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La victime et le sacré au fondement du wokisme

Remarque: Ces réflexions prolongent mon livre récemment paru : Du héros à la victime. La métamorphose contemporaine du sacré, Paris, Gallimard, 2024.

Dans les « Remarques finales » des Deux Sources de la morale et de la religion, Bergson introduisait un nouveau concept : celui de « double frénésie ». Dans l’évolution de la vie, disait-il, deux tendances contradictoires se font toujours face et s’équilibrent l’une l’autre. Mais que l’une vienne à prendre résolument le dessus sur l’autre, la première, n’ayant plus d’obstacle à combattre, s’emballe vertigineusement, frénétiquement, et exige d’être suivie jusqu’au bout « comme s’il y avait un bout ».

Il y a dans l’idéologie victimaire qui s’est emparée des sociétés occidentales depuis environ un demi-siècle – aux États-Unis à partir des années 1960, en France une petite dizaine d’années plus tard – quelque chose de cette loi de double frénésie. Elle a d’abord dû composer avec une force qui était encore puissante dans les années soixante et soixante-dix : celle de l’État. Des victimes, il pouvait y en avoir, mais elles étaient encadrées par une instance qui surplombait les individus et réglementait leur appétit de victimisation et leur désir de reconnaissance. Lorsque les droits de l’homme ont commencé à tenir lieu de politique, pour reprendre la formule d’un article célèbre de Marcel Gauchet, dans les années quatre-vingt, les individus porteurs de droits sont devenus des victimes potentielles que plus rien, bientôt, n’était en mesure de contrer. La transcendance religieuse s’étant effacée et la transcendance politique résorbée dans l’ambition calme d’une société ouverte, le règne des victimes a pu prendre un essor irrésistible et contagieux. En témoignent la série de mesures prises par Robert Badinter alors Garde des Sceaux, au début des années quatre-vingt : décision de faire de la cause des victimes une « cause nationale », rapport demandé au professeur Milliez sur les droits des victimes, vote de la loi d’indemnisation systématique des victimes, même en tort, lorsqu’elles sont accidentées par un véhicule terrestre, création de l’Institut national d’aide aux victimes, etc.

A partir de là, la dynamique victimaire, que plus rien n’entrave, se déploie et produit tous ses effets. Les premiers sont les lois dites « mémorielles » qui s’étagent de 1990 (loi Gayssot) jusqu’en 2005 (Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés), en passant par la loi sur la reconnaissance du génocide arménien (2001) et par la loi dite Taubira (2001) sur la traite négrière (transatlantique) déclarée crime contre l’humanité.

Les effets induits de cette frénésie législative ne sont pas moins importants : en janvier 2005, Houria Bouteldja lance un appel pour les assises de l’anticolonialisme post-colonial, plus connu sous le titre « Nous sommes les indigènes de la République », où est annoncée clairement la couleur, si je puis dire : les descendants des esclaves sont des victimes comme l’ont été leurs aïeux, pas moins. Le 12 mai de la même année, est créé le Mouvement international pour les Réparations (MIR) qui assigne l’État français à verser des réparations au titre de l’esclavage ; le 26 novembre, est créé le CRAN, Conseil représentatif des associations noires, sur le modèle du CRIF ; et, pour que le parallèle soit complet, est institué en janvier 2006 le dîner annuel du CRAN, pendant du dîner annuel du CRIF qui existe depuis 1985.

Le « décolonialisme » est lancé et, avec lui, la catégorie de victime révèle les virtualités qu’elle contenait mais qui n’étaient pas encore apparues au plein jour.

D’abord le fait que la victimité n’est pas un accident, mais une essence, les victimes sont ontologiquement des victimes et les bourreaux ontologiquement des bourreaux. Pierre Tevanian : « Les Blancs sont malades d’une maladie qui s’appelle le racisme et qui les affecte tous sur des modes différents même lorsqu’ils ne sont pas racistes »1. La victimité restaure le concept de péché originel mais, dans cette figure idéologique d’où le religieux a disparu, il n’y a plus de salut ; le péché est devenu damnation. Nous retrouverons cette dimension essentielle dans le cas du « wokisme ».

Ensuite, la victimité s’étend à tout. Le concept de « continuum colonial » est ici capital. Il y a une continuité d’abord temporelle entre hier et aujourd’hui (les descendants d’esclaves sont des victimes même s’ils sont présidents des États-Unis). Mais aussi spatiale : rien n’échappe à la colonialité. Ainsi, nous dit Françoise Vergès : « patriarcat, État et capital, justice reproductive, justice environnementale et critique de l’industrie pharmaceutique, droit des migrant.e.es, des réfugié.e.es et fin du féminicide, lutte contre l’Anthropocène-Capitalocène racial et criminalisation de la société »2, tout est biaisé par le colonialisme, lequel, donc, n’a nullement disparu, les professeurs, policiers, administrateurs d’aujourd’hui étant les décalques des administrateurs et militaires coloniaux. Nihil novi sub sole.

