[Nous reprenons ici le texte de notre tribune parue dans le Nouvel Observateur]
Peut-on à la fois soutenir la révolte des femmes iraniennes et le droit des femmes à porter le voile en France ?
Le 29 octobre « L’Obs » publiait une tribune de l’angliciste Eric Fassin et de l’historienne américaine Joan Scott, affirmant qu’il n’y aurait « rien de contradictoire à soutenir le droit des femmes à porter le voile en France, et à ne pas en porter en Iran ». Voilà qui suscite quelques étonnements.
Le premier étonnement porte sur l’étrange utilisation de cette injonction sociologique : « Faire abstraction du contexte n’a aucun sens », affirment-ils. Certes, mais tenir compte des contextes ne consiste évidemment pas à rendre impossible la comparaison des situations ; c’est mettre en évidence les similitudes et les différences – et c’est même un fondement des sciences sociales. Or, s’il existe évidemment des différences fondamentales entre le voilement en Iran et le voilement en France (ne serait-ce que parce qu’il est prescrit là-bas alors qu’il est permis ici dans l’espace public et proscrit dans le cadre scolaire et civique), il existe aussi une similitude que se refusent à voir les deux signataires : c’est que la conséquence du voilement des femmes à fondement religieux, quels que soient les pays où il a cours, est d’imposer une représentation des femmes comme forcément impures, fauteuses d’une sexualité incontrôlée, et de subordonner leur inclusion dans la communauté ad hoc au respect de cette injonction.
« Il n’y a rien de contradictoire à soutenir le droit des femmes à porter un voile en France, et à ne pas en porter en Iran », par Joan W. Scott et Eric Fassin
C’est pourquoi défendre cette pratique au nom de la « liberté » individuelle (« Dans un cas comme dans l’autre, les féministes protestent contre un État qui entrave la liberté de leur choix »), c’est ignorer – par mauvaise foi ou par aveuglement – que ses effets sont forcément de brider la liberté de toutes les autres femmes de ne pas se voiler. Comment ne pas voir à quel point les pressions communautaires sont à la racine du prétendu « choix » du voilement ? Comment ne pas comprendre que celui-ci n’a pas seulement une « signification » personnelle pour celles qui le brandissent mais aussi et surtout des conséquences effectives pour les autres ? Comment peut-on s’aveugler à ce point sur le fait que loin d’être une simple expression de convictions personnelles, il est avant tout un signe religieux porteur de prosélytisme fondamentaliste ? Et serait-ce trop demander à des spécialistes de sciences sociales que de prendre en compte la dimension collective des phénomènes qu’ils sont censés analyser, ainsi que ce contexte bien réel qu’est le poids de l’injonction religieuse et du militantisme islamiste en France ?
« Stupéfiant aveuglement »
Deuxième étonnement : ayant affirmé qu’« on ne peut donc pas interpréter le voile hors du temps et de l’espace », les signataires se désintéressent aussitôt du contexte temporel, évitant ainsi de s’inquiéter de l’évidente régression intégriste qui touche le monde musulman depuis trois générations, et dont on ne peut ignorer qu’elle atteint avant tout la liberté des femmes et l’égalité hommes-femmes. Ainsi, au Maroc et en Algérie, plus le voilement des femmes a progressé depuis les années 1970, moins les femmes sont intégrées au monde de travail : elles ne sont que 10 à 15% à travailler en dehors de leur foyer : pour les autres, c’est voilement, famille et domicile ! Ce pourquoi mettre sur le même plan « le voile imposé » et « le dévoilement contraint » en tant que relevant d’un même combat contre « toutes les formes de domination patriarcale » relève d’un stupéfiant aveuglement face à l’histoire. Est-ce vraiment ce genre d’alliés qu’appellent les Iraniennes qui se battent aujourd’hui, tout comme les nombreuses musulmanes qui, en France, attendent qu’on les aide à se défendre contre l’emprise des bigots ?
Troisième étonnement enfin : en réclamant le droit à la liberté pour les Iraniennes mais pas pour les musulmanes françaises soumises au harcèlement communautariste des « grands frères » islamistes, les deux auteurs ne font-ils pas deux poids, deux mesures ? D’un côté l’universalité de la valeur de liberté, de l’autre son conditionnement à des caractéristiques « culturelles » qui justifieraient qu’on soustraie certaines femmes à ce droit ? C’est ce même raisonnement qui, naguère, avait incité des progressistes à refuser de condamner l’excision au nom du respect des « cultures » exogènes. L’universalisme ici est à géométrie variable : solidarité anti-patriarcale au-delà de la Méditerranée, mais complicité patriarcale dès qu’il s’agit de nos banlieues.
On attendrait pourtant de quelqu’un qui se présente comme sociologue qu’il aille au-delà des intentions proclamées de certains acteurs, surtout lorsqu’ils sont soumis à des emprises sectaires (c’est le b-a-ba de la sociologie), et d’une féministe qu’elle s’abstienne de promouvoir le patriarcat religieux. Pour ceux qui n’auraient pas compris ce que sont les « idiots utiles de l’islamisme », en voilà donc une parfaite illustration.
Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue
Nathalie Heinich, sociologue
Xavier-Laurent Salvador, linguiste
Pierre Vermeren, historien