[par Cyrille Godonou]
L’expression de « plafond de verre » est une métaphore polysémique, du moins dans son utilisation.
Le « plafond de verre » peut faire référence aux discriminations que subit un groupe démographique dans l’accès aux postes les plus élevés dans la hiérarchie socio-professionnelle ou politique. On pourra ainsi évoquer un plafond de verre pour les femmes, s’il y a des discriminations dans l’accès aux postes ou à la promotion. Dans la mesure où l’on connaît ici l’explication au blocage, à savoir la discrimination, ce premier sens, dans l’usage de l’expression, paraît dévoyé.
Il existe une autre acception du terme plus conforme à la métaphore verrière. Le plafond de verre peut désigner des barrières invisibles dans l’accès aux postes à responsabilités, sans qu’on sache bien l’expliquer. De ce point de vue, il n’est qu’un constat de disproportions statistiques ou d’absence de parité dans les hauts postes. La partie explicative reste alors un mystère. Ainsi, peut-on lire :
« […] le « plafond de verre ». Cette expression, popularisée par la presse américaine dans les années 1980, décrit une situation où les femmes accèdent moins souvent que les hommes aux positions hiérarchiques les plus élevées, sans que l’on puisse identifier les raisons pour lesquelles elles ne sont pas promues ou recrutées à ces niveaux »
(Fremigacci, Gobillon, Meurs, & Roux, 2016).
Le « plafond de verre », une métaphore possiblement inadaptée
Quelle que soit la définition retenue ci-dessus, il se pourrait que le métaphorique plafond de verre ne soit pas adapté pour caractériser l’attrition de la part d’un groupe démographique au sommet, dès lors qu’on dispose de preuves empiriques à même d’expliquer les disparités par les préférences ou la productivité.
On s’intéresse ici au plafond de verre évoqué dans les disparités sexuées dans le monde universitaire et de la recherche. Il y a une tendance statistique : une moindre présence des femmes en haut de la hiérarchie.
Le plafond de verre à l’Université est bien connu en France, les femmes étant minoritaires au sein des maîtres de conférences (44% en 2017) et plus encore parmi les professeurs d’université (24% en 2017)1.
De façon notable, l’on constate que ce déséquilibre résulte aussi des recrutements actuels et non pas seulement de ceux du passé2. Finalement, évoquer le « plafond de verre » c’est faire une comparaison implicite entre deux statistiques : celle de la part des femmes dans certains emplois (ce qui est) et celle d’une population de référence (ce qui devrait être). Ceci pose la question du bon étalon pour parler de « plafond de verre » : faut-il prendre la part de femmes dans l’ensemble de la population, dans le vivier des candidates, dans l’ensemble des candidates ou encore dans l’ensemble des candidates en tenant compte de caractéristiques (âge, ancienneté, productivité scientifique) ?
En envisageant la situation du passé de façon statique, fin 2006 au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), l’on constate : « Fin 2006 il comptait 26 078 personnes dont 43% de femmes, parmi lesquels 11 641 chercheurs dont 31,5% de femmes.
La proportion de femmes est très inégale selon les disciplines :
- 17% des chercheurs en mathématiques,
- 18% en physique,
- 19% en sciences de l’ingénieur,
- 31% en chimie,
- 39% en sciences de la vie,
- 44% en sciences de l’homme et de la société.
Pour l’ensemble des disciplines, elles étaient 38% des chargés de recherche, 22% parmi les directeurs de recherche. Par comparaison, à l’université, 40% des maîtres de conférences, 18% des professeurs. » (Haton, 2014). Dès lors deux questions se posent. Trouve-t-on dans la littérature académique des explications à cette sous-représentation des femmes ? Si oui, y’a-t-il d’autres explications que les discriminations de l’employeur ?
