Liberté académique et autocensure

Liberté académique et autocensure

Jacques Robert

Professeur émérite de cancérologie, université de Bordeaux
La liberté académique exige que nous soyons libres de choisir nos sujets de recherche, mais comme toute liberté, celle-ci doit être encadrée. La première limitation réside en notre conscience, comme nous le savons depuis Rabelais. En tant que médecin et chercheur, je ne peux pas choisir un sujet de recherche qui porterait atteinte à l’intégrité des personnes. Mais...

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Liberté académique et autocensure

La liberté académique exige que nous soyons libres de choisir nos sujets de recherche, mais comme toute liberté, celle-ci doit être encadrée. La première limitation réside en notre conscience, comme nous le savons depuis Rabelais. En tant que médecin et chercheur, je ne peux pas choisir un sujet de recherche qui porterait atteinte à l’intégrité des personnes. Nous avons tous en tête ce que les nazis avaient mis en place dans les camps de concentration, prétendument pour faire avancer les connaissances scientifiques ; depuis, des barrières strictes ont été mises en place, que certains toutefois font semblant de ne pas voir en prenant des libertés avec l’éthique médicale, en se passant en particulier de l’avis des « Comités de protection des personnes » qu’il est obligatoire de recueillir. Le nécessaire contrôle scientifique de nos projets de recherche et des publications que nous en tirons n’est pas une véritable limitation à la liberté académique : il ne peut exister de recherche sans évaluation, le simple fait d’obtenir un poste dans une université, un « grand organisme » comme le CNRS, l’Inserm ou l’INRAE, ou un hôpital pour un médecin, est assorti d’une obligation, celle de se plier aux règles de l’évaluation.

Une deuxième limitation à la « liberté académique » vient de la nécessité de financer les recherches que l’on projette. Nous avons tous besoin, selon les disciplines, et même pour les recherches en philosophie et en littérature, de produits divers, de petit matériel, de grosses machines, de temps de calcul, etc., mais surtout de personnes pour travailler avec nous, doctorants, post-docs, ingénieurs, techniciens, enquêteurs, statisticiens et autres. Fonds publics, caritatifs et privés sont mis à contribution, après évaluation des projets par nos pairs, scientifiques compétents, mais le libellé des « appels à projets » limite souvent nos libertés : il faut proposer des sujets de recherche « rentables », qui pourront déboucher sur des applications, ce qu’on appelle le pilotage de la recherche « par l’aval ». La recherche fondamentale, non finalisée vers la découverte de solutions pratiques (un médicament par exemple pour le domaine médical) est indispensable ; certains projets très fondamentaux se révéleront aboutir sur « une voie de garage », d’autres au contraire seront très féconds, mais il n’existe aucun moyen de le savoir à l’avance. Pour rester dans le domaine médical, la recherche fondamentale est la mère des progrès thérapeutiques et on pourrait en donner des exemples précis. 

La recherche est-elle programmable ? C’est une question que j’avais posée lors du vote de la dernière loi de programmation de la recherche, qui était en fait une loi de programmation du financement de la recherche. Hélas, justement, le type de financement privilégié par cette loi visait en fait à programmer encore plus les sujets de recherche… Faut-il rappeler que c’est une aberration ? On ne peut programmer que les me-tooi1, pas les travaux fondamentaux et créatifs. Une phrase comme : « Monsieur Fleming, déposez donc un projet de recherche visant à découvrir des substances anti-bactériennes » n’a pas de sens. En revanche, cette autre : « Monsieur Tartempion, déposez donc un projet de recherche visant à découvrir de nouveaux antibiotiques » a un sens. La serendipity gouverne le monde de la découverte, pas celui de la recherche telle qu’elle est conçue par les tutelles. Si Fleming n’avait pas eu la liberté d’exploiter une observation inattendue, nous n’aurions peut-être pas d’antibiotiques aujourd’hui. Je crains que, de nos jours, aucune commission Inserm ne lui donnerait de crédits pour tirer parti de cette observation.

