes arrivaient avec leur carte Vitale et leur pièce d’identité, dans un aller sans retour. Malheureusement parfois elles ont dû retourner dans leur famille, les preuves étant trop minces ou la pression trop forte. Parfois la famille venait les récla­mer à 20 personnes… Ce sont des situations dramatiques : la loi ne permet pas de pro­téger légalement tout le monde et, hélas, il y a la notion d’autorité parentale. Mais il y a tout de même souvent des moyens d’aider ces adolescentes ; on arrive parfois à trouver une personne digne de confiance pour prendre la jeune en charge, ou alors l’aider à se protéger par des conduites de ruses, ou prendre son mal en patience en attendant sa ma­jorité.

Ces jeunes filles ont des corps qui ne leur appartiennent pas, comme si elles étaient des voitures conduites par d’autres, rien n’est possible à part obéir et se conformer. Il y a un grand soutien dans le tissu amical, elles s’entraident, se ressourcent, les amitiés sont ex­trêmement fortes, certaines cachent leur portable en découpant la toile de leur matelas pour avoir un minimum de vie sociale. C’est le système de la débrouille.

Ce qui est terrible, c’est la pression sociale, le regard du père, du frère, du voisin, l’anxiété massive de la mère qui est censée être responsable de l’éducation et prend ab­solument tous les reproches de l’entourage. Le père est absent ou n’intervient que pour menacer et taper, appelé à l’aide par la mère qui vit seule. Une fois que la honte est installée, que l’adolescente est stigmatisée en tant que mauvaise fille, qu’elle ose fuir ou en parler, elle est soit rejetée sur le mode – « tu n’es plus notre fille » – soit renvoyée au pays ou maintenue sous un joug quotidien dans une surveillance extrême, et elles plient en attendant leur majorité. Celles qui s’en sortent le mieux laissent tout derrière elles, une main devant une main derrière, comme on dit.

Quel est le contexte social et culturel de tous ces jeunes ?

Les adolescentes en difficulté que j’ai pu rencontrer ont quasiment toutes 2 points communs : elles ont été peu ou prou abusées dans leur enfance et/ou dans leur environ­nement social (un proche, un oncle, un frère, demi-frère ou cousin et parfois leur propre père, ou des attouchements à l’école ou dans leur quartier) et le père est absent de leur discours, soit parce qu’elles ne le connaissent pas, soit parce qu’il a fondé une autre fa­mille ailleurs, soit parce qu’il intervient si peu qu’elles ne le mentionnent pas. Cette ab­sence est presque un invariant, j’ai dû voir moins de 10 pères en tout, est-ce de la pudeur ou un réel renoncement à prendre en charge son adolescent devenu problématique ?

Beaucoup de parents, et donc de mères, travaillaient de façon éreintante en cumulant plusieurs petits emplois mais un bon quart n’était pas actif du tout et sans aucune auto­nomie financière. Le milieu allait donc de très pauvre jusqu’au bas de la classe moyenne.

Et en termes de cultures d’origine ?

Pour ce qui est des origines géographiques, j’ai pu rencontrer des familles principale­ment originaires du Mali, du Sénégal et du Congo, mais aussi des Comores et d’Inde, ou du Maghreb, principalement Maroc et Algérie, très peu de Tunisie. Il y a eu quelques familles originaires des pays de l’Est, Macédoine et Moldavie, et aussi quel­ques familles de gitans sédentarisés originaires de Roumanie. Bien sûr aussi des familles d’origine française très prolétarisées, pour la plupart. Je n’ai vu que très rare­ment des familles ou jeunes originaires d’Éthiopie ou des pays asiatiques, sinon il peut y avoir des personnes de toutes origines. Il y a aussi des adolescents arrivés en France après une errance auprès de leur mère et frères et sœurs, dans un parcours migratoire extrêmement périlleux où il y a eu des violences faites sur les mères, parfois même jusque dans le ba­teau et sous les yeux des enfants ; il y a des choses qui sont à peine descriptibles, j’en reviens à cette inhumanité qui signe vraiment la monstruosité de la loi du plus fort. Il y a des jeunes qui sont nés en France, et d’autres qui sont là depuis deux ans ou moins. C’est surtout la première année, je trouve, qu’il y a des problèmes de fugues ou de maltraitances qui sont rapportés.