Le « plafond de verre » et son halo d’explications dans la littérature
Le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche a étudié la parité parmi les enseignants-chercheurs (Tourbeaux, 2016). Il constate que par rapport au vivier de candidates il y a relativement moins de candidates effectives, en comparaison avec les hommes et suggère : « Cette situation pourrait résulter d’un phénomène d’autocensure, c’est-à-dire de discriminations indirectes ». Cet exemple illustre l’ambiguïté de l’expression de « discriminations indirectes » qui en réalité fait référence ici à une autocensure, soit une décision des candidates potentielles. Il y a un glissement de facteurs internes aux femmes (ce qui dépend d’elles) vers des facteurs externes (ce qui ne dépend pas d’elles).
S’agissant des sociologues, Alain Chenu et Olivier Martin (2016) concluent au terme de leur analyse, sur le plafond de verre chez les universitaires, que les stéréotypes en vigueur dans le milieu professionnel sont responsables de l’éviction des femmes des postes à responsabilité (Chenu & Martin, 2016) :
« Le cas analysé fournit donc de solides indications selon lesquelles les inégalités entre femmes et hommes dans l’accès au professorat de sociologie ne résultent en aucun cas d’une infériorité relative des compétences des femmes qui s’engagent en sociologie. Il semble que soient principalement en cause une différenciation, sensible surtout au-delà de 35 ans, tantôt réelle et tantôt imputée, des engagements dans la sphère de la vie familiale et le poids des stéréotypes en vigueur (y compris dans un milieu professionnel plutôt considéré comme attentif aux discriminations) qui tendent à écarter les femmes des positions de responsabilité. Décomposer de manière plus précise ces différents effets supposerait des investigations empiriques qui dépassent la portée des sources utilisées ici. »
Pourtant, les auteurs ont constaté au préalable que le différentiel de promotion de maître de conférences à professeur d’université semble s’expliquer par la productivité, mesurée par le nombre de publications et de citations :
(Chenu & Martin, 2016)
« Les professeurs ont un indice H moyen de 6,9, c’est-à-dire qu’à une décimale près, sept de leurs publications ont fait l’objet d’au moins sept citations repérées dans Google Scholar. Chez les maîtres de conférences non promus au terme de la quinzaine d’années observée, le score est de 3,7. L’accès au professorat semble donc sanctionner une meilleure productivité scientifique. Parmi les maîtres de conférences non promus, les niveaux de productivité sont presque exactement les mêmes chez les femmes et chez les hommes, et il en va de même chez celles et ceux qui sont devenus professeurs. Au total, il semble donc que si les hommes sont plus souvent promus que les femmes, c’est parce qu’il y a, parmi eux, une part plus importante d’individus qui parviennent à maintenir un niveau de publication élevé durant leur carrière de maître de conférences. Le moindre accès des femmes au corps des professeurs semble donc sanctionner une productivité scientifique moindre, et non résulter de discriminations qui, à dossier scientifique égal, favoriseraient les hommes. »
Hormis le « plafond de verre » proprement dit, il existe une multitude de facteurs externes (au groupe supposé les subir) qui en seraient constitutifs, soit une sorte de halo :
- La persistance de stéréotypes dans le monde académique ainsi que d’un « habitus » principalement masculin (Bourdieu) selon lequel il y aurait une plus grande « naturalité » pour les hommes à être en poste à l’université au regard des qualités mises en avant (affirmation de soi, technique, rationalité, etc.).
- L’ « effet Matilda » qui met à jour une tendance à « invisibiliser » ou à sous-estimer le travail des femmes dans le domaine scientifique, ce qui a un effet disqualifiant pour leur contribution.
- À l’inverse, existence d’un « effet Mathieu » selon lequel, dans le domaine scientifique, « plus on a, plus on reçoit ». Il entraine ainsi une accumulation d’avantages au profit des hommes.
- L’effet ‘Old boys’ club’ : existence de réseaux de l’entre soi, une tendance à favoriser l’accès, même informel, à certains groupes qui sont plutôt masculins. Les femmes peuvent y avoir accès mais le coût d’entrée y est plus important.
