Cet article se propose d’apporter quelques éléments de définition et de réflexion au concept de « validisme ». Importé du monde anglo-saxon, on commence à le trouver depuis quelques années en France dans les travaux relevant du domaine des sciences humaines et sociales. Nouvelle extension du wokisme1, le handicap rejoint les autres axes d’exclusion et de domination, tels que la race ou le genre. Penchons-nous sur sa genèse.
Origine et signification du terme « validisme »
Le terme « validisme » est la traduction française d’ableism2, dérivant de l’anglais able, « capable » ou « apte ». Il apparaît dans les années 1960-70 en Angleterre et aux États-Unis dans le contexte d’une conjugaison de forces entre démarches universitaires – en particulier celles des disability studies – et mouvements militants pour les droits civiques des personnes handicapées3.
Pour comprendre les tenants et les aboutissants du concept de validisme, il est important de revenir sur la construction de la notion de handicap à partir de laquelle il s’est forgé. La manière contemporaine de penser le handicap s’enracine dans le modèle proposé par P. H. Wood, et repris par l’Organisation Mondiale de la Santé dans sa Classification Internationale des Handicaps (CIH) en 1980. Au sein de cette nomenclature, le handicap est défini comme un désavantage social généré par la maladie d’. Il s’inscrit dans une modélisation « en chaînes » des phénomènes dans laquelle on trouve à une extrémité la maladie (la cause biomédicale), et à l’autre le handicap (sa conséquence sociale). L’individu handicapé est donc celui qui présente une incapacité à répondre aux attentes de son environnement et à occuper pleinement son rôle social du fait de la condition qu’il présente, que cette dernière soit physique ou mentale, congénitale ou acquise. De cette proposition, et en articulation avec les principes de pleine participation sociale et de non-discrimination, est née l’idée de compensation visant, à travers la proposition d’accompagnements spécifiques, à « corriger » ce préjudice.
Cette modélisation du handicap, qui s’inscrit dans une perspective réadaptative, est vivement contestée dans le monde anglo-saxon dès les années 1980, et ce, par les acteurs associatif4. Ces voix estiment que la CIH véhicule l’idée que le handicap serait uniquement imputable à l’individu (il est handicapé car il est malade), présentant le handicap comme une « tragédie personnelle » et éludant le rôle de la société dans sa fabrication. On retrouve la notion foucaldienne du pouvoir qui contraint les individus à se conformer au discours oppressif normatif. De plus, dans la mesure où elle fait référence aux « manques » de la personne, cette définition est perçue comme dévalorisante et excluante. Dénonçant les connotations péjoratives associées à cette terminologie, et soutenues par des chercheurs et représentants médicaux, ces associations réclament (et obtiennent) une révision de la CIH.
Cette contestation témoigne de la force du mouvement en cours, qui va trouver une assise académique dans de nombreuses publications et une forte présence dans les médias et le milieu scientifique, en particulier en Amérique du Nord. Il apparaît clairement que l’objectif de ce mouvement vise à effacer un modèle de compréhension médical et individuel du handicap pour lui substituer une nouvelle interprétation fondée sur un paradigme social, lequel s’inscrit dans le cadre des disability studies américaines5.
Le concept de validisme découle ainsi de ce rejet d’une base biomédicale au handicap pour revendiquer l’idée que ce dernier ne serait que le produit d’une société validiste, autrement dit que la norme du citoyen « non-handicapé » construirait socialement l’individu handicapé. On retrouve une approche postmoderne woke où les constructions du pouvoir viseraient à exclure les opprimés du discours dominant de la société. Le validisme dénonce ainsi le modèle hégémonique du « citoyen bien portant » présentant un corps et un esprit fonctionnels, hostile à d’autres formes de corporéité. Cette approche a été confortée, dans un second temps, par les mouvements activistes féministes et antiracistes, qui ont fortement contribué à la structurer sur une base théorique largement partagée: une lecture bipartite d’inspiration foucaldienne des relations sociales. Les normes validistes sont ainsi jugées oppressives et rejoignent à ce titre les attentes de « conformité de genre », ce qui permet d’envisager une lecture « intersectionnelle » de ces problématiques où les individus « cumulent » des identités discriminées.