Pourtant la banlieue se prétend terre de rébellion : comment expliquer ce silence ?

Les manifs indignées qu’on voit fleurir surtout en banlieue, et pour certaines à raison, ne semblent majoritairement faites que par et pour ceux qui se ressemblent : du mascu­lin 16-25 ans qui se prend clés d’étranglement, matraques dans la face, abus divers, et tout ceci est condamnable. Mais, et d’une la colère juste est encore trop souvent instru­mentalisée pour servir des agendas politiques identitaires, qu’ils soient « racialistes », « décoloniaux » ou « cléricalistes  », et de deux s’occulte avec constance le drame quotidien des abus sexuels répétés sur de jeunes mineurs, en majorité des filles mais aussi de jeunes garçons, gays ou non.

Les revendications de mêmes droits pour tous sont donc majoritairement pour l’ins­tant, des portes d’entrée royales à ces nouvelles extrêmes droites essentialistes qui assignent à des places prédéfinies et attisent les séparatismes anti-fraternels, envoyant comme chair à baston de jeunes hommes englués dans cette souricière idéologique.

On ne peut pas réclamer l’arrêt de violences policières illégitimes et fumer pépouze devant son entrée d’immeuble quand là, au 5e étage, une gamine de 15 ans en état second se fait violer. Sinon quoi ? On ne se bat que pour les droits de ceux qui nous res­semblent ? On serait dans des privilèges à conserver, le pratico-pratique du soulagement pulsionnel justifiant toutes les lâchetés ?

Je n’accorderai aucune, mais aucune, crédibilité aux manifs de cités pour la fin des violences policières tant que ces jeunes n’élèveront pas aussi leur voix contre certains de leurs pairs, pour qui une vie sexuelle régulière se base depuis beaucoup trop longtemps sur attouchements et viols sur des gamines, dont le conditionnement opérant à la Pavlov est déjà dramatiquement installé (tu dis « non » une claque, tu dis « non » un coup de poing, et quand tu dis « oui » tu es contente si tu ne reçois qu’une claque, il faut bien maintenir la peur et la violence).

Qu’on arrête le délire avec la « culture du viol », qu’on foute la paix aux mecs de France toutes origines confondues, qu’on nous lâche la rate avec des « conceptualités relativistes intersectionnelles  » qui omettent soigneusement ceux qui pourraient être dangereux, ceux dont le terrain de chasse de l’aube au coucher reste les rues. Il faut donner le courage aux jeunes écœurés de ce qu’ils voient, leur donner la force de s’émanciper des discours qui les instrumentalisent, et qu’ils soient épaulés dans ce cou­rage de dire « non, tu la laisses tranquille ».

Et du côté de tes collègues ?

J’ai eu différentes sortes de collègues, à part ceux qui font leur job avec éthique et sans attendre une réparation personnelle quelconque : ceux qui s’en foutent et se mettent en arrêt maladie à répétition, peu soucieux de la charge de travail laissée aux collègues ; ceux qui essaient de sauver le monde entier, sont en attente de reconnaissance et fi­nissent usés, poreux et démobilisés ; et ceux qui se servent de l’accès aux adolescents comme d’un vivier d’où seront puisées les forces vives du « racialisme » et du « déco­lonialisme ». Ces collègues-là interviennent parfois dans des écoles, ont un discours tout fait où on retrouve les invariants de ces idéologies : La France produit leur misère, la laïcité est un racisme, vous ne serez jamais intégrés, pas la peine de travailler à l’école, les Droits de l’Homme sont ceux de l’homme blanc. Leurs égéries sont en général Rokhaya Diallo, Houria Bouteldja et Saïd Bouamama.

