La chasse aux symboles problématiques
En 1871, les communards qui distribuaient des bidons de pétrole pour mettre le feu aux monuments phares de Paris, joyaux d’architecture et témoignages d’un passé brillant (Tuileries, Hôtel de Ville, Palais de Justice, Préfecture de Police, Ministère des Finances, Conseil d’État), furent comparés à Érostrate, l’incendiaire du temple d’Artémis en 356 av. JC. Cette comparaison trouve une nouvelle actualité avec le phénomène de déboulonnage auquel nous assistons depuis quelques années.
Depuis l’année 2020 se multiplient les appels pour en finir avec certains marqueurs de l’espace public. Noms de rues, statues, repères mémoriels, la chasse initiée aux Etats-Unis a facilement traversé l’Atlantique (en gagnant d’abord l’Angleterre). À défaut de pouvoir agir sur les inégalités du présent, c’est le passé qui est voué aux gémonies, particulièrement les traces d’un passé colonial, associé de fait à un péché mortel, et qui serait irrémédiablement lié au racisme et à l’esclavagisme. Bien sûr, le propos ne concerne que les responsables occidentaux. Peu d’appels n’ont été lancés pour débaptiser les places en hommage à l’émir Abd-el-Kader (dans le 5e arrondissement de Paris ou le 7e de Lyon), figure de la résistance nord-africaine à la France, alors qu’il possédait en bonne conscience des esclaves et que la traite africaine et islamique battait encore son plein au XIXe siècle.
La logique historique de l’effacement
La logique des révolutionnaires de forum est d’expurger l’espace public de toute référence « problématique », un concept que les manifestations de Black Lives Matter ont contribué à amplifier, même s’il existait déjà. Ainsi, dès 2017, le président du Conseil représentatif des associations noires de France s’indignait dans Libération de la présence d’une statue de Colbert à l’Assemblée nationale, au motif qu’il avait rédigé une des versions du Code noir, traité juridique réglementant l’esclavage dans les Antilles – alors même que ce Code visait à accorder des droits aux esclaves face aux propriétaires. La liste est longue, de la statue saccagée de Joséphine de Beauharnais le 26 juillet 2020 à la Martinique aux imprécations lancées contre celle de Cecil Rhodes à l’université d’Oxford. Chaque pays occidental devrait effectuer son acte de contrition et purger son espace public, et ce même sans avoir eu de colonies. À l’image de la Suisse, « complice » du colonialisme par ses opérations bancaires, comme l’assène un décret du Monde, dans un article du 23 octobre 2024.
En Occident, nul ne serait donc innocent; or, les buts de cette chasse, d’autant plus courageuse que l’on a rarement vu une statue répliquer à une manifestation pour la déboulonner, interrogent. La pratique n’est pas neuve, depuis la damnatio memoriae des Romains, prompts à effacer les souvenirs de l’empereur précédent, jusqu’à la Révolution française. En effet, les révolutionnaires ont largement encouragé le « vandalisme » (le terme est inventé à l’occasion sous la plume de l’abbé Grégoire), la destruction des statues de roi ou encore la profanation des tombes des souverains à Saint-Denis : il fallait en finir, rompre avec la longue royauté française…et surtout annoncer les autres purges, bien réelles, à venir. Selon Louis Prudhomme dans Révolutions de Paris, « Nous effaçons de nos murailles et notre monnaie l’effigie d’un assassin couronné, et l’original n’est pas encore effacé du livre de vivants. C’est par là qu’il fallait commencer1. » La destruction des symboles de Louis XVI dès 1791 annonçait la victoire républicaine et le recul des royalistes, chassés du domaine de l’acceptabilité visuelle.
Les enjeux du jugement moral contemporain
Détruire la statue ou renommer la rue représente la marque du vainqueur, ou de celui qui s’apprête à conquérir le pouvoir. Il marque ainsi l’espace public de son empreinte pour montrer ce qui n’est plus de l’ordre de l’acceptable, ou ce qui à l’inverse est la nouvelle norme, dans une sorte de rite expiatoire. En France, la conquête de l’Afrique du Nord menée sur plusieurs décennies a laissé son lot de statues et autres hommages. La figure du maréchal Thomas-Robert Bugeaud avait suscité des polémiques de son vivant, sa mémoire est à présent vouée aux gémonies. Conquérant de l’Algérie et ennemi affirmé des révolutionnaires du XIXe siècle, il incarnait à lui seul une belle convergence des luttes ! Le 14 octobre 2024, la mairie de Paris fait débaptiser l’avenue à son nom, située dans le 16e arrondissement. Il aurait été un « sinistre personnage » selon le site officiel de la capitale, dans un texte rempli d’ailleurs d’erreurs historiques. Il n’a pas ordonné le massacre de la rue Transnonain de 1834 et ce sont ses subordonnés qui exécutèrent les enfumades d’Algérie, même si le général les couvrit après coup. L’initiative parisienne a été saluée à Lyon, où des voix s’élèvent depuis afin de rebaptiser la rue Bugeaud du 6e arrondissement. Le collectif des « Algériens de France » a déjà le nouveau nom en tête : « rue du 17 octobre 1961 » pour rendre hommage selon ce collectif « aux millions de victimes du colonialisme, de Franco-Algériens qui ont été assassinés. » À Paris, Bugeaud avait déjà cédé la place à Hubert Germain, compagnon de la Libération, un soldat remplaçant l’autre… À Lyon, l’intention est tout autre : marquer du sceau de l’infamie l’Empire français. Car Bugeaud n’est que la partie la plus visible d’une série de revendications et de cibles à abattre. À Lille, combien d’appels pour débaptiser le lycée et la statue du général Faidherbe ? À Lyon toujours, la stèle en hommage au sergent Blandan a été « contextualisée », sa présence étant désormais jugée gênante. Pourquoi est-il suspect ? Son crime est d’avoir encouragé ses camarades au combat et de s’être sacrifié pour les sauver. Mais c’était à Constantine en 1842 face à des combattants nord-africains… Peu importe le rang, le courage, le grade ou le sacrifice : avoir mis un pied sur la terre africaine est suffisant pour être effacé. La statue de Faidherbe à Lille remerciait avant tout le général de 1870-1871 qui avait préservé le Nord de l’occupation prussienne, il n’est plus que l’infâme artisan des tirailleurs sénégalais.
