La somme de tous les wokismes : chiens cyborgs et antispécisme queer

La somme de tous les wokismes : chiens cyborgs et antispécisme queer

Où il sera question de chiens cyborgs devenant queer et d'intimités canines au cœur de la lutte anticoloniale. Mikhaïl Kostylev analyse un article américain encensé où l'idéologie amène à une manipulation du langage et à la négation de la réalité.

Table des matières

La somme de tous les wokismes : chiens cyborgs et antispécisme queer

Début mars, les Presses Universitaires de France annulaient la sortie d’un ouvrage écrit par plusieurs membres de l’Observatoire. Leur tort ? Mentionner dès le titre l’« obscurantisme woke » : l’historien Patrick Boucheron, pape français de la déconstruction, en avait pris ombrage. Tout le monde sait que « le wokisme n’existe pas » : si peu même que dix mots d’un militant-chercheur bien en cour suffisent à faire censurer qui ne pense pas comme lui.

Devant le tollé, l’éditeur s’est finalement ravisé : et tant mieux, car le wokisme est bien vivant, en pleine forme même. Coïncidence amusante : la semaine même du cancel paraissait aux États-Unis l’article « scientifique » le plus déconstruit jamais publié. Il mêle antispécisme, féminisme radical, transactivisme, décolonialisme… et le tout, à propos de chiens cyborgs. C’est l’occasion parfaite d’observer quelle torture les wokes sont capables d’infliger à la vérité objective et au sens des mots, quand ils y voient un avantage politique ; et comment cela se retourne parfois contre eux.

L’auteur : antispécisme, décolonialisme, transactivisme… et purges

L’auteur est Chloe Diamond-Lenow, enseignante non-binaire au département de Woman & Gender Studies de l’Université d’État de New York. Elle affirme travailler à réunir « sciences » LGBT+, féministes, antispécistes et décoloniales ; on la voit aussi très engagée contre « l’islamophobie ». Sa thèse, soutenue en 2018 à Berkeley, portait d’ailleurs sur « la biopolitique des espèces dans la guerre [contre le terrorisme] », plus précisément la manière dont « on a anthropologisé (sic) les chiens comme des victimes « de monstrueux Arabes » pour occuper l’espace des droits libéraux subjectifs de ces derniers, [maintenant] une position fondée sur l’abjectivité exclusionnelle… »

Traduisons : elle accuse son gouvernement d’avoir utilisé contre les musulmans leur réputation de cruauté envers les animaux, prétexte selon elle hypocrite : on ne se soucie pas vraiment de ces derniers aux USA, car on leur refuse des droits égaux à ceux des humains. Notons que l’« humanisme colonial » (sic) américain n’est pas un oppresseur très rancunier : ces fortes paroles n’ont pas nui à la carrière de Diamond-Lenow, loin de là. Elle est même rapidement devenue Assistant Professor (peu ou prou « maître de conférences ») dans une des universités majeures du pays, avec un salaire extrêmement confortable. Des éditeurs prestigieux comme Routledge ont fait appel à elle.

Ces institutions n’ont pas été rebutées non plus par les protestations de certains étudiants mis dehors de sa classe car ils sont Blancs ou non-queers. Il faut savoir que dans beaucoup d’universités américaines, décrocher un diplôme passe par l’obtention d’un certain nombre de « crédits à la diversité ». Loin d’être une excentrique isolée et inoffensive, Diamond-Lenow a donc barre sur un grand nombre de jeunes gens qui n’ont pas d’autre choix que d’acquiescer à ses théories, s’ils veulent avancer dans la vie.

Faux, me rétorqueront les militants : ils sont libres, ils peuvent toujours choisir de suivre le cours d’un autre enseignant de « Studies ». Certes, mais lequel ? Le professeur Hummel, qui se donne pour but de « queerer le harcèlement » ? Le professeur Sadow, qui déclare étudier « la théorie du genre du XVIIIe siècle1 » ? L’étudiant n’a de choix qu’entre woke et plus woke. Diamond-Lenow n’est peut-être pas la plus irrationnelle de son département, même si elle est – de loin – la moins discrète.

La theory mise en œuvre : violence cyborg et non-vérité militante

L’article de Diamond-Lenow s’intitule « Devenirs du queerisme canin : politiques cyborgs féministes et intimités inter-espèces dans des écologies d’amour et de violence ». C’est en fait la mise en application directe des thèses d’un des maîtres à penser du wokisme : la philosophe féministe et antispéciste Donna Haraway.