- Le ‘Sticky floor’ (« plancher gluant »): les tâches ménagères pèsent davantage sur les femmes, non seulement dans leur foyer mais aussi dans le milieu universitaire (notion de « travail domestique académique », ‘academic housework’)
- Le concept d’université/organisme de recherche comme « institution gourmande » : idée selon laquelle le chercheur/la chercheure doit être « entièrement investi dans ses missions ». D’où l’apparition du sentiment d’être débordé par sa vie professionnelle qui peut aussi concerner les hommes mais qui, actuellement, pèse davantage sur les femmes (conflit travail/famille notamment). » (Fusulier, Lhenry, & Hermann, 2018).
Ces explications privilégiant des facteurs externes (et non des préférences constituant un facteur interne) sont d’ordre qualitatif. Il serait certainement intéressant d’approfondir ces pistes à l’aide d’une méthodologie quantitative pour tester l’existence d’un effet et le cas échéant sa magnitude.
Ce faisant, par des méthodes de testing, les biais de genre ont pu être testés avec des méthodes randomisées dans le cadre de recrutement universitaire aux États-Unis, y compris avec une estimation de l’écart de salaire à profil identique, dans les sciences de la matière et du vivant (Moss-Racusin, Dovidio, Brescoll, Graham, & Handelsman, 2012). Les auteurs mettent en évidence des biais importants, le candidat masculin John étant perçu comme étant plus compétent que son homologue Jennifer, bénéficiant d’un meilleur tutorat et surtout d’un salaire supérieur (14 % de plus en faveur des hommes). Hommes et femmes qui recrutent seraient affectés par ces biais. Notons toutefois que l’échantillon est composé de seulement 127 universitaires.
Aux États-Unis, certains travaux montrent que des biais sexistes peuvent apparaître dans les échanges entre économistes sur des forums professionnels en amont du recrutement, les commentaires déplacés sur le physique laissant entrevoir à court terme une évaluation des candidates ne portant pas exclusivement sur leurs aptitudes professionnelles et à plus long terme un risque potentiel de harcèlement sexuel (Wu, 2017).
Les préférences et la productivité, des explications aux disparités ?
A l’opposé des travaux américains montrant des biais défavorables aux femmes, s’agissant du recrutement dans les sciences aux États-Unis, les psychologues universitaires Stephen Ceci et Wendy Williams montrent que les femmes ont deux fois plus de chances d’être recrutées que les hommes à profil identique, les recruteurs en économie (discipline très mathématisée) ne montrant, par contre, aucune préférence de genre (Williams & Ceci, 2015). En utilisant la méthode du testing, les recruteurs ignorent qu’ils reçoivent des CV fictifs, ce qui permet de jauger des pratiques réelles.
L’académie des sciences des États-Unis, dans son rapport, de 2009 montre à travers plus de 300 pages de statistiques, sondages, enquêtes qu’il n’y a pas de biais sexiste d’ampleur dont les femmes seraient victimes en sciences (sciences physiques, mathématiques, informatique, ingénierie, sciences de la vie, sciences de la terre), hommes et femmes ayant les mêmes opportunités de carrière (Académie des sciences des Etats-unis, 2009).
Dans leur article intitulé Les femmes sont-elles moins productives en recherche ? Un survol critique des études empiriques et une analyse économétrique sur données de panel pour les physiciens du CNRS et de l’université en France, les économistes Jacques Mairesse et Michele Pezzoni écrivent qu’il y a un large consensus dans la recherche académique depuis trente ans quant à l’écart sexué de productivité entre scientifiques mais que les raisons de ce différentiel restent un mystère sujet à débat : « La plus faible productivité des femmes en sciences est une vieille question de recherche, examinée dans les trente dernières années par les économistes et les sociologues des sciences qui la désignent sous le vocable de “écart de productivité de genre” ou de “biais de productivité de genre,” ou plus simplement de “mystère de la productivité” (Cole and Zuckerman [1984]). Il y a un large consensus dans la littérature quant au fait que la productivité mesurée soit moindre pour les femmes scientifiques que pour leurs homologues masculins, dans pratiquement toutes les disciplines et ce quel que soit l’indicateur de productivité adopté. Cependant, les raisons pour lesquelles il en est ainsi, font encore l’objet de débats, demeurant pour une large part une énigme. »3(Mairesse & Pezzoni, 2015). Les deux économistes donnent leur estimation de ce différentiel de productivité estimant que « la productivité des physiciennes en termes de publication est largement inférieure, d’environ un tiers en moyenne, par rapport à celle de leurs collègues masculins».