L’introduction du concept de validisme en France
Cette généalogie faite, intéressons-nous maintenant à la présence de la notion de validisme dans le champ universitaire français. Il est peut-être ici utile de rappeler qu’en France, le handicap apparaît comme une catégorie administrative qui s’est considérablement étendue ces dernières années jusqu’à englober, par exemple, les cas de troubles du spectre autistique, de troubles déficitaires de l’attention ou de troubles spécifiques du langage et des apprentissages (tels que la dyslexie). Le handicap recouvre donc une grande diversité de situations qui ne se superposent pas les unes aux autres, et ne correspond donc pas à une entité homogène.
C’est par la voie activiste que le terme « validisme » apparaît pour la première fois en France, dans un manifeste de 2004 signé Z. Blanquer, militant « handi6 », et intitulé « La culture du valide (occidental)7 ». Si, à partir de ce texte, et pendant plusieurs années, c’est le militantisme qui s’est principalement saisi du concept de validisme8, force est de constater que sa présence dans le champ scientifique français – bien que demeurant encore relativement marginale – s’est récemment intensifiée. C’est ainsi que l’on a pu voir éclore l’intérêt pour des études « handie9 » , comme en témoigne par exemple l’entrée « Handicap » proposée par le Dictionnaire du Genre en Traduction10, émanation de l’International Research Network World Gender, notamment soutenue par le CNRS et des universités françaises11. Cette notice est le fruit de la collaboration de différents chercheurs affiliés à des centres de recherche parisiens. C. Puiseux, docteure en philosophie, contributrice de cette entrée, présente le validisme comme un système oppressif vécu par les personnes handicapées en raison de leur non-correspondance aux normes médicales définissant les critères de la validité. Selon elle, le validisme soutient une perspective dans laquelle « les corps handicapés sont perçus très négativement, comme des corps représentant le pendant maléfique des corps valides12.
D’après ce point de vue, la validité est perçue comme « naturalisée ». On constate que le handicap est résolument rejeté comme caractéristique individuelle, pour être appréhendé comme une détermination « imposée » par une société validiste dominatrice, qui du reste ne reconnaîtrait le handicap que pour mieux « exalter davantage les corps et les esprits jugés sains, valides13. D’après cette perspective, du point de vue des personnes handicapées, accepter une assistance humaine pourrait être vécu comme un acte d’allégeance à la suprématie validiste, voire les confronter à son « potentiel de domination et de violence » correspondant à « l’expérience de recevoir des soins corporels et l’effroi de se sentir à la merci de la personne qui s’occupe d’elles, d’être dans une situation de grande vulnérabilité du fait de l’asymétrie des positions14. C’est ainsi qu’est dénoncé un véritable « empire de la validité15 », système générateur de normes dominatrices liées à un idéal humain qui « invaliderait » les subjectivités « hors-normes », poussant certains à comparer le validisme à l’eugénisme. Ces auteurs en appellent ainsi à une « dévalidation » générale, au sens d’une déconstruction-destruction du despotisme validiste en place16. Ainsi, toute personne d’avis qu’il existerait une forme physique habituelle, ou simplement majoritaire, risque de se voir accusée de « validisme ».
Les premiers effets du validisme sur le débat scientifique français sont sensiblement comparables à ceux exercés par les autres « -ismes » (sexisme, classisme, masculinisme, spécisme etc.), tels que les recrute le milieu « académo-militant17 » et auxquels il s’accole « naturellement ». Le validisme applique en effet la même grille de lecture cloisonnante qui confisque au chercheur, et indirectement aux populations auxquelles il s’intéresse, l’accès à la complexité de l’expérience.
Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Ut elit tellus, luctus nec ullamcorper mattis, pulvinar dapibus leo.