Les universités revêtent un rôle de plus en plus important dans la guerre hybride qui s’internationalise. En effet, cette guerre se singularise par le primat des opérations idéologiques sur les opérations armées qu’elle légitime par avance et justifie a posteriori. Ainsi des attentats terroristes de masse perpétrés par des djihadistes – aussitôt grimés en damnés de la terre, victimes ataviques de discriminations colonialistes. Ce narratif qui transforme les agresseurs en victimes a été théorisé dans les études postcoloniales et s’est étendu à l’ensemble des disciplines intersectionnelles.
On a pu certes ironiser sur ces étudiants aux cheveux fluos, le keffieh en bandana, dansant enveloppés dans des drapeaux palestiniens, et criant Je suis Gaza ! On pourrait s’étonner qu’après avoir hébergé et subventionné des associations militantes, des autorités universitaires en soient réduites à approvisionner leurs activistes barricadés en nourriture halal et sans gluten.
Les occupations d’universités en soutien à « la Palestine », c’est-à-dire aux islamistes du Hamas1, semblent s’être multipliées soudainement et comme spontanément dans la plupart des pays démocratiques. On s’étonne de scènes de liesse dès le soir du 7 octobre 2023, fêtant une « victoire historique de la Résistance palestinienne » et félicitant le Hamas pour sa « créativité », pour le moins destructrice et meurtrière.
1/ Aux USA, une des principales associations, Students for Justice in Palestine, fondée en 1993 par Hatem Bazian, activiste professeur de droit islamique à Berkeley, revendique 350 sections actives dans les occupations. Elles organisèrent dès le 12 octobre des manifestations dans 200 universités, y compris au Canada.
De longue date, l’association s’était fondue dans le programme intersectionnel, pour stigmatiser « homophobia, sexism, racism, bigotry, classism, colonialism, and discrimination of any form »2.( Ainsi, le 7 septembre 2013, sa section de Brooklyn College organisa une conférence de Judith Butler, illustre penseuse du genre, réunion d’autant plus mémorable que les étudiants en désaccord avec le boycott d’Israël en furent expulsés manu militari. Tout cela semble si bien oublié, qu’en France, peu après le 7 octobre, et alors même que certaines de ses sections comme celles de Columbia étaient poursuivies en justice, l’association fut autorisée à ouvrir un bureau à Sciences Po Paris, où elle se distingua en organisant une occupation, bientôt imitée à la Sorbonne et dans bien d’autres universités. Aux cris de Palestine will be free, from the River to the Sea, elle fut active dans les manifestations devant l’école, arborant des signaux antisémites, comme les mains rougies symbolisant depuis deux décennies le lynchage des juifs.
La pénétration de l’islamisme dans les universités est un phénomène international qui a pris son essor au tournant des années 1990. En France, après la fondation en 1989 de l’l’Union Islamique des Étudiants de France rebaptisée en 1996 Union des étudiants musulmans de France, divers courants ont milité pour imposer un point de vue conforme à l’idéologie frériste ou complaisant avec elle3. Leur travail fut couronné de succès lors de la manifestation nationale contre l’islamophobie du 12 novembre 2019 qui recréa à sa manière l’union de la gauche : elle défila aux côtés CCIF (aujourd’hui dissous) scandant Allahou Akbar. Houria Bouteldja, co-fondatrice du Parti des Indigènes de la République saluait alors « le résultat de trente ans de travail ».
2/ Jadis, Louis Althusser définissait les universités comme des « appareils idéologiques d’État », oubliant au passage leur fonction d’élaboration et de transmission des connaissances. Dès lors, il devenait licite de dessaisir l’État de ces appareils, pour les mettre au service d’idéologies militantes, ce que firent bien de ses disciples comme Alain Badiou. Cependant, par l’entremise de groupes trotskistes, le post-marxisme a cédé galamment sa place à une idéologie intersectionnelle qui fait du Hamas et du Hezbollah d’authentiques « mouvements de gauche », selon la formule de Judith Butler. Un patient travail d’implantation dans les sciences sociales, en particulier dans des disciplines où régnait déjà un post-marxisme vulgarisé, comme la sociologie, permit à moyen terme de contrôler les recrutements et d’infléchir les enseignements. Les tutelles s’y prêtèrent obligeamment au nom de la « diversité ».
