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L’empathie est-elle la solution ou le problème ?

Ces dernières semaines, nous avons fait face au désarroi de nombreux hommes et femmes, citoyens juifs qui, devant la sauvagerie de l’attaque du 7 octobre par les terroristes du Hamas, ont ressenti un manque de solidarité criant à leur égard. Les plus touchés ont été les gens de gauche, généralement pacifistes, qui se sont exprimés de manière critique à l’égard de l’actuel gouvernement israélien. Ce désarroi est celui de ceux qui réalisent subitement qu’ils demeurent inscrits dans une indépassable altérité : à l’intérieur de leur communauté citoyenne et politique, leur souffrance rencontre non pas une émotion commune face à l’horreur, mais la froideur d’un conflit politique au sein duquel, quoi qu’ils disent ou qu’ils fassent, quoi qu’ils subissent, ils seront moins victimes que d’autres. 

Il y a de quoi être plus que touché par cette absence de positionnement moral. Elle révèle sans aucun doute un antisémitisme latent qui refait dangereusement surface, dépassant largement le conflit moyen-oriental et qui inquiète d’autant plus qu’il se conjugue avec les perspectives identitaristes adoptées par une certaine gauche : celles-ci renforcent les inscriptions figées des individus dans leurs appartenances, qu’elles soient choisies ou imposées, et décrètent une partition bancale de la société entre dominants et dominés, entre coupables et innocents. Dans ce schématisme, il n’y a pas de place pour la prise en compte des contextes et des actes, accomplis ou subis. L’appel à des valeurs communes qui serviraient de référence au jugement politique est remplacé par des sentiments immédiats, par des voies d’identification épidermiques, déterminés par l’empathie. 

Mais l’empathie, en tant que réflexe d’identification à l’autre, est sélective : comme l’a montré Paul Bloom, nous choisissons avec quels ressentis nous pouvons ou nous voulons nous identifier. Lorsque l’image de la société est binaire et figée, il n’y a donc pas de place pour saisir la portée inhumaine des événements, à moins que les victimes n’appartiennent déjà à cette catégorie. De ce fait, l’empathie ne fait qu’alimenter la fracture entre « nous » et les « autres » et peut, comme dans le cas présent, empêcher de voir la commune humanité qui nous unit lorsque d’autres êtres humains sont touchés par des actes barbares. Elle révèle les failles qui parcourent notre société et elle finit par les amplifier en soustrayant à la politique son rôle dans la résolution des conflits, la reléguant à la défense de droits particuliers dans un rapport de force permanent entre des identités émotionnelles. 

Le « Oui, mais » que nous avons trop entendu ces derniers jours nous oblige à nous retrancher dans des identifications binaires qui empêchent de considérer le drame individuel et collectif dans lequel nous avons tous plongé le 7 octobre. L’humanité meurt alors un peu plus, tout comme la possibilité de reconnaître des valeurs universelles qui guideraient notre action politique indépendamment de nos identités personnelles et de nos souffrances. La solitude dans laquelle la « gauche globale » a rapidement laissé les Juifs d’Israël et du reste du monde depuis le 7 octobre aura des conséquences lourdes : encore une fois, une « essence », une identité figée et imposée – celle de Juif – efface aussi la reconnaissance et la légitimité de la souffrance individuelle, ainsi que les choix politiques de chacun, la liberté de choisir et embrasser ses propres combats. Il ne pourra pas y avoir, dans ces conditions, de communauté citoyenne et humaine, de politique commune qui fédère au-delà des appartenances, au-delà des émotions et des souffrances de chacun.

Le Juif d’Israël ou de la diaspora engagé dans une bataille pour donner une solution honnête et juste à une crise qui nous dépasse tous, qui est descendu dans les rues à Tel Aviv et à Jérusalem, à qui on arrache la mezouzah de sa porte et qui croit assister à un mauvais « déjà vu », n’a pas besoin de la déclinaison de nos identités ou de notre souffrance. Il a besoin de sentir autour de lui la solidarité en tant qu’être humain, qui lui a manqué après le 7 octobre, et de notre capacité à regarder avec lucidité ce qui se produit pendant qu’il pleure ses morts. Il a besoin que nous soyons tous Yocheved Lifshitz, otage du Hamas qui, mettant un instant de côté sa propre douleur, remet au centre le combat politique d’une vie en s’adressant à son ravisseur avec un Shalom au moment de sa libération. 

Cela ne sera possible que lorsqu’on cessera de distinguer entre les souffrances en considérant que certaines sont plus justes que d’autres, lorsqu’on renoncera à fonder une politique sur une empathie douceâtre et naïve envers ceux que l’on juge souffrir ou avoir souffert le plus, lorsqu’on s’engagera dans la (re)création d’un espace commun de valeurs universelles – incluant la reconnaissance d’un espace nécessaire, mais autonome pour les émotions individuelles et collectives. Et lorsque la gauche reviendra à ces fondamentaux de l’humanisme, alors je pourrai dire : « je suis (encore) de gauche ».

Monica Martinat

Monica Martinat

Monica Martinat est professeure d'histoire moderne à l’Université Lumière Lyon 2. Spécialiste d’histoire sociale et économique ainsi que des rapports entre histoire et fiction.