Donna Haraway (née en 1944) a consacré toute sa carrière à « déconstruire » la notion de vérité objective, coupable selon elle de « faire du mal aux féministes2 ». Elle invente donc le concept de « connaissance située » : la science « neutre » n’existe pas, car votre point de vue dicte votre raisonnement. Mon militantisme peut maintenant se prétendre une science, tandis que vos arguments rationnels perdent toute valeur, la raison étant le masque d’un parti-pris masculin, blanc, hétérosexuel, anthropocentré… Ce dogme anti-scientifique, inspiré par le philosophe néo-animiste Bruno Latour, est devenu l’un des fondements de la pensée woke.

Haraway est aussi connue pour son « Manifeste cyborg3 » (1985), autre appel à dépasser les oppositions vrai/faux, homme/femme, etc. Elle propose alors aux militants le modèle du « cyborg » de science-fiction, être vivant dont le corps est partiellement constitué de machines. Ni chair ni métal, le cyborg d’Haraway est la radicalité non-binaire personnifiée. Il a une identité entièrement fluide, une pensée refusant toute logique construite, une sexualité aussi indifférenciée que celle d’une fougère (sic). Il ne lui reste de positif et ancré qu’un « instinct pour la politique en coalition [d’opprimés] » : pour saboter les valeurs des dominants, il « se consacre à la partialité, l’ironie, l’intimité et la perversité ».

Sa naissance aurait été notamment permise par la mort des sciences dures et la fin du spécisme. La première a été tuée par l’électronique grand public, la fabrication en masse d’appareils « faits principalement de signaux lumineux », donc selon l’auteur immatériels et au fonctionnement quasi magique. La seconde serait maintenant vue comme absurde à la fois par les sciences et la société : Haraway déclare donc abolie la triple différence homme/animal, animal/machine et réel/irréel.

 

L’article : « terre gouine » et chiens queers

Ce déni radical inspire Diamond-Lenow, qui rêve à la suite d’Haraway d’une « terre lesbienne » (« lesbian earth »), c’est-à-dire d’un « groupe de figure féministes apparentées capables de rendre notre monde plus vivable ». Ces groupes sont composés d’êtres « cyborgs », humains ou « plus-qu’humains » (i.e. animaux en novlangue antispécistes). L’auteur se propose donc de « théoriser les [nouvelles] relations homme-chien ». Seul souci : si bien dressés soient-ils, les canidés sont remarquablement peu doués pour l’action politique, le lesbianisme et la radicalité non-binaire. Mais aucun déni de réalité n’est trop gros pour un woke, tant qu’il peut s’en tirer en manipulant le langage : Diamond-Lenow va se montrer là une digne élève d’Haraway.

Elle s’appuie d’abord sur une autre publication récente en Gender Studies, « La Terre est une grosse gouine butch4 coriace et ménopausée » (sic). Les auteurs sont deux « artistes écosexuelles et porno-féministes » assez connues, E. Stephens et A. Sprinkle. Récompensé dans plusieurs festivals pour leur travail « mêlant art et pornographie », le couple s’essaie aussi à la theory : il faut selon elles envisager la Nature comme « une amante gouine » avec qui on peut avoir des « relations d’interdépendance queer », s’unir par des « mariages des sens non-monogames » pour mettre fin aux « pratiques dominionistes » et au réchauffement climatique.

Si nos relations avec l’écosystème sont « lesbiennes », semble en déduire Diamond-Lenow, celles avec nos « espèces compagnes » le sont aussi. Elle règle de toute façon le problème en redéfinissant ensuite unilatéralement « lesbien comme une orientation politique plutôt que comme une identité sexuelle ». Plus étonnant encore, elle déclare que tous les « non-binaires ou trans » sont des lesbiennes… sous le motif que certains le seraient. Ce tour de passe-passe logique s’expliquera vite : Diamond-Lenow veut non seulement qualifier les relations hommes/chiens de « lesbiennes », mais aussi de « queer ». Là encore, c’est dans le droit fil d’Haraway : pourquoi tenir compte de la raison des dominants, quand la cause animale n’y gagne rien ?