Enfin, et peut-être surtout, apparaît la véritable nature de la victime et ce qui la rend insubmersible : elle est sacrée. Rien de ce qu’elle fait ne saurait être coupable, tout ce qu’elle fait est dicté par son statut inamovible de victime.

Non que les décolonialistes et autres indigènes de la République aient inventé la sacralisation de la victime. En réalité, celle-ci progresse à bas bruit depuis les années 1950 et 1960, elle a pris tout son essor dans les années 1970 et a atteint un seuil de visibilité dans les années 1980, avec deux événements majeurs : la sortie en 1985 du film de Lanzmann, Shoah, et la tenue en 1987 du procès Barbie. Là, dans les deux cas, la victime – juive – est apparue dans toute sa puissance de sacralité, comme le pendant affreux du tremendum fascinosum dont Rudolf Otto avait fait jadis la marque du sacré, comme tremendum horrendum, ainsi que le disait Paul Ricœur, justement en 1985. Sacré sans religion, antithétique même du religieux car c’est en abandonnant toute théodicée, et toute théologie, qu’avait pu apparaître cette catégorie nouvelle qu’est celle de victime – et d’abord la victime d’Auschwitz, dont on avait fini par admettre qu’elle n’était morte ni pour la Sanctification du Nom ni pour le combat anti-fasciste, mais pour rien.

Doter la victime de sacralité était peut-être inévitable. Mais c’était fabriquer  un redoutable piège. Car, une fois devenue sacrée, la victime ne peut être ni coupable, ni menteuse, ni perverse. La tragédie du procès d’Outreau montrera avec toute la lumière désirable ce que peut avoir de dévastateur la conviction que des victimes ne peuvent mentir. « L’enfant dit le vrai », assénera tranquillement Ségolène Royal, oubliant la leçon freudienne de l’enfant pervers polymorphe. Et le mouvement ♯MeToo, quelles qu’en soient les bonnes intentions et dans une certaine mesure, les mérites, retrouvera cette tentation terrible qui est de demander que soient crues sur parole, parce qu’elles sont victimes, les femmes agressées sexuellement. La « présomption de véracité » voudra remplacer la présomption d’innocence, fondement de notre droit.

Le décolonialisme s’engouffre dans la sacralisation de la victime où il ne peut trouver que des bénéfices primaires. Au premier chef, le fait qu’un descendant d’esclave, racisé par définition, ne peut jamais être raciste lui-même. Un Noir qui dit  vouloir « se venger des Blancs », « se taper des petits Blancs », comme dit l’un d’eux, n’est en rien un raciste, c’est seulement quelqu’un qui se venge3. Parce que les Blancs ne sont jamais visés en tant que groupe blanc par des politiques oppressives, écrit Rokhaya Diallo, il n’y a pas de racisme anti-Blanc4. « Seuls les Blancs peuvent être racistes », affirme pour sa part Robin DiAngelo dans un livre qui a été un best-seller5. Autrement dit, le racisme anti-Blancs n’est rien qu’un « fantasme victimaire », comme l’écrit sans ciller l’universitaire Éric Fassin6 qui, à propos des viols commis par des musulmans, exonère ceux-ci au motif que de tels actes ont une « finalité politique » car ils expriment la frustration des violeurs devant l’émancipation sexuelle des femmes de leur religion en Europe.

L’important, dans de tels propos, n’est évidemment pas de s’en indigner ou d’en rire, c’est de comprendre la conception de la victime qu’ils sous-tendent : une victime, parce qu’elle est une victime, ne peut commettre d’action vile, elle incarne le Bien – de même qu’elle incarne le Vrai. Aucun mal ne peut résulter d’elle. Par quoi se laisse voir la dimension sacrée dont elle est investie désormais et qui lui confère cette incapacité au mal. Le décolonialisme, qui n’est que l’une des figures ultimes de l’idéologie victimaire, recycle la sainteté mais dans un contexte qui exclut tout référent proprement religieux puisqu’il n’y a plus de Dieu, plus de transcendance, plus de salut dans cette doctrine nouvelle.

Il vaut la peine de lire les dernières pages du livre de Robin DiAngelo où elle témoigne de sa culpabilité d’être blanche dans une sorte de confession qui renvoie à un péché originel mais non chrétien puisqu’il n’y a pas de rémission :

« Étant donné que j’ai été socialisée dans une société fondée sur le racisme, je sais que j’ai un point de vue raciste sur le monde, de profonds préjugés, des habitudes racistes […].Une identité blanche positive est un but intrinsèquement raciste ; les Blancs n’existent pas en dehors du système de la suprématie blanche. […] je lutte pour être “moins blanche”. […] Cela nécessite une meilleure prise de conscience raciale, une meilleure éducation au racisme, […] tout en acceptant l’idée d’un racisme inscrit en moi. Et plutôt que d’être sur la défensive, je peux avoir envie de le voir plus clairement pour y remédier. »