C’est très compliqué de pointer ça quand vous voyez que les chefs s’en foutent ou avalisent sur le mode Edwy Plenel ou Eric Fassin, dans une autoflagellation ou une jouissance morbide à voir ainsi décrier ce que ce pays pourrait transmettre de positif. Certains jeunes ne sont pas dupes, j’en ai vus qui voulaient faire l’armée, être utiles, se donner les moyens malgré les discours rencontrés. Les livres mis à disposition des ado­lescents dans un des nombreux endroits où j’ai pu travailler (en remplacement lorsque j’étais en intérim) parlaient essentiellement de rap culture, j’ai vu très très peu d’ou­vrages fondateurs ou qui ouvrent la réflexion, ou alors il y avait de vieilles BD sans in­térêt, rien qui puisse aider le jeune à trouver autre chose que ce qu’il a à la maison, donc. Il y a des institutions soit complices, soit démissionnaires, beaucoup d’endroits d’aide et de soutien aux adolescents en difficulté sont débordés, alors il y a le choix, se laisser vivre, trouver et garder sa petite place de fonctionnaire, ou faire du militantisme « décolonial ». Entre méconnaissance et laisser-faire, les responsables et autres n+1 se sont en général montrés silencieux ou complices. Il y a un énorme taux d’arrêts maladie dans le social, je n’ai jamais vu ça ailleurs.

Cela crée des tensions au sein des équipes ?

Les tensions sont parfois palpables au boulot, il suffit qu’on propose simplement un jour en réunion de mettre « origine géographique » à la place de « origine culturelle » sur certaines fiches de renseignements pour que ça crise, alors que l’origine d’un gamin ne dit pas forcément quelque chose de sa pensée et de ses pratiques. Est-ce qu’on se met à la place du gamin à qui on demande « tu es de quelle origine culturelle ? », à quel point ça pourrait l’impacter et lui faire opérer une allégeance inconsciente à certaines pratiques liées à son origine ? Il y a aussi des mots comme « démocratie, laïcité, droits de l’Homme, caricatures, blasphème » qui créent des tensions immédiates et il faut sa­voir rester prudent pour ne pas être étiqueté. Ce sont des mots déclencheurs de discours idéologiques de type « racialiste » et « décolonial », on sent la pensée formatée, établie, non discutable et discutée, c’est comme une bible, en fait, dont on retrouverait les inva­riants à chaque petite remarque orientée : l’école ça sert à rien, il y a des injustices dues à la couleur et aux origines, ce pays bafoue la justice et l’égalité, etc. Dès qu’il est question des origines ou de la politique, voire de la culture française (surtout ne pas citer un philosophe, sinon des collègues hilares peuvent te faire passer pour un 1er de la classe), quelque chose se met en marche chez certains et la tension est palpable.

C’est cette idéologie « décoloniale  » qui crée cette tension ?

Lors de certaines réunions on la sent très présente, mais il y a beaucoup de langage qu’on pourrait qualifier d’infra-verbal : des froncements, des soupirs, des regards, on marche sur des œufs mais l’explosion n’arrive jamais, il y a le désir de continuer à bosser en équipe, et la retenue qui fait que tout reste allusif ; par exemple un collègue qui dit « Il est Charlie lui  ! » à propos d’un gamin qui veut devenir policier (aucun rapport d’ailleurs !) ou une éducatrice toute fière de dire que l’adolescente, après qu’elle lui ait parlé, ne se sente « plus française » mais « appartenant au monde », la nationalité ne veut rien dire, le pays est trop truffé d’injustices, etc. J’ai aussi vu de jeunes collègues se transformer au contact « d’indigénistes », monter en puissance dans les critiques faites à la France mais sans aucun recul, ou alors comme ce jeune qui débutait, assez neutre et ouvert, au bout de deux semaines, il parlait déjà de « renouer avec son africanité » et après les choses ont empiré, il venait avec la revue « Negus  » 

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et ne parlait plus que des injustices et de l’esclavage dès qu’il y avait un moment d’échange, s’appuyant sur Lilian Thuram ou Rokhaya Diallo pour soutenir son opinion. Mais ce sont plus que des opi­nions puisqu’il est impossible de débattre, en global tout est larvé, allusif, et il n’y a plus d’accès à la discussion, ces discussions franches qu’on peut avoir en politique. C’est pour ça que moi je parle de discours idéologique à base de pensée unique, un discours qui ne tolère pas de contrepoint, de discussion argumentée, tout le prêt-à-penser est déjà là. C’est assez douloureux, dans tous les endroits où j’étais j’aurais bien aimé échanger, la discussion ne me fait pas peur, mais c’était trop tendu.

Tu détectes une dimension « raciale » ?

