[Par Florent POUPART (Université de Toulouse)]
Définitions
Les idéologies identitaires postmodernes qui ont conquis l’Université (studies, théories « critiques », etc.) évoquent à bien des égards un mouvement religieux, comme l’a récemment montré Jean-François Braunstein1. Elles ne se réduisent toutefois pas à des dogmes teintés de mysticisme : ce qui les caractérise, c’est aussi un certain rapport au savoir, au langage, et en dernier ressort, à la vérité elle-même, qui constitue une véritable subversion de la pensée, et la neutralisation de tout ce qui conditionne le débat contradictoire. A l’appui de conceptions psychanalytiques, je propose ici d’envisager comment la référence au champ de la perversion permet d’éclairer certains aspects de cette mécanique idéologique.
On peut déplorer que la référence à la perversion soit souvent réduite, dans le langage courant, à une simple condamnation morale. En psychanalyse, il s’agit d’un concept hautement heuristique, qui renvoie à une solution psychique individuelle ou collective, relativement banale et universelle, et particulièrement efficace pour lutter contre l’angoisse, la dépression, voire l’effondrement. La psychanalyse considère que ce qui caractérise la perversion, c’est de ne renoncer ni à son désir (solution névrotique), ni à la réalité frustrante (solution psychotique) : le pervers trouve une voie médiane consistant à prendre acte du morceau de réalité qui l’angoisse, tout en en désavouant la signification, c’est-à-dire en refusant de se soumettre aux contraintes qui lui sont inhérentes (désaveu de la castration). Cette solution défensive habile se fait au prix d’une déchirure dans le moi, qui se détourne de la réalité tout en maintenant le contact avec elle (clivage du moi)2. A partir de ce modèle paradigmatique, dans quelle mesure est-il légitime de considérer une perversion idéologique ?
René Kaës, psychanalyste des groupes et spécialiste de l’idéologie, invite à ne pas considérer celle-ci uniquement sous un angle pathologique ou mortifère. L’idéologie remplit d’abord une fonction structurante : lorsqu’elle est tempérée, elle contribue à la formation d’une identité collective, indispensable à la réalisation des grandes œuvres culturelles, sociales et politiques. Mais l’idéologie peut aussi dériver vers une modalité clôturante, inquisitrice, destructrice. C’est du côté de la perversion qu’il faut chercher la structure de l’idéologie, dans la mesure où celle-ci recourt, dans son rapport au savoir, aux mêmes mécanismes de défense que le fétichisme : désaveu de la réalité, clivage du moi, surestimation narcissique, idéalisation d’un objet partiel (l’idéal, l’idée, l’idole). Dans l’idéologie, la croyance a le caractère d’un objet fétichique, dont la fonction clôturante opère à la fois sur le groupe (vécu comme homogène, d’où toute différenciation a été expulsée), la parole (le discours idéologique ne tolère aucune contradiction, aucune faille, ni aucun usage métaphorique du langage), et le savoir (le discours idéologique exclut tout autre discours). Cette clôture fournit au discours idéologique une illusion de complétude qui exerce un effet de fascination et de séduction3.
Déni de castration et scotome
Toute idéologie relève d’un déni de la castration, dans la mesure où elle témoigne du désaveu d’un manque, avec ceci de particulier qu’il porte sur le savoir. Toutefois, ce désaveu ne porte pas tant sur le manque de savoir, que sur le savoir du manque. L’adhésion à une idéologie vise moins à pallier la carence de savoir qu’à réduire le sentiment d’impuissance qu’occasionne souvent la connaissance de la réalité : c’est ce qui explique que les idéologies ne régressent pas à mesure que progressent les connaissances scientifiques. Ainsi par exemple, l’idéologie conspirationniste ne vient pas combler une absence d’information sur un évènement, mais plutôt désavouer un savoir déplaisant en ce qu’il relève de l’impuissance et de la vulnérabilité : en imaginant que les catastrophes sont délibérément organisées par les puissants, le complotiste s’économise le coût psychique qu’impliquerait la reconnaissance de leur impuissance à nous en protéger. Autrement dit, mieux vaut un père mauvais qu’un père faible, une mère sadique qu’une mère morte4.