Le corps de l’article est composé de deux parties. Dans la première, l’auteur analyse comment le chien est utilisé par la « suprématie blanche » en Amérique : chien symbole de la famille heureuse « bourgeoise hétéronormative », policier, dressé à attaquer les Noirs… Parler ensuite des « chiens robots » militaires lui sert à introduire un exemple de « mauvais » chien-cyborg, utilisé pour la répression, possibilité de dévoiement déjà envisagée par Haraway : le cyborg de SF n’est-il pas d’abord une machine à tuer, émanant du « technoprogressisme néocolonial » ? Que tout cela soit de la fiction semble échapper à l’auteur… comme le fait qu’un « chien robot » ne soit pas plus un canidé qu’un « drone » (« faux-bourdon » en anglais) n’est un insecte volant.

La deuxième partie décrit, elle, le « bon » chien : celui qui vit avec ses humains dans l’approche « cyborg écoféministe queer » que l’auteur recommande. Elle va alors tenter de nous convaincre que c’est déjà une pratique courante des milieux LGBT+, par un chef-d’œuvre de « cherry picking » (sélection des faits qui vont dans votre sens).

Diamond-Lenow va d’abord citer une « « théoricienne queer féministe » (Kathy Rudy), affirmant « ne pas pouvoir se définir comme lesbienne tant [sa] relation envers le chien est profonde » : et la célèbre philosophe trans Paul (Beatriz) Préciado affirmant que la vie avec son bouledogue Pepa l’a aidée à comprendre qu’elle n’était pas « un homme coincé dans un corps de femme, mais un bouledogue coincé dans un corps lesbien » (sic). Avec l’appui de ces deux arguments d’autorité, l’auteur peut tranquillement que le lesbianisme inclut également « les intimités canines ».

Elle va même soutenir que c’est une pratique ancienne. Pour cela, elle cite un classique lesbien : Le Puits de Solitude (1928) de l’écrivain butch Radclyffe Hall. L’héroïne travestie « Stephen » Gordon, après avoir adopté avec son amante un chien, pense qu’ils ne sont « plus deux mais, trois » : première preuve. Comme son héroïne, l’auteur du roman a adopté avec sa compagne deux chiens, et leur a donné son nom de famille comme à des enfants humains : seconde preuve. Inutile de rappeler que c’est ce que pensent et font de nombreux maîtres très attachés à leurs animaux, sans être pour autant queer ou antispécistes.

L’auteur décrit ensuite deux épisodes d’une série de téléréalité Netflix, The Ultimatum (saison 2023). Des couples issus des minorités sexuelles y testent la force de leur amour face à un sujet de mésentente. Dans le premier, un non-binaire rompt avec un autre, car il refuse que son chien dorme avec eux. Dans le second, une lesbienne nommée Margaux et sa partenaire s’essaient à un trio amoureux avec une autre femme. Margaux affirme ensuite alors qu’« elle n’aurait pas pu survivre à l’expérience » sans la présence de son bouledogue Yola dans le lit. Elle se décrit aussi comme une « féroce maman à toutous », ce qui prouve selon l’auteur que les animaux de compagnie « font partie intégrante des dynamiques relationnelles queers ».

Autres preuve : le fait que de nombreux concurrents appellent leurs animaux « mon bébé »… chose pourtant fort commune. L’auteur remarque aussi que ces derniers tiennent souvent chez les LGBT+ le rôle des enfants chez les hétérosexuels : ce qui n’est pas une découverte. L’article s’achève sur un aboiement : celui du bouledogue anglais Rumple, qui exige que l’auteur cesse d’écrire pour jouer avec lui et son partenaire « Noir genderqueer ». Pas très académique… mais ne nous sommes plus à cela près.

Qu’un article aussi outrancier ait pu être publié ne doit pas nous surprendre. En 2017, trois chercheurs américains envoyaient par plaisanterie à une revue de Gender Studies un papier sur « la culture du viol et l’acceptance queer dans les parcs à chiens » : il était aussitôt encensé par la rédaction et promis à publication rapide. Le thème était proche, le discours à peine plus travaillé que celui de l’article de Diamond-Lenow. Et le Journal of Lesbian Studies qui a publié ce dernier n’allait pas y regarder à deux fois : un an plus tôt, il validait l’article encore plus fou sur la « Terre butch ménopausée » que celui-ci cite. On comprend mieux pourquoi Diamond-Lenow a rapidement percé dans les milieux universitaires des Gender Studies : par contraste, elle passe sans doute pour un parangon d’excellence académique.