Ces limitations n’empêchent d’ailleurs pas les recherches saugrenues d’être promues et financées, comme celles visant à prolonger la vie humaine au-delà de cent ans ou à mettre au point les greffes de cerveau – ou de corps entier selon le point de vue qu’on adopte. Il est nécessaire d’exercer un contrôle scientifique des sujets proposés, ne serait-ce que pour s’assurer de leur vraisemblance. L’Inserm a dû cesser de financer les travaux de Benveniste, à la fin des années 1980, parce qu’ils s’éloignaient du cadre de la science et qu’il était possible de le démontrer. Cette décision a été prise collégialement, par une commission scientifique spécialisée dont je faisais partie, et je peux affirmer qu’elle a été douloureuse et n’a pas été prise de gaîté de cœur. Mais si ce contrôle scientifique est indispensable à l’attribution de crédits de recherche (sans parler du contrôle a posteriori qui n’est jamais fait), ce contrôle ne doit jamais être un contrôle idéologique comme cela tend à se mettre en place. Benveniste se comparaît à Galilée, mais c’est bien un contrôle idéologique qui s’exerçait sur les travaux de ce dernier, mis en place par le pape Urbain VIII, ce n’était pas un contrôle scientifique : le pape avait parfaitement vu au télescope les lunes de Jupiter que lui avait montrées Galilée et il était convaincu qu’elles existaient bien…

Un contrôle idéologique d’un autre type s’exerce aujourd’hui sur la recherche et, comme l’a relevé Nathalie Heinich, une confusion s’est fait jour entre le contrôle scientifique indispensable de la recherche et un contrôle idéologique inadmissible, aboutissant à la censure et parfois à l’autocensure des chercheurs eux-mêmes. Non seulement le militantisme, quelles que soient ses justifications, opère en dehors de la recherche, mais il nuit à toute recherche. Il existe des sujets de recherche qui relèvent de la pensée unique et bienpensante, et d’autres qui n’en relèvent pas. Certes, ce contrôle est nettement plus prégnant dans les sciences humaines que dans les sciences dites « dures », mais la médecine, par exemple, n’en est même pas affranchie. Joseph Ciccolini a décrit sur ce site les sujets de recherche en cancérologie qu’il a relevés dans un grand congrès de la discipline et qui viennent témoigner de la bienpensance des chercheurs : « Disparités raciales/ethniques dans la récidive locorégionale des patientes atteintes d’un cancer du sein sans ganglions positifs aux récepteurs hormonaux », « Résultats dans le monde réel du traitement de femmes noires comparées aux femmes blanches non hispaniques atteintes d’un cancer du sein triple négatif avancé ». De même que les sujets de recherche, les résultats sont conformes aux conclusions préétablies ou ne le sont pas. Bien sûr, les Noires apparaissent toujours défavorisées dans ces études mais ces études sont systématiquement mono-paramétriques et ne prennent nullement en compte les facteurs autres qu’ethniques : niveau économique et social, éducation, etc. 

Dans le même ordre d’idées, un article du Journal of the National Cancer Institute dont j’ai fait l’analyse a évalué la profondeur du séquençage de l’ADN tumoral réalisé chez les Blancs et les Noirs : bien sûr, en « défaveur » des Noirs, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la couleur de leur peau. La profondeur du séquençage n’a aucune incidence sur le diagnostic, le pronostic ou le traitement, mais les auteurs de l’article ont trouvé là des galons qui les feront bien considérer des milieux woke. On peut se demander si les auteurs auraient osé publier leurs travaux s’ils avaient trouvé des résultats opposés ou, plus simplement, une absence de différences entre les résultats observés chez les Blancs et les Noirs. Cette question n’a rien de théorique.

Un article paru en 2020 dans les Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA (PNAS) a connu beaucoup de succès et a été cité plusieurs centaines de fois. Il a même été cité par une juge de la Cour suprême, Ketanji Brown Jackson, car il montre les avantages de la diversité : « Cela sauve des vies », a-t-elle écrit. L’étude portait sur la « concordance patient–médecin sur les résultats des soins des minorités “sous-représentées”, en ce qu’elle peut atténuer les préjugés externes, stimuler la communication et accroître la confiance ». Les auteurs étaient partis de l’observation, bien réelle, qu’aux États-Unis le taux de mortalité des nouveau-nés noirs est trois fois supérieur à celui des nouveau-nés blancs 2 et en cherchaient les causes. Leurs résultats suggèrent« que la concordance raciale nouveau-né–médecin est associée à une diminution significative de la mortalité des nouveau-nés noirs. [Ils] suggèrent en outre que ces avantages se manifestent lors d’accouchements plus difficiles et dans les hôpitaux qui donnent naissance à un plus grand nombre de bébés noirs ». Ainsi donc, si l’étude a été bien conduite et ses résultats non biaisés, la conclusion est que les médecins blancs ne prennent pas assez soin des nouveau-nés noirs. C’est évidemment inacceptable et il faut remédier d’urgence à cet état de choses. 