À la suite des politiques d’affirmative action, mises en place par J.F. Kennedy et développées par ses successeurs, les organisations internationales comme l’ONU et l’Unesco et le Conseil de l’Europe ont fait du programme Diversity, Equality and Inclusion une sorte de directive universelle qui au nom du Care entend protéger l’humanité des discriminations sociétales – et non économiques. Dans les universités de langue anglaise, tout d’abord, cela s’est traduit par la nomination de référents, puis par la création de postes dédiés. Aux USA, certaines universités comptent de deux à trois cents commissaires à la diversité, chargés de dénoncer les atteintes à l’idéologie intersectionnelle. Leur pouvoir s’étend à des licenciements, comme on l’a vu récemment au Canada pour Frances Widdowson, professeur à Calgary4.
Ces commissaires sont à présent tout désignés pour occuper les plus hauts postes académiques. Claudine Gay, la présidente de Harvard, qui fit scandale en relativisant la Shoah devant une commission parlementaire, avait commencé sa carrière ainsi, et n’avait publié que quelques articles anecdotiques entachés de plagiats.
En outre, la vente des charges et fonctions a encore cours. Tariq Ramadan, idéologue dont la thèse se résume à une hagiographie de son grand-père, fondateur de la confrérie des Frères Musulmans, se transfigura en islamologue distingué, dès que le Qatar eût versé à l’Université d’Oxford une somme évaluée à 10 millions de livres pour créer sa chaire5.
La vénalité s’institue. Parmi les quatre pays donateurs qui financent à hauteur de plus de 6% les universités américaines figurent le Qatar, émirat acquis aux Frères Musulmans, et l’Arabie saoudite, deux pétromonarchies féodales. Malgré le désintéressement légendaire des parties, cette bienfaisance crée des liens : le soft power bien assuré ne se limite pas à l’achat de clubs de foot, et les universités deviennent un relais d’influence pour qui sait y mettre le prix.
3/ En pratiquant une désinformation douce, les enseignements « orientés » développent l’ignorance. Telle professeur d’histoire questionnait ainsi récemment un collègue : « Pourquoi les Juifs sont-ils allés en Palestine en 1947 ? »6. Qu’enseigne-t-elle donc ?
Le négationnisme s’étend dans la jeunesse américaine : 20 % des moins de 30 ans pensent que la Shoah est un « mythe ». Cela signe l’échec délibéré de l’enseignement.
Or l’ignorance revêt à présent une portée stratégique : non seulement elle met à l’abri des contradicteurs, dont les arguments restent sans portée puisqu’ils ne sont pas compris, mais elle permet l’adhésion aux explications simplistes du complotisme, antisémite notamment.
Largement minimisée par les tutelles, la vague d’antisémitisme s’étend à présent dans les universités : expulsions d’étudiants juifs de certains amphithéâtres au motif qu’ils seraient sionistes (comme à Sciences Po Paris), blocus d’un examen d’hébreu à Lille, etc.7 À l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, parmi les occupants, l’association Samidoun, interdite en Allemagne pour antisémitisme, diffuse sa propagande8.
Les politiques agressives ont évidemment une portée internationale et s’étendent en premier lieu à Israël ; ainsi, tous les comités d’occupation, selon un mot d’ordre coordonné, exigent la fin des relations académiques et scientifiques avec les universités de ce pays. La cancel culture devient offensive internationale : Haaretz a publié le 12 avril une liste où figurent des centaines de désinvitations, des oblitérations a posteriori de co-auteurs israéliens, des refus d’évaluer les publications que la nationalité de leurs auteurs semble rendre impures. Peu importe alors que les victimes de ces discriminations soient le plus souvent de farouches opposants à Netanyahou : malgré ses prétentions politiques, l’antisionisme prétendu renonce même au calcul cynique qui pourrait chercher des alliés en Israël même, pour s’en remettre à une métapolitique antisémite. Ce n’est plus la droite israélienne, mais le Juif qui est visé.
4/ C’est assez évident pour que les autorités iraniennes aient tenu à marquer leur reconnaissance. L’Ayatollah Khamenei, Guide suprême de la Révolution islamique, a récemment publié une longue lettre : « À la jeunesse éveillée dont la conscience les appelle à défendre les enfants et les femmes opprimés de Gaza », qui commence ainsi : « Chers étudiants des États-Unis, ce message exprime notre solidarité et notre unité avec vous. Vous vous tenez aujourd’hui du bon côté de l’histoire — une histoire qui s’écrit sous nos yeux. / Vous faites désormais partie du front de la résistance ». Et il utilise les mêmes éléments de langage : « Le génocide actuel du régime d’apartheid sioniste est la continuation de décennies d’oppression brutale ».