 

L’étrange disparition de l’auteur

L’article était publié le 8 mars : quatre jours plus tard, le journaliste indépendant américain Colin Wright le mettait en ligne sur X. En dépit d’un (bref) commentaire d’Elon Musk, la couverture est restée relativement limitée sur les réseaux sociaux, où d’ailleurs seul le résumé a été diffusé. Aucun média n’a repris l’information, ce qui n’aurait d’ailleurs eu aucun effet : écrire un article sans valeur scientifique ne met habituellement pas la carrière d’un universitaire woke en danger (et pour cause).

Presque aussitôt pourtant, le nom de Chloe Diamond-Lenow disparaissait de la liste des professeurs de son département. Et dans la plus grande discrétion : ni le campus d’Oneonta où elle enseigne, ni l’université d’État de New-York ne se sont exprimés sur le sujet. Contactés, aucun des deux ne m’a répondu. Les universitaires américains, étant sous statut privé, l’auteur a pu théoriquement être licenciée rapidement et sans bruit ; mais là encore c’est très inhabituel.

On peut écarter une accusation de plagiat ou d’écriture par IA : l’article est trop personnel et précis. Le plus probable est que l’insistance lourde (28 fois en 13 pages) de l’auteur à propos des « relations intimes » homme-animal ait mis mal à l’aise. Si choquant que cela puisse paraître, on a déjà pris des chercheurs wokes à publier des articles défendant les relations sexuelles avec les animaux comme moyen de « lutter contre le patriarcat ». Haraway elle-même écrivait dans son « Manifeste cyborg » que « la zoophilie a un nouveau statut dans le cycle [cyborg] des échanges matrimoniaux ; dans un second manifeste de 2003, elle affirmait avoir des « rapports oraux » avec son berger australien « dont la petite langue [lui] a imprégné les amygdales » (sic). Elle décrit cela comme une « colonisation de ses cellules [par la salive], ce qui est très significatif : on voit jusqu’où l’obsession de « renverser les rapports de domination » a mené certains militants.

Notons que le pape de l’antispécisme lui-même, Peter Singer, défend depuis 2001 la zoophilie 5, dont l’interdiction relèverait selon lui d’un « tabou religieux », donc voué à disparaître comme ceux de « la sodomie ou la contraception ». Il est donc compréhensible qu’on ait suspecté Diamond-Lenow de la défendre aussi. Son article est littéralement basé sur le manifeste zoophile d’Haraway ; elle parle sans cesse de « relations intimes avec les chiens », et même d’« ouvrir des possibilités non-anthropocentriques d’intimités tactiles [et] corporelles » ; la seule fois qu’elle mentionne la zoophilie, c’est pour y voir une « identité pathologisée », etc.

Ce n’est toutefois pas certain : l’auteur a peut-être simplement cédé à l’obsession woke de « politiser sa relation », c’est-à-dire faire de toute attachement affectif une camaraderie de lutte. Diamond-Lenow aura voulu partager avec ses « compagnon non-humains » des étiquettes politiques qui lui sont chères… en oubliant qu’elles avaient aussi un sens sexuel. Dans son milieu, on l’a vu, « lesbien » et « queer » ont depuis longtemps perdu toutes signification précise pour devenir des buzzwords vertueux : au point qu’on voit des militantes hétérosexuelles se prétendre d’un « genre lesbien » pour copier discours radicaux et tenue vestimentaire des concernées.

Dans les deux cas, Diamond-Lenow a manqué de prudence : elle aurait dû se douter que le public (et l’administration universitaire) donnerait à « relation queer avec un chien » un sens très concret, lui. Mais à force de tricher avec la définition des mots, de professer que la réalité objective doit céder devant l’idéologie, on finit par ne plus y attacher d’importance, je suppose. Notre militante s’est retrouvée prise à ses propres tours.

 

Mikhaïl Kostylev est le faux-nez post-soviétique et bavard de Guillaume Pronesti.

Auteur

Notes de Bas de page

  1. Remarquons que comme souvent, une fois les wokes entre eux, la théorie du genre « existe » bien.

  2. Haraway, D. (1988). « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective » in Feminist Studies, 14(3), 575. https://doi.org/10.2307/3178066

  3. Haraway, D. (1987). «A manifesto for Cyborgs : Science, technology, and socialist feminism in the 1980s. » in Australian Feminist Studies, 2(4), 1 42. https://doi.org/10.1080/08164649.1987.9961538

  4. « Butch » est le role model de la lesbienne « masculine » jusqu’à la brutalité.

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