Ces résultats sont retrouvés aux États-Unis y compris dans des disciplines féminisées comme la psychologie avec 34% de publications en moins pour les femmes chez les professeurs assistants et 27% chez les professeurs de plein exercice, aucun écart n’étant trouvé chez les professeurs associés (Eagly & Miller, 2016).
En dépit du fait que Mairesse et Pezzoni semblent incriminer les chances inégales de promotion et les engagements familiaux, il importe de garder à l’esprit que des travaux ont été menés sur ces chances de promotion, précisément pour s’enquérir d’une éventuelle discrimination dans les promotions en question. En effet, ils nuancent ainsi leur propos :
« Nous concluons cependant que cette différence de productivité disparaît pour le CNRS et qu’elle s’inverse même pour les universités quand nous tenons compte de plusieurs facteurs, notamment ceux liés à des chances inégales de promotion et à des discontinuités notables dans les publications, qui peuvent refléter de forts engagements familiaux.».
La sociologue Anne Revillard commente ainsi les travaux relatifs aux promotions des femmes économistes dans l’enseignement supérieur en France (Bosquet, Combes, & Garcia-Panalosa, 2014) : « Or dans l’optique d’une analyse plus globale des inégalités de genre, le constat selon lequel les différences de productivité scientifique contribuent pour 40 à 43% de l’écart entre femmes et hommes dans les promotions acquises (Tableau 1) mériterait d’être endogénéisé » (Revillard, 2014).
Anne Revillard ajoute :
« Plusieurs conclusions majeures émergent de l’exploitation de cette base de données. Tout d’abord, la probabilité d’accès aux postes de PU et DR diffère fortement selon le sexe : parmi l’ensemble des enseignant.e.schercheur.e.s, la probabilité d’occuper un poste de PU est de 39,9% pour les hommes et de 17,6% pour les femmes, soit un écart de 22,3 points, et au CNRS, la probabilité d’occuper un poste de DR est de 44,8% pour les hommes et 17,9% pour les femmes, soit un écart de 26,9 points. La décomposition de ce différentiel dans les postes atteints montre que les différences d’âge4 et de score de publication expliquent 70% de l’écart dans le cas du CNRS et 80% dans le cas de l’Université.»
Clément Bosquet, Pierre-Philippe Combes et Cecilia Garcia-Penalosa, dans leur article intitulé Pourquoi les femmes occupent-elles moins de postes à responsabilité ? Une analyse des promotions universitaires en économie montrent que le différentiel de promotion pour les économistes à l’Université et au CNRS s’explique par de moindres candidatures féminines, par de moindres publications des femmes et par un âge plus jeune. Ils ne trouvent absolument aucune discrimination dans l’accès aux postes et concluent : « Il semble cependant relativement clair qu’une absence totale de discrimination au moment du choix de la personne promue parmi les candidats ne suffirait pas à augmenter largement le taux de promotion des femmes. »
Bosquet et al. mettent en évidence « que si les femmes sont moins promues que les hommes dans le monde universitaire français, c’est avant toute chose qu’elles sont moins souvent candidates, même à caractéristiques observables, et notamment publications, identiques » et « que les femmes n’avaient pas une probabilité de réussite plus faible que les hommes » aux concours d’Agrégation du Supérieur en sciences économiques entre 1992 et 2008 et aux concours de Directeur de Recherche au CNRS entre 1996 et 2008. La totalité de l’écart de promotion par sexe s’explique par la productivité (le nombre et la qualité des publications) soit 43% de l’explication, par le choix de candidater (moindres candidatures féminines) soit 20% de l’explication et 37% par l’âge (une certaine ancienneté étant requise pour candidater). Si l’on considère que l’âge, proxy de l’ancienneté, est une caractéristique productive alors c’est même 80% de l’écart de promotion qui est dû à la productivité, seuls 20% relevant à proprement du choix de candidater. Il est d’ailleurs remarquable que les auteurs, testant l’hypothèse des contraintes familiales susceptibles de dissuader les femmes en raison d’une mobilité géographique, aboutissent au fait que cette explication est rejetée par les données : « les femmes candidatent encore moins que les hommes au concours du CNRS qu’à l’Université, bien qu’alors aucun déménagement ne soit imposé. ».
