L’influence des idéologies identitaires sur les pratiques « psy »

L’influence des idéologies identitaires sur les pratiques « psy »

Les idéologies identitaires contemporaines influencent profondément les pratiques psychologiques en imposant une hypermoralisation de la vie sociale, transformant la relation thérapeutique en un espace de validation idéologique plutôt que d’analyse neutre. Le psychologue Florent Poupart nous met en garde contre cette évolution qui s’accompagne d’une défiance croissante envers la vie psychique dans sa dimension inconsciente, au profit d’un idéal de transparence et de pureté morale.

Table des matières

L’influence des idéologies identitaires sur les pratiques « psy »

La période contemporaine, qu’on a pu qualifier d’hypermoderne, produit des idéologies identitaires qui s’inscrivent dans une vision manichéenne et victimaire de la vie sociale. Elles réduisent les relations humaines à des rapports de domination systémiques, c’est-à-dire à la fois cachés et anonymes, inconscients et sans sujet, qui appellent par conséquent une activité de dévoilement et de déconstruction sans fin. Cet activisme s’incarne en particulier dans une hypermoralisation de la vie sociale, qui tend à s’infiltrer dans tous les domaines, de la sphère publique aux relations intimes.

Mais ce qui semble la distinguer d’autres formes de morales totales, et qui est spécifique de l’ère hypermoderne, c’est son caractère autonome, et non plus hétéronome. Car ici, la condamnation morale n’est plus énoncée au nom d’un principe collectif transcendant (Dieu, la Patrie, la Révolution…), mais sous la pression d’enjeux individuels. Contrairement au puritanisme traditionnel, le néo-puritanisme n’est pas mu par l’angoisse de culpabilité, déterminé par une morale extrinsèque, mais par la honte, affect plus archaïque, d’essence narcissique, lourd de potentiel dépressif et (auto-)destructeur. Cette mutation est à replacer dans le contexte général d’une fragilisation des fondements narcissico-identitaires des individus dans les sociétés contemporaines1. Les pratiques cliniques en santé mentale, dans les cabinets de psychothérapie comme en institutions psychiatriques, n’y sont évidemment pas imperméables. Je propose de repérer quelques-uns des effets des idéologies identitaires contemporaines sur les pratiques psy2.

 

La haine de la différence

L’hypermoralisation de la vie sociale détermine une haine de la différence dont témoigne notamment un glissement dans l’usage du mot discrimination : toute différence tend à être perçue comme une oppression. La recherche de pureté idéologique, attisée par les enjeux narcissiques qui sous-tendent ces nouvelles morales, impose une défiance vis-à-vis de toute différence, vécue comme une violence ou une offense. Cela se traduit par une recherche de spécularité, de mêmeté, qui influence évidemment les modalités de la rencontre entre un patient et un thérapeute. C’est ainsi qu’on a vu ces dernières années se multiplier les thérapeutes se prévalant de telle ou telle appartenance communautaire pour se prétendre plus safe, inclusifs, et friendly que les autres. Ils feignent de croire que la ressemblance avec un patient serait un gage d’empathie et d’efficacité thérapeutique : elle ne favorise le plus souvent que la séduction et la confusion. On a même vu naître des associations réunissant des praticiens, non plus autour d’une orientation théorique ou d’une méthode thérapeutique, mais sur la base de critères identitaires idéologisés. Ces psy hypermodernes répondent, par cette offre nouvelle, à la demande croissante des patients à se tourner vers des thérapeutes qui leur ressemblent.

L’accès à la différenciation est un enjeu crucial du développement psychique. Elle conditionne l’émergence de la fonction symbolique, qui permet l’appropriation subjective de l’expérience vécue. Pour se sentir exister, le bébé doit apprendre à représenter l’objet maternel, ce qui implique de le perdre comme prolongement de soi pour le rencontrer comme objet différencié : perte, symbolisation, différenciation, subjectivation, sont inextricablement liées dans la vie psychique, et se trouvent remises en jeu au sein du cadre clinique3. On mesure combien la mêmeté, et la haine de la différence dont elle procède, risquent de nuire à la relance, chez le patient, d’une appropriation subjective de son histoire, dont relève le processus thérapeutique. En choisissant son psy sur un critère identitaire, le patient se prive d’un cadre clinique fondé sur la neutralité, condition de l’analyse du transfert : ce n’est qu’en ignorant (autant qu’il est possible) l’identité et les opinions de son thérapeute, que le patient peut lui faire jouer en fantasme le rôle des divers personnages qui peuplent sa vie psychique, et s’en dégager le cas échéant. En allant voir un psy qui lui ressemble, le patient s’expose à s’identifier à leur attribut commun, au détriment de l’écart, de la différence, de la singularité. Le risque est de favoriser ou renforcer le faux-self, c’est-à-dire une façade identitaire dictée par l’angoisse d’abandon et coupée de ses racines pulsionnelles. La psychothérapie se réduit alors à une opération de séduction mutuelle et d’assignation identitaire, là où l’on voudrait au contraire qu’elle contribue à soutenir l’autonomie psychique et le jeu mouvant des identifications, pour favoriser la créativité, le sentiment d’authenticité, et la capacité d’une rencontre vivante avec les autres.