Avec le recul je me dis que le mouvement « Justice pour Adama » a juste permis que les paroles se décomplexent, mais l’idéologie était déjà là, entretenue, véhiculée, tolérée par certains chefs de service, soit parce qu’ils s’en foutent, soit parce qu’ils relèvent de la mentalité de Sud Éducation ou de la Ligue de Défense des Droits de l’Homme qui est très particulière. La cible de ces propos et de ces attitudes que j’ai pu voir c’est la France en général, rien n’est à décharge, on dirait un procès constant et surtout ce « colo­risme » désastreux. Moi, en tant que blanc, j’ai été toléré par certains collègues parce que la politique m’intéresse et que je n’ai pas de pognon, j’ai donc été apparenté au mec de gauche sans fric, un blanc chez qui rien n’est à envier et qui pourrait être un allié pour faire éventuellement basculer le système. J’ai toujours fait profil bas parce que j’avais besoin de bosser et je ne pouvais pas me griller dans ma boîte d’intérim, tout se sait, le monde du social est petit.

Cela doit avoir des conséquences auprès des gamins….

Lorsqu’un collègue décide que vous ne pensez « pas bien », on peut vous limiter l’ac­cès aux adolescents ou éviter d’avoir recours à vous, c’est une façon de restreindre en­core plus les offres de pensées. Il y a beaucoup de maladresses faites avec les ados dans les foyers et les endroits où j’ai pu passer. J’entends des « ne fais pas ta princesse » à une gamine qui voulait du dissolvant pour changer son vernis, et une fois j’ai vu un édu­cateur, en intérim comme moi, donc pas là pour longtemps ni depuis longtemps, hurler sur une jeune parce qu’elle avait le langage ultra « wesh ». S’est-il demandé une se­conde si ça ne la protégeait pas de quelque chose, si ça n’empêchait pas qu’elle soit considérée comme une fille faible et donc attaquable ? Non, ça a été la culpabilisation directe, alors même qu’il n’a jamais repris un garçon avec les mêmes attitudes et le même langage. Les réflexes de survie chez certaines gamines ne sont pas du tout ana­lysés, on se demande quelle formation reçoivent les éducateurs. De ce que j’ai pu voir, j’apparente ces attitudes clairement à du sexisme, les usages qu’on peut voir dans cer­tains quartiers perdurent à certains moments au sein de certaines institutions. Si les jeunes filles ne trouvent aucun discours ferme et répétitif qui les considère comme égales en droit aux garçons, comment est-il possible qu’elles puissent s’affranchir plus vite de ces clichés de « princesse » et de « wesh » ? Parfois, je n’ai même pas retrouvé la bienveillance mais juste des effets de gardiennage, on s’assure que le gamin va bien aller au foyer ou à l’école, on vérifie qu’il mange et dort bien et puis basta ! Aucun échange constructif, le sujet politique en devenir est complètement évacué dans l’ap­proche qu’on fait avec le jeune. Son éveil, son sens critique, rien n’est pris en charge et le discours sur l’école est très négatif alors qu’il devrait être complémentaire ; on parle d’« éducation spécialisée » mais ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est au mieux du gardien­nage, au pire de l’enfermement quand ce n’est pas de l’embrigadement…

Tu veux dire que le jeune est enfermé dans une sorte de « ghetto mental » ?

Comment ne pas être paumé ? Il faudrait peut-être revoir le contenu de la formation d’éducateur, de psychologue, d’assistant social etc, revoir tout et obliger à un tronc commun qui prenne en compte cette soif d’apprendre, cette porosité naturelle de l’en­fant, et ne pas s’en servir comme d’un lieu où on vient mettre ses propres idées. Propo­ser des choses, des lectures, des musiques qui n’arrivent pas jusqu’aux quartiers, exploser ce système de vase clos. Je signale que j’ai aussi rencontré des collègues formi­dables, ouverts, et qui se donnaient à fond sans juger, sans imposer leurs idées ou croyances, qui ne jugeaient pas une fille voulant se faire avorter ou faisant de la prosti­tution occasionnelle. Donc des gens impliqués et à peu près sains dans leur rapport aux jeunes, j’en ai vus. Mais il y a aussi de plus en plus de personnes qui n’ont rien réglé de leurs névroses et de leurs phobies et qui n’ont rien à faire là ! J’ai personnellement travaillé avec des collègues qui refusaient de prendre en entretien un jeune parce qu’il était homosexuel, comme un droit de réserve qui est d’ailleurs possible, je pense, mais qui en dit long. Il y avait aussi un jeune en errance dont l’ami voulait venir pour le saluer, mais il avait un chien et ça n’a pas été possible de ne serait-ce que faire venir le jeune à la porte de l’accueil, à cause du chien. La discussion qui a suivi était effarante, la diaboli­sation de l’animal, sa saleté décrite avec dégoût, une forme de croyance paranoïde.