Ce résultat pourtant clair quant à l’inanité de l’impact de la mobilité géographique sur le passage du concours en vue d’une promotion apparaît d’une toute autre manière dans une autre publication académique en faisant la synthèse. Il est alors question de l’impact dissuasif de la mobilité géographique sur les candidatures féminines alors que la publication de Bosquet et al. a testé et rejeté cette hypothèse : « Bosquet et al. (2014) s’interrogent sur la rareté des femmes parmi les professeurs des universités et les directeurs de recherche au CNRS. En utilisant des données de panel pour les sciences économiques et en s’appuyant sur les particularités des modes de recrutement des professeurs d’université dans cette discipline (recrutement par concours d’agrégation), ils avancent l’idée selon laquelle la sous-représentation des femmes dans ce corps administratif est vraisemblablement liée à des différences dans l’offre de travail. Les femmes auraient tendance à moins postuler à des promotions que leurs homologues masculins, peut-être par manque de confiance en elles ou en raison de contraintes familiales (la promotion impliquant très souvent une mobilité géographique) » (Fremigacci, Gobillon, Meurs, & Roux, 2016).
La Banque centrale européenne a examiné le différentiel de promotion des économistes en son sein. Les explications au différentiel de promotion sont la moindre propension à concourir des femmes, le fait de moins candidater, malgré de plus grandes chances d’être sélectionnées en cas de candidature5 (Hospido, Laevenn, & Lamo, 2019).
S’agissant de la prime d’encadrement doctoral, en 2015 il apparaît que les femmes sont relativement moins nombreuses parmi les candidats par rapport au vivier d’enseignants-chercheurs (Tourbeaux, 2017). Parmi les maîtres de conférences de classe normale, le vivier comprend 44% de femmes contre 34% de candidates à la prime d’encadrement doctoral et 33% de femmes parmi les lauréats. Cette tendance à de moindres candidatures féminines par rapport au vivier se retrouve à tous les grades de maître de conférences et quasiment à tous ceux de professeur d’université.
Or, la prime d’encadrement doctoral s’élève à 4 500 euros par an, ce qui est susceptible d’entraîner un écart de rémunération substantiel6.
Comme l’écrit Antoine Petit dans sa lettre adressée aux femmes salariées du CNRS : « Les études montrent que, globalement, le taux d’autocensure est plus élevé chez les femmes que chez les hommes. La proportion de candidates dans les concours à tous les niveaux est très souvent inférieure à celle du vivier correspondant. Or, il est difficile de promouvoir des personnes qui ne postulent pas ! » (Petit, 2019).
Des initiatives à rebours du « plafond de verre » au CNRS
Voici quelques données générales sur la répartition sexuée des effectifs au CNRS :
En 2013, le CNRS emploie 32 920 personnels :
– 24 955 personnels permanents, dont 42,6 % de femmes
– 7 965 personnels non permanents, dont 42,3 % de femmes
Parmi les personnels permanents, on dénombre :
– 11 204 chercheur·e·s dont 32,9 % de femmes
– 13 751 ingénieur·e·s et technicien·ne·s (IT) dont 50,4 % de femmes : – 9 702 ingénieur·e·s dont 44,5 % de femmes – 4 049 technicien·ne·s dont 65 % de femmes
Si la parité est globalement atteinte chez les ingénieur·e·s et technicien·ne·s (à l’exception des ingénieurs de recherche), elle ne l’est pas encore chez les chercheur·e·s.