 

La haine de l’inconscient

Le cadre clinique est une rencontre avec l’altérité à double titre : celle du clinicien, mais aussi l’étranger en soi. Or l’hypermoralisation contemporaine implique une défiance à l’égard de la vie psychique dans sa dimension inconsciente, en tant qu’elle échappe à tout effort d’auto-contrôle et de rééducation morale. Car l’inconscient postulé par les psychanalystes entretient un rapport d’opposition dynamique avec la morale, dans la mesure où ce sont en grande partie les exigences surmoïques, les interdits moraux intériorisés, qui déterminent le refoulement : l’inconscient est donc immoral par nature. L’hypermorale promeut au contraire une anthropologie à deux dimensions, soit un individu sans profondeur, transparent à lui-même et surtout aux autres, exempt de mensonge, de doute, d’ambivalence, c’est-à-dire tout ce qui pourrait cacher une pensée ou un désir immoral, mais aussi tout ce qui fait son humanité. L’individu idéal de la société hypermoderne fait ce qu’il dit, dit ce qu’il pense, et pense comme il est.

Le procédé technique inventé par la psychanalyse pour favoriser l’émergence du matériel inconscient consiste à soumettre le patient à la règle de la libre association. Il s’agit d’une invitation à tout dire, en particulier ce qu’il préfèrerait taire, qui ne répond pas à la désirabilité sociale ou aux attentes supposées de l’analyste : ses désirs coupables, ses pensées honteuses… Qu’advient-il de cette liberté de parole lorsque la relation thérapeutique est conditionnée à une mêmeté entre patient et thérapeute, donc à une exigence de pureté morale et idéologique ? On assiste à un glissement vers des pratiques militantes et rééducatives, de la part de praticiens qui semblent se prévaloir de l’ascendant que leur confère leur statut pour faire valoir leur idéologie. Ainsi s’autorisent-ils à prendre position sur les opinions et choix de vie de leurs patients, les encourageant par exemple à se détourner d’un conjoint ou d’un parent (jugé toxique ou pervers narcissique), continuer ou cesser de tromper leur conjoint, avorter ou y renoncer, accepter ou refuser telle pratique sexuelle, revendiquer telle partie d’eux, escamoter telle autre, s’identifier à tel genre, se revendiquer victime (ou s’assumer coupable) de telle violence, de telle oppression, déconstruire tel stéréotype, etc. Il ne s’agit plus ici d’accueillir inconditionnellement la subjectivité du patient, comme le veut le principe de neutralité au fondement de la posture clinique, mais au contraire de l’influencer dans le sens d’un idéal, qui est celui du thérapeute.

C’est déjà ce que dénonçait Freud en 1918, dans l’une de ses très rares prises de position éthique, lorsqu’il écrivait que la psychanalyse ne doit pas « se mettre au service d’une conception philosophique particulière de l’univers qui obligerait le patient à s’élever moralement », ce qui ne serait « qu’une sorte de tyrannie voilée par la noblesse du but à atteindre ». Au contraire, « nous ne cherchons ni à édifier son sort, ni à lui inculquer nos idéaux, ni à le modeler à notre image avec l’orgueil d’un Créateur — ce qui nous serait fort agréable4 ». Cette tentation n’est donc pas nouvelle, mais elle semble attisée par le climat idéologique contemporain, prompt à imposer sa vision morale dans toutes les sphères de la vie humaine.

Auteur

Notes de Bas de page

  1. Voir par exemple Kaës, R., Le Malêtre. Paris : Dunod ; 2012 et Lebrun J.-P., Un immonde sans limite. Toulouse : érès ; 2020.

  2. Je reprends ici des considérations publiées ailleurs, notamment dans Poupart, F. & Constant, H., « Un soin psychique sans Psyché ? Idéologies identitaires, psychophobie généralisée et pratiques en santé mentale », In Analysis 2024 ; 8(1) ; Poupart, F., « La psychologie clinique à l’ère de la morale totale », in Hénin, E. (dir.). Face à l’obscurantisme woke. Paris : P.U.F. (à paraître) ; Poupart, F., « Destins du transfert et du cadre dans une “civilisation de la honte” », in Putois, O. (dir.)., Les transferts. Toulouse : érès (à paraître).

  3. Voir Green A. (1974), « L’analyste, la symbolisation et l’absence dans le cadre analytique », in La folie privée. Paris : Gallimard ; 1990 : 73-119.

  4. Freud, S. (1918), « Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique », in La technique psychanalytique. Paris : PUF ; 2005 : 131-141, p. 138.

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