Évoquer une « réconciliation », un « apaisement » qui passerait par l’élimination de ces signes de mémoire est trompeur. L’effacement demandé de ces pans du passé pourrait concerner n’importe quelle figure de l’histoire française. Après tout, la quasi-totalité des responsables politiques français de l’époque – gauche comprise – a soutenu à un moment ou à l’autre l’expansion coloniale, même avec des scrupules, ou bien a eu le malheur de se réjouir du succès de l’armée dans la conquête. Comme le montre l’examen de conscience demandé aux Suisses, avoir bénéficié, indirectement, de produits coloniaux ou bien d’avoirs financiers tirés de l’exploitation coloniale est un motif de mise à l’index…
La liste est longue, surtout, parce qu’elle n’a pas vocation à être un jour terminée.
Regardons ainsi le Guide du Marseille décolonial, paru en 2022 chez Syllepse, citant 300 lieux ou monuments « problématiques » à dénoncer. Bugeaud est en tête de liste, suivi par le général Lamoricière, officier français du XIXe siècle car « bourreau » en Algérie (parce qu’un officier français ayant servi sur le front serait par nature un bourreau), mais aussi Léon Gambetta ou encore…Léon Blum. Gambetta avait eu le malheur d’être soutenu par des financiers ayant des intérêts en Algérie – parmi ses millions d’électeurs – alors que Blum avait évoqué une inégalité des races dans un discours public. Un propos, une attitude ou une « complicité » suffit donc, dans une purge sans fin.
Pour condamner, il suffit de mettre au pilori une ligne écrite il y a plusieurs centaines d’années, à la lueur du confort du XXIe siècle et de soumettre ces personnages à un implacable jugement moral, si « éclairé » et « éveillé » qu’il est à même de condamner des siècles et millénaires d’histoire… La statue de Colbert devant l’Assemblée serait une « apologie de crime contre l’humanité » selon Frank Lollia, porte-parole de la « brigade anti-négrophobie », association prompte à dénoncer un « racisme d’État » dont la présence dans l’espace public reste encore à démontrer…
La démarche est claire : attaquer la mémoire nationale pour la soumettre aux marques de la honte et préparer le terrain à son effacement.
L’ennemi est en effet la nation, et l’arme consiste à attiser les haines et les divisions pour mieux faire l’éloge du clan et du groupe ethnique, politique, religieux, chacun réclamant son propre « safe space », bien que celui-ci semble imposé à tous les autres. L’espace public se voit dénationalisé et entièrement réécrit pour le désir d’une minorité d’activistes. Au procès de Lollia en mai 2021, mis en cause après avoir tagué la statue de Colbert, l’historienne Françoise Vergès – militante revendiquée des mouvements décoloniaux – appelle à effacer Colbert au même titre que…Pétain en 1944. Un procès aux arguments plus que douteux, à en juger par les propos de l’avocate du militant « Lorsqu’une personne subit un traumatisme, l’ADN subit une modification, c’est vrai pour une femme victime de viol par exemple et sa petite fille en verrait une aggravation, la logique est la même avec les descendants d’esclave2 ».
Qui sera le prochain ? Winston Churchill a été traité de tous les noms lors des manifestations de BLM, ses statues taguées et les appels à le déboulonner se multipliant. Un « raciste », « impérialiste », « colonialiste »… sans qui une bonne partie des manifestants et croisés de la bonne conscience, et de leurs parents, ne seraient sans doute plus là pour le lui reprocher.
Les appels à déboulonner, effacer, « canceller » au nom de critères moraux du XXIe siècle constituentune atteinte aussi bien à une mémoire commune qu’à la nuance nécessaire qu’apporte l’histoire. Ce ne sont en rien des tentatives de « créer une mémoire commune » comme on peut l’entendre, mais une volonté affichée d’effacer une mémoire française pour faire triompher le clan, briser le commun et se réjouir de la division semée.
Ces militants sont les Érostrate de notre temps, ou plutôt, les Érostrate du woke.