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« Les Nouveaux Inquisiteurs » ou le wokisme vécu

« Les Nouveaux Inquisiteurs » ou le wokisme vécu

Enfin un témoignage vécu du wokisme ! Et nous en avions besoin : en France, par la force des choses, son étude a surtout été le fait de chercheurs ayant subi la cancel culture de leurs collègues. Les aspects non-universitaires du mouvement woke étaient restés quelque peu dans l’ombre : le livre-reportage de Nora Bussigny arrive donc à point nommé.

Journaliste d’investigation de métier, l’auteur dresse un tableau très complet des milieux wokes : grandes associations parisiennes, manifestations de province, universités politisées… C’est aussi un témoignage de ses convictions de gauche universaliste et laïque, à la fois soucieuse des discriminations et refusant les folies militantes. 

Nora Bussigny se dit aussi très critique de l’islam, attachée au respect des forces de l’ordre et opposée au abus du transactivisme (pas au phénomène « trans » en soi). C’est de ce point de vue – qui ne va pas sans zones d’ombres, on en reparlera – qu’on la verra décrire le wokisme.

Le tableau qu’elle en dresse est juste, pour autant que je puisse en juger – j’ai fréquenté les mêmes milieux à trois ans d’intervalle. On voit les wokes décrits dans le détail : leurs comiques litanies de pronoms (ael, iel, ul), l’écart vertigineux entre leurs exigences de pureté militantes et les pratiques réelles (racisme, exploitation…), et surtout leurs querelles intestines interminables. Le wokisme est loin d’être monolithique – il n’en est pas moins dangereux.

On voit aussi passer les « notables du wokisme » : avocats d’extrême-gauche, « sociologues de la diversité », politiciens indigénistes… ceux qui tirent, sans effort ni risque, le plus gros bénéfice médiatique et politique des actions militantes : la déconstruction est un capitalisme comme un autre.

Le point d’orgue du reportage est sans doute la manifestation de la Pride Radicale. Elle vaut la peine d’être racontée : comme toujours chez les wokes, c’est un mélange de paranoïa et de pagaille. Les organisateurs jouent aux révolutionnaires menacés par la police et les fachos que celle-ci protège (évidemment). Au point d’organiser de grandiloquentes « formations antirépression », au contenu finalement très banal (conseiller d’avoir une garantie de représentation, etc.). Ce sont de vieux enfants qui s’amusent à avoir peur du Grand Méchant Flic… qui de leur propre aveu, n’en a jamais arrêté aucun.

La manifestation se prépare : c’est le grand nettoyage. On expulse d’abord les journalistes « de droite » (y compris… « Marianne ») sous prétexte qu’ils ne sont pas « safe ». D’ailleurs, on a le droit car « les fachos font pareil avec les médias de gauche » (sic). Ensuite, on oblige les Blancs à marcher derrière les « racisés ». Toute l’après-midi, la journaliste, infiltrée dans le service d’ordre, va les renvoyer sèchement à leur place en dépit de leurs supplications, et prendre « un malin plaisir à mettre ces militants blancs [wokes] face à leurs contradictions »: on ne le lui reprochera pas.

Nora Bussigny se déguise ensuite en TikTokeuse féministe. Ses vidéos misandres sont un succès, mais on finit par la soupçonner d’être un « troll de génie », i.e une parodie très étudiée. Ayant été dans le même cas, c’est qu’à mon avis elle en sait trop sur le wokisme. Les féministes radicales aiment se donner des airs intellectuels et citer à la pelle des noms d’auteurs déconstruits… qu’elles n’ont jamais lus : la plupart se sont arrêtées aux romans de Virgine Despentes et au (très court) Scum Manifesto. Notre journaliste qui les a pris au mot, a potassé Bastide, Diallo, Préciado… ne doit pas trop s’étonner de gagner dans des « débats houleux » en étant « la plus féministe de toutes ». Trop d’érudition a dû finir par intriguer ; et la sortie d’une vidéo contre le hijab achever de la rendre suspecte.