L’Hojatoleslam Ali Reza Pananian dirige le « groupe de réflexion pour les universités » du guide suprême iranien, et il précisait à ce titre, six mois auparavant, la stratégie islamiste dans une déclaration à la télévision iranienne, le 8 novembre 2023 : « Nous sommes en train de mener une guerre d’usure contre l’Occident. Nous, le Hezbollah et le Hamas. Nous ferons naître un tel antisionisme dans le cœur de leurs peuples que tous ceux qui manifestent aujourd’hui dans leurs rues seront les mêmes qui les détruiront demain de l’intérieur »9.
Il explicite ainsi la portée géopolitique de l’antisémitisme universitaire et de ses développements en cours au sein du « front de la résistance » : le pogrom du 7 octobre a bien été conçu pour conférer à l’antisémitisme une fonction stratégique qui unifie les trois composantes majeures du camp des ennemis de la démocratie, islamistes, postsocialistes, et intersectionnels10.
Cette stratégie réussit et Panahian affirme : « Nous avons déjà gagné ». Comme le souligne Abnousse Shalmani, écrivaine née à Téhéran et réfugiée en France, « L’antisémitisme est la victoire morale de l’islamisme en Occident »11, et l’on peut ajouter que cette victoire morale présage une victoire politique.
Là encore, les universités sont à l’avant-garde. Les organisations étudiantes islamistes, qu’elles soient sunnites comme Students for Justice ou chiites comme Samidoun, tolérées voire souvent soutenues par le corps professoral et les directions élues, ont pris la tête du mouvement et élaboré ses mots d’ordre repris dans les manifestations de rue.
Il ne s’agit pas que d’occupations de bâtiments universitaires, de conversions collectives (comme à Columbia), et d’appels au boycott et à l’Intifada. Partout dans les pays démocratiques, les universités, ne sont plus seulement des bases rouges, vertes et noires : elles sont devenues aussi des cibles. En effet, leur fonction majeure suppose de préparer des examens exigeants sanctionnés par des diplômes. Or ces examens sont remis en cause, non seulement par des blocages physiques, mais par le refus d’évaluation qui se traduit par la promotion de la fraude : des enseignants de l’Université Libre de Bruxelles ont ainsi tenu à dire qu’ils l’autorisaient — pour permettre aux militants pro-hamas de ne plus se soucier de leurs examens.
Les remises de diplômes, notamment à Harvard, à Sciences Po Paris et à l’ENS Ulm ont été transformées en happenings pro-hamas, sans que les autorités universitaires se soucient de faire respecter le code de l’éducation12. La palme revient sans doute à la direction de l’ENS Ulm, qui se contente d’alléguer n’avoir pas applaudi, alors que depuis novembre 2023, la même direction abrite et finance à la demande du Comité Palestine local un séminaire à prétention scientifique sur « la Palestine » dont les invités sont évidemment « antisionistes » 13.
Ainsi les islamistes ont-ils misé avec succès sur les universités occidentales pour les intégrer dans ce que Khamenei nomme le « front de la Résistance ». Ils parviennent en outre à leur faire bafouer leurs propres codes éducatifs, à discréditer leurs diplômes et à se déshonorer en renonçant à toute autorité.
5/ Comme les instituts de sciences politiques et les écoles de journalisme, les universités sont à la pointe des formations à la pensée intersectionnelle, variante diversitaire de la pensée unique. Avec le caractère privé et élitiste des grandes universités américaines, sous les dehors victoriens de l’Ivy League, le modèle de l’université moderne hérité des Lumières se trouve désormais concurrencé de l’intérieur par un modèle calqué sur le management des grandes entreprises : l’université devient un lieu de vie où le client entre sans façon (« venez comme vous êtes »), où il est pris en charge pour lui assurer un safe space et où on le félicite de développer ses capacités : « Go create ; Just do it », etc.
Clientélisme aidant, de nombreuses universités abandonnent de fait leur mission d’élaborer et de transmettre des connaissances, au profit de studies identitaires et militantes. Ainsi, elles favorisent voire suscitent des groupes de pression idéologiques qui divisent l’opinion en créant des polémiques sociétales indéfinies ; mais ces diversions majeures ne sauraient cacher qu’ils choisissent systématiquement l’alliance avec les ennemis de la démocratie et de l’état de droit, en promouvant comme eux un antisémitisme fanatisé.