Oui, mais… Quatre ans plus tard, la même revue scientifique a publié une réanalyse des mêmes données qui n’a pas abouti aux mêmes conclusions. « L’effet est considérablement affaibli et devient souvent statistiquement non significatif, une fois que l’on prend en compte l’impact des très faibles poids de naissance sur la mortalité et le fait que les médecins noirs sont moins susceptibles de voir la population à plus haut risque de nouveau-nés ayant un faible poids à la naissance ». En outre, « ces résultats […] suggèrent que, pour réduire l’écart entre les Noirs et les Blancs, il faut lutter contre l’incidence de ces faibles poids de naissance chez les nouveau-nés noirs ». En somme, il faut agir, non pas au niveau des salles d’accouchement en appariant la « race » des médecins à celle des nouveau-nés, mais avant la naissance, en assurant des conditions socioéconomiques satisfaisantes aux femmes noires enceintes. Seulement, voilà : apparier médecin et nouveau-né coûte bien moins cher qu’élever les conditions de vie des Noirs américains.

On peut rappeler que Martin Luther King, après des années de militantisme pour les droits civiques, après beaucoup de batailles, a fini par être reconnu de toute la classe politique américaine ; mais son aura a faibli lorsqu’il a dit qu’il faudrait aussi s’occuper des conditions socio-économiques, « nourrir les affamés et habiller les nus » ; il été lâché par les médias qui le soutenaient jusqu’alors… et il a été assassiné. Les droits civiques, c’est très bien, après qu’on a mis son portefeuille à l’abri.

Je ne me suis éloigné qu’en apparence de mon sujet, qui est la liberté académique. Il a été montré dans un article que seulement 6 % des psychologues sociaux américains et canadiens se qualifiaient de « conservateurs ». Ces derniers « craignent les conséquences négatives de la révélation de leurs convictions politiques à leurs collègues ». Ils ont raison de le faire : « de nombreux psychologues sociaux ont déclaré qu’ils feraient preuve de discrimination à l’égard de collègues ouvertement conservateurs s’ils avaient à expertiser une candidature à un recrutement, une demande de subvention ou le manuscrit d’un article. Plus les répondants étaient libéraux [au sens américain, c’est-à-dire « de gauche » au sens français], plus ils disaient qu’ils feraient de la discrimination ». 

Un psychologue réputé, Paul Bloom, professeur à l’université Yale puis à l’université de Toronto, analyse la question de l’autocensure dans un billet de la Chronicle of Higher Education. Une étude de 2024 a révélé que la plupart des professeurs – y compris ceux de gauche, même si cela était plus courant à droite – autocensurent leurs publications sur des sujets controversés en psychologie. Ils s’inquiètent des conséquences négatives sur leur vie sociale et professionnelle. Même s’ils n’ont pas grand-chose à redouter de la plupart de leurs collègues qui considèrent ces craintes comme non fondées et ont un grand mépris pour leurs collègues qui demandent la rétractation d’articles pour des raisons « morales », il existe une minorité de professeurs qui estiment qu’une réponse appropriée à certains points de vue peut inclure « l’ostracisation, l’étiquetage public par des termes péjoratifs, le refus de publier un travail quels que soient ses mérites, le refus de recruter ou de promouvoir un chercheur même si les requis formels sont respectés, le licenciement, la honte sur les réseaux sociaux et la révocation des postes de direction ».

Enfin, certaines grandes revues affirment explicitement que les implications politiques déterminent en partie ce qui peut être publié. Voici les lignes directrices de la revue Nature Communications, développées en 2020 à la suite d’une enquête conduite par une responsable éditoriale à propos d’un article (rétracté ensuite par la revue) sur l’encadrement des chercheurs, qui concluait que les encadrants masculins pouvaient, mieux que les féminins, contribuer à élever le statut des femmes dans les sciences.