Il y a aussi une sacralisation de certaines coutumes : Si une mère de famille croit aux esprits ou au maraboutage, bien sûr ça doit être pris en compte dans l’explication de ce que son gamin traverse comme difficultés, mais souvent mes collègues ne gardent plus que cet angle d’approche, et certains ont même un respect peureux et ne veulent même pas introduire un autre angle d’approche qui pourrait éclairer, enrichir ou moduler le point de vue superstitieux. De fait, il y a pour certains une intouchabilité qui est confon­due avec le respect de l’autre. Quel travail peut être possible si on hésite à discuter des problèmes réels du gamin ?

Ils n’ont aucune porte de sortie ?

Il y a aussi de vraies rencontres qui se font pour ces gamins, j’ai pu travailler au contact de psychologues qui étaient beaucoup dans l’échange et avaient une façon d’aborder la détresse des jeunes sans les enfermer ou les résumer à leur couleur de peau ou leurs croyances religieuses, comme le font pas mal d’éducateurs en valorisant une gamine dite « pieuse » même si le père pratiquant la tabasse régulièrement au nom justement de cette croyance qui exigerait de ne pas avoir de vie sociale ni de fréquenter les garçons. Parce qu’il y a ça aussi, des collègues qui murmurent dans une forme de respect en parlant d’une jeune qui est croyante avec un voile, comme si on était dans une église, ça renvoie quoi comme message aux autres adolescentes ? Où est la distance, la liberté de penser en général ? Comme cette collègue qui interdisait à un adolescent de jurer parce que ça offense, avec le doigt pointé en l’air. Il faudrait s’interroger sur la neutralité, et des signes extérieurs mais aussi et surtout des idées qui peuvent être véhiculées suivant le collègue qui travaille.

Sinon j’ai pu voir aussi des assistantes sociales qui se démenaient pour que des jeunes aillent au bout de leur choix d’avorter, et parfois ça n’est vraiment pas facile de faire face aux pressions de certains collègues sur ce type de choix… Pour moi il y deux soucis : la formation et le devoir de réserve. Si on n’a pas un socle fort et commun à ce niveau-là, la population des quartiers peut se retrouver face à des professionnels qui en fait déversent leurs idées ou font de leur boulot un terrain de chasse idéologique.

De toute façon, dans les foyers, il y a de plus en plus de « faisant fonction de » et les éducateurs de nuit sont remplacés par des veilleurs, qui n’ont pas de formation et sont parfois d’un laxisme étonnant. J’ai entendu de la part de collègues le récit de situations aberrantes, avec un veilleur en train de fumer son joint pendant qu’à l’étage c’était en roue libre complet, avec agressions, semi-lynchage « pour de rire » mais avec des coups réels, et une fois une jeune est venue nous dire que lors de son arrivée au foyer d’accueil d’urgence, on lui demandait déjà des fellations ; certains hôtels de l’Aide Sociale à l’Enfance ont aussi un encadrement déplorable absolument non sécurisé.

Tout ce que tu racontes se sait donc, dans le milieu ?

Des anecdotes il y en a plein mais très peu de collègues en parlent. Et cette jeune fille envoyée à l’Aide Sociale à l’Enfance, via une association où je bossais, et qui revient quelques semaines après en disant que le gardien de nuit a toqué à sa porte pour lui de­mander une fellation (d’après elle il a été renvoyé).

