Les manifestations pour Gaza: Que se passe-t-il à Sciences Po ?

Les manifestations pour Gaza: Que se passe-t-il à Sciences Po ?

Vincent Tournier

Maître de conférences en science politique à l'IEP de Grenoble.
A la suite des tragiques événements du 7 octobre 2023, des mobilisations particulièrement virulentes se sont produites à l’Institut d’études politiques de Paris ainsi que dans plusieurs IEP de province, où des manifestations se sont souvent accompagnées de blocages...

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Les manifestations pour Gaza: Que se passe-t-il à Sciences Po ?

A la suite des tragiques événements du 7 octobre 2023, des mobilisations particulièrement virulentes se sont produites à l’Institut d’études politiques de Paris ainsi que dans plusieurs IEP de province, où des manifestations se sont souvent accompagnées de blocages.
Si des mobilisations comparables se sont produites dans d’autres établissements comme la Sorbonne, l’ENS ou l’EHESS, cette ferveur propalestinienne interpelle car les IEP occupent une place originale dans l’enseignement supérieur français. Situés à mi-chemin entre les universités et les grandes écoles, ils ont été créés pour reconstruire la nation au lendemain de crises majeures. Ont-ils aujourd’hui trahi cette mission, comme ont pu le dire certains éditorialistes 1?

A l’origine de Sciences Po : reconstruire la nation

La création de Sciences Po remonte à 1871. Cette année-là, la France est frappée par deux tragédies : la défaite contre la Prusse et la Commune de Paris. L’idée s’impose alors qu’il faut réarmer moralement les élites, comme le soutient Ernest Renan (La réforme intellectuelle et morale, 1871). Un homme le prend au mot : Emile Boutmy. Celui-ci entreprend de réunir des soutiens et des financements pour créer une école privée. Ce sera l’Ecole libre des sciences politiques, dont les statuts sont déposés dès décembre 1871.
Fondée sur un projet élitiste et patriotique, cette école entend combler un manque : faire en sorte que les élites connaissent mieux les réalités politiques du monde contemporain. L’Ecole propose un cursus en deux ans qui couvre la plupart des disciplines : géographie, anthropologie, diplomatie, droit constitutionnel, histoire militaire. La réussite est au rendez-vous. L’Ecole devient rapidement un vivier de recrutement pour la haute administration. En 1886, Boutmy ajoute une section coloniale, anticipant de trois ans la création de l’Ecole coloniale (1889).
Forte de son succès, l’Ecole voit les dons augmenter. Les effectifs passent d’une petite centaine d’élèves à près de 600 à la fin du XIXème siècle. En 1891, Boutmy crée l’épreuve emblématique du Grand oral qui deviendra la marque de fabrique de cette formation, en même temps que son rituel initiatique.

Le modèle des IEP

Devenue incontournable, l’Ecole de Boutmy subit la rançon de son succès. Le Front populaire lui reproche son élitisme et menace de la nationaliser. A la Libération, les élèves se voient reprocher d’avoir contribué au désastre de 1940 et participé à la Collaboration, ce qui ne rend pas justice à tous ceux qui sont entrés dans la Résistance.
Face au Parti communiste qui réclame la nationalisation, le gouvernement provisoire du général de Gaulle entend préserver un modèle qui a fait ses preuves. C’est donc un compromis que propose l’ordonnance du 9 octobre 1945 : l’Ecole devient publique sous l’appellation d’Institut d’études politiques (IEP) mais sa gestion administrative et financière est confiée à une fondation privée, la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP).
La même ordonnance crée l’ENA et généralise les IEP sur l’ensemble du territoire. Le premier IEP de province est créé à Strasbourg dès 1945. Il est suivi en 1948 par ceux de Grenoble, Bordeaux, Lyon et Toulouse. Au total, dix IEP voient le jour, en plus de celui de Paris, le dernier à Fontainebleau en 2022.
Ces établissements sont dirigés par un directeur assisté d’un conseil d’administration, ils délivrent des diplômes propres tout en ayant la possibilité de préparer des diplômes nationaux ou d’université. Surtout, les IEP sont libres de recruter leurs étudiants. La formation dure trois ans. Leurs missions sont fixées par un décret du 18 décembre 1989 : 1/ former les cadres supérieurs du public et du privé ; 2/ développer la recherche scientifique dans les sciences politiques et administrative.

Mutations contemporaines

La fin de la Guerre froide et l’entrée dans la mondialisation bouleversent profondément le paysage universitaire. La mobilité internationale et la concurrence entre établissements obligent les IEP à se renouveler. Les cursus passent à cinq ans pour se caler sur le modèle du master, tandis que les séjours annuels à l’étranger se généralisent.
De son côté, soucieux de préserver sa prééminence, Sciences Po Paris se lance dans de profondes réformes, notamment sous la direction de Richard Descoings (1996-2012) : extension des locaux, diversification et internationalisation des formations, création de campus délocalisés, augmentation du nombre d’étudiants (notamment des étrangers, qui représentent pratiquement la moitié des effectifs), hausse des droits d’inscription, modification du concours d’entrée, politique de discrimination positive, etc. Une certaine folie des grandeurs gagne l’institution, dénoncée en 2012 par la Cour des comptes.
Au-delà des réformes institutionnelles, c’est toute une mutation culturelle qui frappe les IEP. Contrairement à 1871 ou 1945, il ne s’agit plus de reconstruire le pays : la priorité est de se tourner vers le monde. L’IEP d’Aix se targue par exemple d’être une « école résolument ouverte sur le Monde « , tandis que l’IEP de Grenoble met en avant  » la place accordée à l’international « .
A Lille, le mot du directeur indique que « Sciences Po Lille est une grande école publique, pluridisciplinaire, très fortement tournée vers l’international « .
Loin des valeurs patriotiques des fondateurs, les IEP épousent désormais les valeurs du temps présent. Sur sa page d’accueil, l’IEP de Bordeaux affirme défendre quatre types de valeurs en quatre thèmes : « dimension internationale, égalité des chances, responsabilité sociétale et environnementale, vivre-ensemble « .
A Strasbourg, la page « Nos valeurs » comporte l’énumération suivante : « diversité-sociale et-démocratisation;-égalité-et-solidarité ; internationalisation et ancrage européen ; ouverture et exigence académiques » .