Source : « La parité dans les métiers du CNRS 2013 », paru en décembre 2014, dont les contenus sont consultables de manière interactive via l’URL : http://bilansocial.dsi.cnrs.fr/ rubrique Parité »
http://www.cnrs.fr/mpdf/spip.php?article201
Ainsi, en toute logique, sous réserve qu’il n’y ait pas de différence d’aptitude entre hommes et femmes, nous devrions trouver la même proportion parmi les médaillés du CNRS.
Examinons les chiffres en s’appuyant sur la source CNRS, soit plus précisément sur le site de l’institution. La collecte de données consiste dans le comptage des médaillés d’argent et de bronze, l’identité de genre perçu reposant sur l’apparence photographique et le prénom des lauréats.
Pour les médaillés d’argent, voici la source : https://www.cnrs.fr/fr/talents/cnrs?medal=39
Pour les médaillés de bronze, voici la source : https://www.cnrs.fr/fr/talents/cnrs?medal=40
2016 :
Total des médaillés d’argent : 16
Femmes : 8 (50%)
Total des médaillés de bronze : 40
Femmes : 22 (55%)
2017 :
Total des médaillés d’argent : 20
Femmes : 10 (50%)
Total des médaillés de bronze : 40
Femmes : 26 (65%)
2018 :
Total des médaillés d’argent : 20
Femmes : 9 (45%)
Total des médaillés de bronze : 42
Femmes : 21 (50%)
2019 : Total des médaillés d’argent : 20 Femmes : 11 (55%) Total des médaillés de bronze : 43 Femmes : 21 (49%)
2020 :
Total des médaillés d’argent : 22
Femmes : 11 (50%)
Total des médaillés de bronze : 46
Femmes : 27 (59%)
Il est clair qu’au lieu de récompenser les femmes à hauteur de leur part dans les effectifs globaux de chercheurs, soit 33 %, le CNRS s’efforce de respecter la parité hommes femmes, malgré un vivier non paritaire. Ce résultat suggère que si discrimination il y a, elle ne va pas nécessairement dans le sens habituellement décrié.
D’ailleurs, dans le CNRS info du 17 juillet 2019, on a la confirmation de ce que l’intuition suggère en examinant ces statistiques : « Antoine Petit, président-directeur général du CNRS […] a déjà pris plusieurs mesures depuis son arrivée à la tête de l’organisme comme la parité dans les attributions des médailles du CNRS ou la promotion de chercheuses au prorata du pourcentage de femmes promouvables. »7.
Le cas de Donna Strickland prix Nobel de sciences physiques est-il emblématique ?
La presse s’est félicitée de la consécration de Donna Strickland, troisième femme prix Nobel de physique en 2018 après Marie Curie en 1903 et Maria Goeppert-Mayer en 1963. Or, il se trouve qu’une polémique a éclaté sur le fait que Strickland n’ait eu de page Wikipedia avant d’être récipiendaire du prix Nobel. On s’aperçoit alors que le cœur du problème réside dans le fait qu’elle n’ait été qu’assistant – professeur et non professeur d’université. Mais pourquoi donc ? A-t-elle donc été discriminée dans son avancement de carrière ? Voici ce qu’elle déclare elle-même (Crowe, 2018):
« Comme un journaliste de la BBC Newshour l’a formulé : “Pourquoi n’avez-vous pas le grade de professeur d’université, au regard de vos prestigieux travaux ?”