Bref, les services sociaux et les associations proposent ce qu’ils peuvent, mais entre les discours de type « indigéniste » (« ne fous rien à l’école, tu peux pas échapper à ta condition et même si tu y échappes tu ne seras jamais accepté comme une personne blanche »,etc.) ou le laxisme épouvantable qui installe le jeune dans une oisiveté non constructive et appauvrissante, il y a beaucoup à dire… Le problème aussi, c’est les chefs de service, les directeurs etc, et le cadre où le non cadre qu’ils posent. J’ai travaillé une fois avec une psy qui évoquait le fait qu’elle avait signalé un de ses collègues pour propos déplacés, la directrice lui aurait dit : « Il a encore fait du racisme anti blanc ? » mais il n’y a pas eu de suite. Il faut savoir que certains chefs de service ou directeurs à un plus haut niveau ne voient pas du tout d’un mauvais œil le discours « indigéniste  ». Il y a eu l’année passée un colloque dont on a beaucoup parlé, soutenu par Stéphane Eudier [directeur général de l’association « Sauvegarde 93 » — cf. note suivante.] et organisé par l’association Sauvegarde 932. La présence d’un « indigéniste » connu (Saïd Bouamama3 ) a été empêchée car sa venue avait fuité avant le colloque. J’ai vu au final assez peu de collègues réagir quand il y avait des discours militants « décoloniaux » balancés l’air de rien, pendant les réunions ou pendant les pauses clopes, et clairement c’était par peur des remous et par souci de maintenir une sorte de paix factice au quoti­dien. Mais il y a parfois des réactions tout de même comme pour ce colloque avec Saïd Bouamama : j’ai assisté à la colère de rares collègues qui se sont débrouillés pour faire remonter discrètement l’info à l’extérieur du milieu de la Sauvegarde 93, pour que ça fasse du bruit quoi, que les médias en parlent, que des gens se mobilisent contre… De toute façon, le débat étant impossible, c’est presque tout ce qui reste : collecter des infos, faire savoir et espérer que ça ouvre enfin des yeux sur l’état intellectuel et militant de certaines équipes. En face dans cette affaire, apparemment tout le monde a fait bloc pour défendre S. Bouamama, et Stéphane Eudier aurait envoyé un courrier interne pour réitérer son soutien à la tenue de ce colloque tel qu’il était initialement prévu. J’ai aussi des collègues qui interviennent en tant qu’éducateurs représentant des assoces dans les lycées et collèges sans qu’aucun contrôle ne soit exercé sur ce qu’ils disent et véhiculent comme pensée.

On ne leur demande pas d’où ils parlent, aucun contrôle ni texte écrit avant les inter­ventions, la jeunesse au lieu d’être prise dans des discours multiples, se retrouve comme encerclée par les mêmes discours à pensée unique tenus par les idéologues auxquels elle est livrée.

Comment fais-tu pour tenir ?

Quand on ne pense pas pareil, on se raccroche soit à un collègue, très rare qui pense comme vous, soit à l’éthique dans son travail, en essayant de proposer dans le discours une voie de sortie pour des jeunes qui sont entourés d’idéologie, ne se voient rien offrir de différent de ce qu’ils ont à la maison et dans le quartier (rap, BD sur le rap, livres sur le hip-hop) ou alors des contenus obsolètes, de vieux magazines d’il y a plus de 10 ans qui traînent entre deux BD dont il manque des pages, et quand ils peuvent aller sur In­ternet de façon surveillée, ils se plongent dans la musique qu’ils aiment sans que rien ne vienne enrichir leur univers. Il manque un réel travail commun pour penser le contenu de ce qu’on peut proposer à l’adolescent en crise. Ni dans les foyers, ni dans les associations, ni dans les services de l’État cette question fondamentale n’est abordée.

En fait, le gardiennage semble suffire et malgré les personnes qui s’engagent éthique­ment sans faire leur petit prosélytisme, il y a au final de façon répandue, de ce que j’ai pu voir, un petit confort, un ronronnement ou une suite de propos endoctrinants et une grande difficulté à venir apporter d’autres sources d’inspiration, comme ce bouquin sur Van Gogh qui avait été toléré mais du bout des lèvres par la majorité de l’équipe d’un centre d’accueil. Comme si la culture, l’ouverture d’esprit n’était pas fondamentale. Si le gamin ne trouve pas à l’extérieur de chez lui de quoi se nourrir l’esprit différemment, où va-t-il le trouver ? Si le personnel n’est pas formé, ou s’il relève d’une idéologie et si rien ne vient contre­balancer tout ça, à part l’apathie de collègues qui n’en ont clairement rien à foutre et des idéologues de tous poils, le gamin ne va pas rencontrer grand-chose.