Il faut distinguer, au sein d’une idéologie, d’une part ce qui relève du scotome, du déni manifeste de certains aspects de la réalité, et d’autre part, ce qui témoigne d’une mécanique fétichique. Dans la première lignée, le déni porte sur la perception de la réalité ; dans la seconde, il opère sur la médiation entre le sujet et la réalité : la forme du discours, et tout ce qui régit la production et le partage du sens. La perversion idéologique désigne donc moins une catégorie d’idéologies qu’un aspect de l’idéologie, notamment son versant rhétorique et performatif. Si l’idéologie consiste d’abord à idéaliser et idolâtrer une idée, sans considération pour la réalité, elle prend une forme perversive lorsque, non content de soutenir une idée fausse, un mensonge, elle désavoue l’idée même de vérité, tout en s’en prévalant : on passe du déni de vérité au désaveu de la vérité, autrement dit du déni psychotique (Verwerfung) au déni pervers (Verleugnung). La perversion idéologique recourt aux diverses modalités du désaveu : celui-ci portera sur les différenciations, les oppositions dynamiques qui constituent une matrice d’intelligibilité et rendent possible la pensée (la plus élémentaire et fondamentale d’entre elles étant l’opposition entre le vrai et le faux). Cela se traduit par l’hermétisme, l’ésotérisme, l’obscurantisme, l’illimitation, le confusionnisme, la paradoxalité…
L’une des formes discursives caractéristiques de cette perversion idéologique est la duplicité, qui consiste à soutenir simultanément deux propositions qui s’excluent, en les mêlant inextricablement, et en entretenant activement la confusion. L’idéologue pervers peut par exemple soutenir un discours se prêtant à une interprétation aussi bien radicale (rationnellement ou moralement intenable, mais fascinante et séduisante), que modérée (terne, mais acceptable et donc propre à neutraliser la contradiction, en la ridiculisant ou la diabolisant). La duplicité peut aussi opérer sur l’usage de termes communs, utilisés tantôt dans une forme ésotérique, tantôt dans leur définition banale. Un tel usage du langage, ainsi rendu insaisissable, exclut à nouveau toute contradiction : il suffit de prétendre que le contradicteur n’a tout simplement rien compris…
On peut illustrer cet art de l’esquive par l’usage que fait Michel Foucault du concept de vérité. Jacques Bouveresse a souligné que cet usage repose sur une confusion entre la vérité et la croyance, entre l’être-vrai et « l’assentiment donné à une proposition considérée comme vraie ». Bouveresse reproche à Foucault de ne traiter que des conditions de production de la croyance, et d’en tirer « abusivement des conclusions concernant la vérité elle-même »5. Foucault mêle ainsi inextricablement un fait difficilement contestable (l’influence du contexte historique, politique, culturel, sur la production de la croyance et des discours se prévalant de la vérité) et un mensonge (en laissant entendre que la vérité ne serait qu’un effet du discours et, en dernier ressort, qu’il n’y a pas de vérité objective). L’erreur séduisante, à l’abri de son pendant banal (le truisme), est ainsi rendue inattaquable6. La psychanalyse n’est elle-même pas exempte de manœuvres idéologiques perversives : le très charismatique Jacques Lacan, par son style rhétorique inimitable, mania magistralement tous les leviers du confusionnisme et de la paradoxalité7.
Relativisme outrancier
Dans le paysage intellectuel contemporain, la théorie critique postmoderne (qui revendique d’ailleurs une filiation avec les penseurs de la French Theory, dont J. Lacan et M. Foucault), s’affaire à déconstruire la pensée scientifique et rationnelle, au profit d’un relativisme outrancier, et grossièrement paradoxal : dans sa forme la plus radicale, ce nouvel obscurantisme considère comme absolument vrai qu’il n’existe pas de vérité absolue8. Faute d’un référentiel commun permettant d’arbitrer les débats contradictoires (la réalité factuelle), ceux-ci sont neutralisés par la substitution de la condamnation morale à l’argumentation rationnelle : les idéologues postmodernes, préférant le Bien au Vrai, se font inquisiteurs, et revendiquent la confusion entre les registres de la recherche et du militantisme9.
La perversion idéologique n’est pas qu’une défaite de la pensée (ni seulement une menace pour l’Université). Elle est un instrument politique redoutable : irréfutable et exaltante, elle est l’arme favorite de tout populisme. Elle est même l’un des ressorts du totalitarisme si l’on en croit Hannah Arendt qui, rejoignant la position défendue par George Orwell, écrit que le sujet idéal du règne totalitaire est celui « pour qui la distinction entre le vrai et le faux (la réalité de l’expérience), la distinction entre fait et fiction (les normes de la pensée) n’existent plus »10.