Strickland qui recevra le quart de la récompense du prix Nobel, soit environ 250 000 dollars, pour ses travaux relatifs à l’impulsion ultra-courte au moyen d’un réseau optique afin d’amplifier son intensité pour les lasers, a répondu : « Je n’ai jamais candidaté.” »8
Et encore : « Votre grade de maître de conférences et non de professeur d’université a suscité beaucoup d’attention. Qu’y avez-vous répondu ?
Que je suis vraiment désolé pour l’université car ce n’est guère de leur faute.
C’est précisément ce que les gens ignorent, à savoir qu’un professeur d’université, bien qu’ayant un titre différent, n’obtient pas nécessairement un salaire plus élevé et qu’en outre je ne perds pas mon poste (si je ne candidate pas pour être professeur d’université). Je n’ai donc jamais rempli le dossier de candidature.
J’en suis entièrement responsable. Je pense que les gens s’imaginent que c’est parce que je suis une femme, et qu’on m’empêche de progresser. Je suis juste quelqu’un de paresseux. Je fais ce que j’ai envie de faire et cela n’en valait pas la peine pour moi. »9
L’anticipation de discrimination inexistante est susceptible de démotiver les femmes
Les traits psychologiques ont un effet significatif sur la rémunération, un locus de contrôle interne et la propension à affronter les défis, étant favorables à des revenus supérieurs, résultats obtenus à partir de données sur la Russie (Linz & Semykina, 2005). Le locus de contrôle interne consiste à s’attribuer la responsabilité de ce qui advient tandis que le locus de contrôle externe est une propension à se sentir impuissant face à des forces extérieures (la culture, la société, les enseignants, la malchance…).
Il importe ainsi de garder à l’esprit que la diffusion de messages laissant entendre que la discrimination salariale, aux promotions ou à l’embauche est endémique, alors que les données ne le suggèrent pas, pourrait avoir un effet contre-productif sur les anticipations des femmes dans la vie professionnelle. Comme le montrent certains travaux, même en l’absence de discrimination dans les promotions, les femmes candidatent moins et il n’est pas à exclure qu’elles puissent anticiper, dans certains cas, une discrimination inexistante (Bosquet, Combes, & Garcia-Panalosa, 2014) or la discrimination anticipée obère l’ambition des femmes (Fisk & Overton, 2019).
En particulier, certains auteurs regrettent que le discours sur les discriminations persiste bien que la sous-représentation des femmes en sciences dures ne semble plus s’expliquer par des discriminations10 (Ceci, Kahn, Ginther, & Williams, 2014).
Ces explications gagneraient à avoir l’écho qu’elles méritent. Si l’on trouve évidemment des travaux faisant état de biais de recrutement ou d’avancement chez les chercheurs (d’ailleurs parfois aussi dans le sens inverse de celui habituellement suspecté), il semble bien que globalement en France on puisse expliquer les disparités uniquement par les choix effectués et la productivité scientifique, à savoir le fait de candidater et de publier [ (Mairesse & Pezzoni, 2015) ; (Bosquet, Combes, & Garcia-Panalosa, 2014)], différentiel qui lui-même s’explique, au moins en partie, par les engagements familiaux. Au total, en regardant de près les données, force est de constater que le mystère du « plafond de verre » semble élucidé.
Bibliographie
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Bosquet, C., Combes, P.-P., & Garcia-Penalosa, C. (2014, octobre). Pourquoi les femmes occupent-elles moins de postes à responsabilité ? Une analyse des promotions universitaires en économie. Consulté sur https://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/2pluk3thqu8b2qhaf81q7km0ni/resources/liepp-pb-14-promotions-femmes.pdf.pdf
Ceci, Kahn, Ginther, & Williams. (2014, décembre 15). Women in Academic Science: A Changing Landscape. Consulté sur https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/26172066
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Crowe , C. (2018, octobre 2). ‘I Never Applied’: Nobel Winner Explains Associate-Professor Status, but Critics Still See Steeper Slope for Women., sur https://www.chronicle.com/article/I-Never-Applied-Nobel/244699
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