Tu ne dois pas être le seul dans ta situation ?

J’ai aussi été effaré du taux d’absentéisme et de maladie chez mes collègues, je viens du Nord, ça fait plus de 15 ans que je suis en banlieue parisienne et je n’ai jamais vu une telle fréquence dans ce que j’appelle moi des abus. D’ailleurs certains collègues n’hési­tent pas à afficher cette mentalité, je ne sais pas trop comment dire… de profitation. Comme je te disais, il y a de plus en plus d’opportunistes dans ce milieu ; en gros c’est : on profite et que les autres se démerdent, il n’y a pas de vue d’ensemble et d’implication citoyenne. Ce sont des postures molles, obsédées par la recherche du meilleur moyen pour ne rien foutre. Si on peut se faire des arrêts, on se fait des arrêts aussi longtemps que possible, et que la charge de travail soit répartie sur les collègues on s’en fout. Ce sont des mentalités de petits fonctionnaires qui n’ont pas l’esprit d’équipe, et je ne parle pas de ces collègues le nez vissé au portable quasi toute la journée. Il y a aussi de vrais dou­leurs, des collègues épuisés, trop de tensions au quotidien avec les jeunes et dans le tra­vail en équipe, l’impression que rien ne va résoudre les problèmes sociaux, le constat que l’agressivité augmente, tant avec certains collègues qu’avec les jeunes, une espèce de désarroi généralisé où ceux qui morflent le plus sont ceux qui avaient un idéal et une réelle motivation ; tandis que d’autres collègues semblent à l’aise comme des poissons dans l’eau, avec cette mentalité qui les fait prendre ce qu’ils peuvent là où ils peuvent, et je parle là aussi des petits vols courants, parfois sous mon nez : ramettes de papier, nourriture congelée à destination des jeunes, paquets de sucre, enceintes, ordinateurs in­utilisés, ventilateurs, souris d’ordinateur, parfois petits meubles mis dans un coin ou commandes soi-disant de matériel pédagogique, appareil photo par exemple, et après on le cherche partout, il a disparu, etc.

Que faudrait-il, d’abord et avant tout pour ces jeunes ?

Depuis 15 ans devraient se multiplier des lieux de protection dans les cités jusque dans leurs fins fonds enclavés (petits commissariats refuges, lieux sécurisés ouvert 24h/24, associations neutres avec personnel compétent, etc.) et une réelle éducation parentale, sociale, scolaire devrait réintroduire ce « l’autre mon semblable, ton corps, mon corps ».

Proposer des lieux de pause et d’accueil nocturne permettrait que des gamines naïves ou trop abîmées déjà puissent venir se réfugier en cas de fugue ou de coup de colère, parce que traîner dehors est un suicide corporel : elles deviennent une proie fluorescente sur laquelle fond le petit salaud pour qui elles ne représentent qu’une suite d’orifices corvéables à merci.

Comment tu vois l’évolution de ces territoires dans les années qui viennent ?

Pour la suite, je ne sais pas comment les choses peuvent évoluer. Je vais pour ma part encore faire des remplacements pendant quelques années, toujours en faisant profil bas, et puis j’arrêterai. C’est trop dur et il y a peu de moyens mis en place, pas de projet pé­dagogique clair, pas de contrôle des associations avec lesquelles il y a du partenariat, comme à titre d’exemple l’association Rêv’Elles (Samia Hathroubi, Coexister et Lal­lab