Se joignant ensuite à un groupe de « colleuses » de banlieue, la journaliste découvre à son grand plaisir que la base du mouvement est parfois opposée à l’islam radical et à la chasse aux TERF (féministes ne refusant l’idéologie transgenre). Elles collent ensemble le message « La religion détruit les femmes », et la journaliste repart en affirmant avoir enfin découvert « un féminisme qu’elle trouve louable ».

C’est là que j’ai l’impression que l’auteur fait fausse route. Parce qu’elle a rencontré des militants plutôt raisonnables qui partagent plusieurs de ses convictions (ici sur l’islam et le transactivisme, ailleurs sur la police), l’auteur en déduit très – trop – rapidement qu’ils ne sont pas wokes. C’est plus compliqué que cela : on peut tout à fait être athée militant, trouver que le militantisme trans vont trop loin, et professer les plus folles theory woke sur le racisme structurel ou la « culture du viol ».

Après cela, la journaliste suit à Paris VIII un cours de « sociologie de la déviance » – en fait du militantisme décolonial anti-police. Et voit un autre sociologue déconstruit proposer, lors d’une conférence à Ivry, une « auto-organisation face aux forces de l’ordre » (sic). Les banlieusards débattent alors de la création d’une milice. Vive la vulgarisation des savoirs en sciences humaines !

Nora Bussigny a tenu à « prendre la température » en province, manifestant à Rennes et à Dijon : et a pu y voir (signe des temps) des balayeurs racisés forcés de nettoyer les déchets laissés par les peu soigneux manifestant décoloniaux. Elle devine aussi de vives rivalités commerciales au sein du mouvement : influenceuse féministe contre influenceuse féministe, Collectif Traoré contre les autres « victimes des violences policières », etc… se disputant revenus publicitaires ou subventions publiques.

La dernière partie du livre est à mon sens plus faible. Nora Bussigny croit discerner un « éclatement des luttes » : à l’instar du psychanalyste Ruben Rabinovitch qui l’a suivie durant son enquête, elle pense que le wokisme, trop absurde et violent, se divise et va s’effondrer. Elle veut donc mettre en avant à des activistes « républicains et laïques », surtout « Arnaud », fondateur d’une association LGBT+ refusant « l’intersectionnalité ».

C’est assez discutable. D’abord parce que la présence de conflits internes n’est pas toujours une faiblesse. Le wokisme a toujours été divisé, sa force naît de ses divisions même : de la lutte émergent des factions toujours plus énergiques et radicales. Tant qu’elles gardent assez de cohésion pour s’unir contre les « réacs » au moment voulu, cela n’a rien de dangereux (pour eux).

Que par là le mouvement se radicalise n’est pas un problème : c’est un atout. La radicalité des nouvelles factions déplace la fameuse « fenêtre d’Overton » : elle « normalise » par contrecoup les anciennes revendications, qui paraissent « modérées » en comparaison. Certains wokes utilisent cette stratégie sciemment : on l’a vu décrite dans un de leurs manuels. Il faut donc tordre le coup aux « ça va trop loin pour durer », « ils nuisent à leur propre cause » et autres dangereuses idées reçues.

Ensuite, parce le contre-exemple choisi par la journaliste est douteux. A bien lire ses propos, Arnaud n’a rien de si « républicain » : c’est l’exemple-type du woke « modéré » qui veut sauver le mouvement de lui-même, parce qu’il craint que le nouveau radicalisme indispose l’opinion. Son obsession – qui tourne au leitmotiv – est de ne pas faire « militant », ne pas être clivant : les « anathèmes » et les « accusations » calomnieuses de certains le choquent, mais il n’a aucune objection sur le fond. La « non-mixité » par exemple ne le dérange pas tant qu’elle « en petit comité » et (encore une fois) « pas militante » – c’est à dire discrète, pas ostensible comme à la Pride Radicale : l’essentiel, c’est qu’il n’y ait pas de scandale.

