Laïcité(s) ?

Laïcité(s) ?

Nathalie Heinich

Chercheuse, sociologue
A la suite de la tribune de Xavier-Laurent Salvador consacrée à la « caporalisation » du Conseil des sages de la laïcité dans Le Figaro du 19 avril (voir sur notre site : https://decolonialisme.fr/la-caporalisation-du-conseil-des-sages/), le journal a publié une réponse du politiste Alain Policar (https://www.lefigaro.fr/vox/societe/alain-policar-sur-la-laicite-oui-je-m-inquiete-qu-on-puisse-faire-d-un-principe-juridique-une-valeur-identitaire-20230421), dont la récente nomination au sein de ce conseil a fait quelques vagues en raison de ses positions plus qu’ambiguës en matière d’universalisme et de laïcité.  Dans sa réponse, Policar ne fait que reprendre l’argumentaire depuis longtemps rodé par les partisans d’une laïcité « ouverte », telle que défendue notamment dans le défunt Observatoire de la laïcité : il faudrait défendre un principe de tolérance, corrélatif d’une intervention minimale de l’État en matière de laïcité, à savoir la simple « abstention » de toute position religieuse plutôt que la défense active de l’émancipation par la liberté de conscience. Or une telle position a le défaut de relever d’un affrontement entre principes abstraits, occultant le fait qu'en l'état actuel des choses les principes se heurtent à des pratiques : en l'occurrence une tentative d'imposition d'une conception fondamentaliste de la religion, attentatoire tant à l'égalité qu'à la liberté de conscience et à la fraternité.

Table des matières

Laïcité(s) ?

A la suite de la tribune de Xavier-Laurent Salvador consacrée à la « caporalisation » du Conseil des sages de la laïcité dans Le Figaro du 19 avril (voir sur notre site : https://decolonialisme.fr/la-caporalisation-du-conseil-des-sages/), le journal a publié une réponse du politiste Alain Policar (https://www.lefigaro.fr/vox/societe/alain-policar-sur-la-laicite-oui-je-m-inquiete-qu-on-puisse-faire-d-un-principe-juridique-une-valeur-identitaire-20230421), dont la récente nomination au sein de ce conseil a fait quelques vagues en raison de ses positions plus qu’ambiguës en matière d’universalisme et de laïcité. 

Dans sa réponse, Policar ne fait que reprendre l’argumentaire depuis longtemps rodé par les partisans d’une laïcité « ouverte », telle que défendue notamment dans le défunt Observatoire de la laïcité : il faudrait défendre un principe de tolérance, corrélatif d’une intervention minimale de l’État en matière de laïcité, à savoir la simple « abstention » de toute position religieuse plutôt que la défense active de l’émancipation par la liberté de conscience. Or une telle position a le défaut de relever d’un affrontement entre principes abstraits, occultant le fait qu’en l’état actuel des choses les principes se heurtent à des pratiques : en l’occurrence une tentative d’imposition d’une conception fondamentaliste de la religion, attentatoire tant à l’égalité qu’à la liberté de conscience et à la fraternité. 

Face au nouveau contexte créé par l’islamisme (ou le « jihadisme d’atmosphère » pointé par Gilles Kepel), l’« abstention » de l’Etat au nom d’une laïcité réduite à la « tolérance » ne peut aboutir qu’à une complicité de fait avec les pressions communautaires, antinomiques de toute forme d’émancipation. Celle-ci ne peut reposer – notamment s’agissant des mineurs – que sur l’exigence d’abstention par tout un chacun des manifestations religieuses en contexte civique, c’est-à-dire les arènes où l’individu est présent non en tant que simple personne, comme dans l’espace public de la rue, mais en tant que citoyen, parce qu’elles participent de la puissance publique : les établissements scolaires, les mairies, les tribunaux, etc. (on les reconnaît le plus souvent à la présence d’un drapeau tricolore), qui sont les seuls où s’appliquent les obligations en matière de laïcité.

Catherine Kintzler avait déjà proposé une distinction analogue entre ces deux types de contextes à propos de ce qu’elle nomme la « respiration laïque » et qui, en permettant à chacun de suspendre ses affiliations dans l’espace et le temps du cadre civique, s’oppose aux deux risques opposés d’illimitation totalitaire : l’illimitation du principe de laïcité et l’illimitation de la revendication d’appartenance à une communauté religieuse.

C’est pourquoi l’interdiction des signes religieux ostensibles dans le cadre scolaire ne restreint une part de liberté individuelle que pour mieux assurer une liberté collective supérieure : celle d’échapper, pour un temps, à l’enfermement identitariste et aux pressions communautaires, autrement plus attentatoires à la liberté. C’est pourquoi aussi, aux partisans d’une laïcité prétendument « ouverte » ou « tolérante » (tel Jean Baubérot, avec lequel je viens de publier un échange intitulé Les déchirements de la laïcité dans la collection « Disputatio » des éditions Mialet-Barrault), il ne faut pas avoir peur d’opposer le fameux « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! » Car le respect aveugle du principe de tolérance ne peut conduire qu’à la destruction des démocraties menacées par l’intolérance, comme l’a remarquablement rappelé la sociologue Eva Illouz dans une récente tribune publiée par Le Monde.

Mais pour le comprendre encore faut-il, lorsqu’on prétend intervenir dans des débats de société, ne pas se contenter d’argumenter par des principes généraux sans prendre la peine de s’appuyer sur l’observation de la réalité effective. Or celle-ci, dans la France d’aujourd’hui, c’est la réalité des pressions communautaires exercées par l’islamisme et son instrumentalisation des signes religieux au service d’une conception politique de la religion. Il n’y a que les roués pour feindre de l’ignorer, et les naïfs pour s’y laisser prendre.

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