Soyons attentifs ici à des formules comme « meilleure prise de conscience », « voir plus clairement » : le mot « woke » n’est pas prononcé mais c’est bien de cela qu’il s’agit dans cette confession si naïve et si éloquente. S’éveiller à la réalité du péché que constitue la « blanchité », tel est l’agenda de Robin DiAngelo et de tant d’autres. Mesurer le poids de toutes les inégalités qui pèsent sur les femmes, les lesbiennes, les gay, bi et trans, la population d’origine étrangère, c’est, dit la journaliste Assma Maad, c’est s’éveiller enfin7. Sans oublier bien entendu la lutte contre le réchauffement climatique – Greta Thunberg est « une figure typiquement woke », écrit Pap Ndiaye8.

Il est impossible de méconnaître la dimension crypto-religieuse de ce mouvement qui évoque, presque explicitement, la tradition des « Réveils religieux » protestants, comme l’a bien montré Jean-François Braunstein dans un livre qui porte en titre : La Religion woke. Du reste, certains rites woke, notamment aux États-Unis,sont directement démarqués du christianisme : le lavement de pieds de militants noirs par des assistants blancs, la répétition rituelle de formules de repentir, l’agenouillement devant les représentants des victimes. Et d’ailleurs, le 8 juin 2020, Lori Bush, maire de la petite ville de Cary en Caroline du Nord, allait jusqu’à dire que ce rituel était le moyen de « renouveler le lavement [des pieds] qui vient du Christ, et de rechercher et de célébrer la réconciliation avec autrui »9. Très éloquente est cette prière récitée à Bethesda en juin 2020 au cours d’une cérémonie du mouvement « Black Lives Matter » : « Contre le racisme, les discriminations contre les Noirs et la violence, […] j’utiliserai ma voix de la manière la plus édifiante possible […], et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour éduquer ma communauté […]. J’aimerai mes voisins noirs de la même manière que mes voisins blancs10.. »

A-t-on affaire ici à une nouvelle religion ? Je rechigne à aller dans cette direction, même si la chose est tentante. Que les militants woke copient des formules et de rites chrétiens n’est pas douteux ; mais pas plus que le Canada Dry n’est de l’alcool, l’imitation du christianisme n’est du christianisme. Sans transcendance, sans Dieu, sans eschatologie, comment veut-on qu’il y ait christianisme ? Les religions séculières qui ont dévasté le siècle précédent – le fascisme, le nazisme, le communisme – avaient en commun, même si leur eschatologie était séculière, de viser une transcendance : la société sans classe, le Reich de mille ans, etc. Ici, rien de tel comme l’on sait. Le mouvement woke prolifère sur les ruines du christianisme dont il copie certains rites mais en les détachant du dogme et des perspectives eschatologiques dont cette religion était inséparable. Il n’y a plus rien de religieux dans le wokisme si ce n’est le souvenir du christianisme.

En revanche, on est là en plein dans la dimension sacrée de la victime, sacré n’étant pas synonyme de religieux. Il y a du sacré en dehors du religieux comme l’avait noté autrefois Durkheim pour qui « la distinction des choses en sacrées et profanes est très souvent indépendante de toute idée de Dieu »11. Le règne de la victime, qui s’est étendu sur à peu près toutes les sociétés occidentales, ne signe pas, quoi qu’on en dise, la permanence ou le retour du religieux, il consacre bien plutôt son évanouissement et son remplacement par une figure dotée de sacralité qui est la marque de notre incapacité, peut-être provisoire, à penser la souffrance, le malheur, le Mal, dans un univers que les dieux ont déserté.

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François Azouvi

François Azouvi est un philosophe et historien français. Il est directeur de recherche au CNRS et directeur d'études à l'EHESS.

  1. Pierre Tevanian, « Réflexions sur le privilège blanc », in Sylvie Laurent et Thierry Leclère (dir.), De quelle couleur sont les Blancs ?, Paris, La Découverte, 2013, p. 29.

  2. Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, Paris, La Fabrique, 2019, p. 34.

  3. Le Monde, 15 mars 2005.

  4. Rokhaya Diallo, La France, tu l’aimes ou tu la fermes ?, Paris, Textuel, 2019, p. 38.

  5. Robin DiAngelo, Fragilité blanche. Ce racisme que les Blancs ne voient pas, traduction Bérengère Viennot, Paris, Les Arène 2018, p. 56-57.

  6. Éric Fassin, « Intersectionnalité », in Philippe Boursier et Willy Pelletier, Dictionnaire indocile des sciences sociales. Pour des savoirs résistants, Paris, La Dévouverte, 2019, p. 515.

  7. Le Monde, 23 septembre 2021.

  8. Le Monde, 8 février 2021.

  9. The US Sun, 8 juin 2020.

  10. Washington Examiner, 4 juin 20205

  11. Émile Durkheim, Journal sociologique, Paris, PUF, 1969, p. 153.