Typiquement encore, il essaye de séparer « transactivistes » radicaux et gentils « trans qui n’aspirent qu’à une vie lambda », oubliant que les deux partagent la même revendication fondamentale : forcer les autres à nier la réalité sous peine de « mégenrage ». Qu’ils le fassent plus ou moins violemment et bruyamment est un détail : mais justement, ce qui dérange Arnaud, c’est qu’ils fassent du « bruit ».

Son « républicanisme » se réduit donc à la critique de l’islam et au respect de la police. C’est peu, mais suffisant pour séduire la journaliste : comme avec les « colleuses », on la voit décerner un peu vite des brevets de « non-wokisme » à qui partage ces deux opinions, auxquelles elle tient manifestement beaucoup. Il faut se méfier des étiquettes que se donnent les militants : certains, pas forcément malhonnêtes, entendent par « républicain » et « universaliste » des choses assez contraires.

L’indulgence de la journaliste envers Arnaud a une autre raison, avouée : elle lui donne la parole car [elle] ne voulait surtout pas que [s]on livre soit lu par des gens qui se diraient que le militantisme LGBT n’a aucun sens. ». On touche alors à un sujet délicat : le malaise de certaines personnes de gauche face au wokisme. Elevés dans l’atmosphère antiraciste des années 80-90 et la hantise sincère de la « discriminations », certains se sont trouvés désemparés quand les wokes ont commencé à en inventer d’absurdes et à en accuser tout le monde – eux en premier.

Et ils ne savent plus se placer : ils oscillent entre leur bon sens et la crainte de « n’être finalement que [des] réac[s] ». De là des positions de « compromis » forcé souvent absurdes, sur la transidentité par exemple. L’auteur soutient ainsi (comme beaucoup d’autres du même son courant politique) que « les personnes trans existent et ont le droit sans subir de discriminations » mais le changement de sexe est « questionnable pour les adolescents » et que tout cela ne doit pas « invisibiliser » les femmes (elle cite le Planning Familial, connu pour son misogyne lexique trans)

Position généreuse, mais qui ne tient pas debout : si les transgenre existent, i.e. si une femme peut naître dans un corps d’homme et en souffrir, alors il faut l’opérer et le plus tôt possible. Sinon elle n’aura jamais vraiment l’air d’appartenir au sexe opposé : les opérations tardives ont des résultats désastreux. Et parler de « porteuse d’utérus » ou autres termes invisibilisants pour les femmes est scientifiquement fondé, si la théorie du genre l’est.

La vraie réponse, c’est de rappeler qu’elle ne l’est pas : on n’en a jamais eu aucune preuve. Jusqu’à démonstration du contraire, les « transgenres » ne sont pas différents des autres adeptes de transformations corporelles extrêmes : qui en ont le droit, mais n’exigent pas qu’on les appelle « lézard » parce qu’ils s’en sont fait la tête, et ne crient pas à la « discrimination » si cela rebute les autres. Mais cela mène à heurter le « ressenti » de gens décrits comme des « opprimés » : certaines personnes peuvent difficilement le faire sans se sentir coupables.

Ils restent donc au milieu du gué, dans une position glissante où ils culpabilisent chaque jour davantage, avec la tentation permanente de céder aux vues de l’adversaire : et si les wokes avaient raison ? Wokes qui ne gênent pas d’ailleurs pour exploiter cette culpabilité – voir les fameuses séances de rééducation de Robin DiAngelo. Cette angoisse revient sans cesse, dans le reportage ou les entretiens avec le psychanalyste Ruben Rabinovitch qui l’entrecoupent. La journaliste l’avoue avec beaucoup de courage : et c’est cet aveu qui donne toute sa profondeur au livre.

Nora Bussigny, Les Nouveaux Inquisiteurs : L’enquête d’une infiltrée en terres wokes, Paris, Albin Michel, 2023, 19,90 €

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