Le retour des idéologies

Les IEP seraient-ils devenus des « institut de rééducation politique », comme le soutient Klaus Kinzler, victime d’une cabale à l’IEP de Grenoble 2 ? La formule est sans doute excessive, mais force est de constater que l’ambiance a changé.
Face à des publics qui se diversifient et se féminisent, l’idéologie décoloniale et la théorie du genre ont pris de l’ampleur. Les sociétés occidentales ont tendance à être vues comme intrinsèquement racistes et sexistes. A l’IEP de Paris, une « charte des études sur le genre » est instaurée et les étudiants peuvent obtenir une « certification avancée en études de genre « . L’esprit scientifique en souffre, comme le montre l’impossibilité de maintenir un cours sur les théories de l’évolution3. Du reste, la lutte contre le sexisme n’empêche pas les étudiants de célébrer le « World hijab day ».
Dans ce contexte, une uniformisation idéologique se développe. A Sciences Po Paris, entre 2002 et 2022, les étudiants qui se classent à gauche passent de 57% à 71%, et 55% confient avoir voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle de 2022 4. Un militantisme vindicatif, parfois agressif, prend d’autant plus d’ampleur que les concours ont tendance à favoriser les bacheliers engagés dans des associations.
Tous les étudiants ne sont évidemment pas des activistes radicaux.5 Mais le sentiment d’appartenir à une élite éclairée, en charge notamment de la lutte contre le fascisme, n’encourage pas la modération. De plus, les réseaux sociaux rendent difficile l’expression des avis minoritaires ou tempérés.
Les tensions se répercutent alors dans l’ensemble de l’institution. La succession d’Olivier Duhamel à la présidence de la FNSP, dont la démission a été provoquée par les révélations de sa belle-fille Camille Kouchner (La familia grande, 2021), a révélé d’importants clivages autour de la candidature de la politologue Nonna Mayer, accusée d’avoir promu le concept d’islamophobie 6. A l’extérieur, on a également vu apparaître des écoles privées qui, sur les traces de Boutmy, entendent concurrencer les IEP, sans grand succès jusqu’à présent 7.

La cause palestinienne, révélateur d’une crise profonde ?

Cette situation aide à mieux mieux comprendre les passions qui entourent la cause palestinienne, perçue essentiellement sous un angle décolonial et victimaire.
Certes, les campus ont souvent été fascinés par les mouvements révolutionnaires violents. Il reste que l’indulgence envers le Hamas est troublante, celui-ci se situant à l’opposé des valeurs que prétendent promouvoir les étudiants.

Si l’empathie pour les victimes civiles palestiniennes est compréhensible, les slogans des étudiants vont très au-delà d’une simple fibre humanitaire et pacifiste. Le mot d’ordre « Israël assassin » n’a pas été accompagné de « Hamas assassin ». La facilité avec laquelle les étudiants ont repris l’accusation de génocide interpelle d’autant plus qu’aucune mobilisation n’est venue dénoncer la situation des musulmans en Chine ou en Birmanie. Quant aux appels au boycott des universités, ils ne concernent que les universités israéliennes, jamais les universités des pays autocratiques.

Malgré tout, la polarisation sur le conflit israélopalestinien a le mérite d’alerter sur la situation des IEP. Fait unique dans les annales de Sciences Po, le premier ministre Gabriel Attal s’est rendu en personne au conseil d’administration de la FNSP pour y tenir un propos particulièrement sévère : « le poisson pourrit par la tête ». 8

L’existence d’un  » islamo-gauchisme », jadis nié par le CNRS et les présidents d’université, paraît difficilement contestable. A l’heure où de la France fait face à de nombreux défis intérieurs et extérieurs, il serait peut-être temps de ramener les IEP vers les valeurs fondatrices qui ont fait à leur succès.

Auteur

Notes de Bas de page

  1. « Sciences Po, la nouvelle trahison des clercs », Sud-Ouest, 1er mai 2024.

  2. « Klaus Kinzler, enseignant: « Sciences Po Grenoble n’est plus un institut d’études politiques, mais d’éducation, voire de rééducation politique », L’Opinion, 8 décembre 1921

  3. Sciences Po : « Les études de genre ? Un mouvement sectaire grimé en discipline universitaire » , interview de Leonardo Orlando, L’Express, 29 septembre 2022)

  4. Olivier Galland,  » Sciences Po: à gauche toute ! », Telos, 19 octobre 2022

  5. Anne Muxel,  » La politisation des étudiants de Sciences Po est porteuse d’une citoyenneté critique qui rejette l’activisme radical », Le Monde, 8 mai 2024.

  6. « Sciences Po : pourquoi la candidature de Nonna Mayer à la FNSP fait polémique ? « , L’Express, 15 mars 2021.

  7. Institut de formation politique (IFP, 2004) et Institut des sciences sociales, économiques et politiques (ISSEP, 2018).

  8. Gabriel Attal à Sciences Po, son réquisitoire musclé : « Le poisson pourrit toujours par la tête » », L’Express, 13 mars 2024

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