4

à fond, soutien et proche de T. Ramadan, etc.) qui a inondé de flyers la Seine-Saint-Denis en recherche de jeunes filles à former au sein de leurs ateliers non-mixtes. Il n’y a pas d’unité minimale dans les pratiques, pas de visées claires, un rejet tacite mais non verbalisé des apports comme celui de la laïcité dont on parle souvent comme d’un fléau ou d’une imposture, pas de liberté de parole à moins d’avoir le discours dominant actuel. Le syndicat Sud-Collectivités Territoriales, d’ailleurs, qui propose aux fonctionnaires territoriaux des formations informelles très « décoloniales », permet une entrée des discours « indigénistes », il coche toutes les cases, écriture inclusive comprise.e.es. Il y a un « indigéniste » comme Farid Benaï, proche de S. Bouamama, qui se propose en tant que délégué syndical FO dans une assoce, j’ai eu des mails professionnels de collègues qui relayaient le Bondy blog et des articles de Libé qui offraient tribune au « racialisme », le valorisant, le justifiant et l’excusant. Je ne vois pas comment un jeune collègue peut échapper à ce qui ressemble à l’emprise d’un discours dominant. Il y a des aberrations sécuritaires aussi : au tribunal de Bobigny par exemple, si on a une carte professionnelle, de l’Aide Sociale à l’Enfance par exemple, on a droit à un coupe-file, c’est-à-dire qu’on n’est ni fouillé ni contrôlé. Quand on sait l’activisme qui existe en Seine Saint-Denis, on mesure la porte ouverte que ça peut être.

Il n’y a ni les volontés ni les outils, et les postes de « faisant fonction de » offrent peut-être du travail sans qualifications élevées (une forme d’uberisation de postes en contact avec une population jeune qui nécessite un cadre, des compétences et des savoirs précis, de l’intelligence et de la bienveillance) mais souvent ce personnel mal formé fait juste du gardiennage et encore…

On dit souvent qu’il faut attendre la casse pour se réveiller. Mais entre endoctrinement « décolonial », valorisation de la bigoterie politique et culte de l’antifraternité, qui res­tent quasiment les seules boussoles séparatistes proposées aux gamins, elle est déjà là. Il y a urgence à enfin comprendre et limiter la propagation et l’impact de certains discours martelés aux enfants, comme j’ai pu le voir. Sinon, pour moi, ça relève de la non-assistance à esprit et corps en danger.

Auteur

Notes de Bas de page

  1.  NdLC : Revue de la société Nofi (contraction de « Noir et
    Fier »), groupe d’influence de la communauté noire en France ayant
    ouvert à Saint-Denis et Lyon des magasins orientés en faveur de la
    communauté panafricaine (poupées noires, cosmétiques pour les peaux
    noires, T-shirt, etc.). Nofi Group collabore avec certaines institutions et entreprises (Quai Branly, Netflix, Fondation Cartier et Orange
    en tant que société conseil. La revue bimensuelle « Negus » (terme
    désignant un titre de noblesse éthiopien) est donc une revue
    communautariste assumée faite « par des Noirs et d’abord pour eux »,
    consacrée à la culture et à l’actualité panafricaine. Fondée en 2016,
    elle tire à plus de 10 000 exemplaires et édite depuis 2018 une version
    enfant : « Negus junior ».

  2. L’association Sauvegarde 93 (Loi 1901, créée en 1968) à l’origine de ce colloque dispose d’un centre de dé­radicalisation sur le département et est mandatée par l’État pour effectuer ce travail de déradicalisation auprès de plus d’une centaine de jeunes signalés par la préfecture.

  3. Chargé de recherche, formateur et consultant au sein de l’IFAR (Intervention Formation Action Recherche), association de formation des travailleurs sociaux et des animateurs de l’éducation populaire, siège à Villeneuve d’Asq.

  4. NdLC : Coexister  : Association influente d’éducation populaire au « vivre ensemble » dans le respect de la « diversité interconvictionnelle », intervenant notamment dans les établissements scolaires publics de France, se présentant comme « aconfessionnelle et apartisane » (présidente Radia Bakkouch, fondateur Samuel Grybowski). Lallab : Association « féministe » islamiste de défense des droits des femmes musulmanes, pro-voile
    (co-fondatrices Sarah Souak et Atika Trabelsi). Ces deux associations
    proches l’une de l’autre entretiennent des liens étroits de soutien et
    de collaboration avec les Frères Musulmans de l’UOIF ainsi
    qu’avec l’ex CCIF avec lesquels elles mènent notamment des actions
    publiques communes. On pourra se référer à notre « Cartographie de la galaxie des Frères Musulmans en France ».

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