Nous avons renforcé notre détermination à soutenir la diversité, l’équité et l’inclusion dans la recherche. […] Nous avons également révisé nos pratiques et politiques éditoriales et, au cours des dernières semaines, nous avons élaboré des directives internes supplémentaires et mis à jour les informations destinées aux auteurs. Nous reconnaissons qu’il est essentiel de garantir que ces études soient considérées sous de multiples perspectives, y compris celles des groupes concernés par les résultats. Nous pensons que cela nous aidera à garantir que le processus d’examen prend en compte la dimension du préjudice potentiel et que les réclamations sont modérées par la prise en compte des limites des études lorsque les conclusions ont des implications politiques potentielles.

Un éditorial plus récent de Nature Human Behaviour décrivant les nouvelles procédures de cette revue pour les reviewers et les éditeurs est ainsi intitulé : « De nouvelles directives éthiques abordent les préjudices potentiels pour les groupes humains qui ne participent pas à la recherche mais qui pourraient être blessés par sa publication » et poursuit : « La science a été pendant trop longtemps complice de la perpétuation des inégalités structurelles et de la discrimination dans la société. Avec ces conseils, nous faisons un pas en avant pour contrer cela ». C’est en droite ligne avec la politique éditoriale de Nature Communications : un article concluant que les chercheuses réussissent mieux avec des mentors masculins ne sera pas publié parce que ces résultats, même s’ils sont vrais, causeront un « préjudice potentiel » ou rendront la revue « complice de la perpétuation des inégalités structurelles » et de la discrimination dans la société.

Ainsi donc les revues donnent les instructions sur ce qu’il est acceptable de publier et ce qui ne l’est pas ! Peu importe le contenu scientifique, peu importe la qualité des analyses et des enquêtes, elles doivent aboutir à des conclusions connues à l’avance. Dans ces conditions, les chercheurs qui travaillent sur des sujets « sensibles » (et nous avons vu plus haut que ces sujets peuvent se rencontrer tout aussi bien en médecine que dans les sciences humaines même si ce type de recherches y est sans doute plus fréquent), ont le choix entre : (i) ne pas soumettre pour publication un travail qui aboutit à des conclusions « incorrectes » ; (ii) tricher un peu pour rendre les conclusions présentables, par exemple en omettant d’insérer une partie des analyses ; (iii) dénigrer le travail que l’on a réalisé, en disant qu’on n’a pas tenu compte de facteurs qui l’auraient rendu compatible avec la doxa ; (iv) changer de sujet de recherche.

Dans tous les cas, cela s’appelle de l’autocensure. 

Un magnifique exemple nous en a été fourni par le New York Times tout récemment. Une étude américaine sur l’utilisation des bloqueurs de puberté n’a pas été publiée dans une revue scientifique par ses auteurs parce que les résultats ne leur convenaient pas. Resituons le problème. Au nom de la « liberté » des adolescents qui choisissent de changer de sexe, certains médecins prônent la prescription de « bloqueurs de puberté ». Cela permet, disent-ils, de retarder l’apparition de la puberté, et ils affirment sans preuve que cela diminue leurs troubles psychiques. Un des médecins impliqués, le Dr Johanna Olson-Kennedy, a voulu apporter des arguments pour défendre ce point de vue, mais les résultats qu’elle a obtenus sont contraires à ses hypothèses : non, il n’y a pas d’amélioration de la gender distress des adolescents qui suivent ce traitement. 

Mais comme ces résultats ne sont pas conformes aux hypothèses de départ et « qu’ils pourraient alimenter les attaques politiques qui ont conduit à l’interdiction des traitements liés au genre chez les jeunes dans plus de 20 États », elle refuse de les publier. L’ensemble du projet de recherche a été subventionné à hauteur de près de 10 millions de dollars par les National Institutes of Health, mais qu’importe ? Il n’est pas impossible qu’elle soit finalement contrainte de les publier, les NIH n’hésitant pas, si un travail subventionné et réalisé n’est pas publié quels que soient ses résultats, de réclamer le remboursement des grants reçus…

Auteur

Notes de Bas de page

  1.  Dans l’acception ancienne de l’expression : l’imitation de ce qui a déjà été fait.

  2.  Cette disparité a une origine pathologique (éclampsie) et socioéconomique, et non raciale. C’est, typiquement, ce que les statisticiens nomment un « effet de structure »., et que les apprentis-sociologues sont censés apprendre en première année d’études.

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