Chantal Delsol, Insurrection des particularités, Le Cerf, 2025, 315 p.
Le dernier livre de Chantal Delsol est remarquable par sa hauteur de vues, car il parvient à rendre intelligibles les grands enjeux de la postmodernité en les inscrivant dans le temps long de l’histoire et dans un cadre géopolitique mondial. La philosophe y synthétise ses réflexions précédentes sur le déclin de l’universel et les pathologies de la démocratie occidentale, tout en se penchant plus précisément sur le nouveau pouvoir des minorités. Non sans ambiguïté, « l’insurrection des particularités » désigne aussi bien la résistance des identités nationales aux nouveaux impérialismes (Chine, Russie) que les politiques identitaires qui fracturent les nations occidentales. Nous le prendrons uniquement dans ce second sens, négatif et qui se confond avec le wokisme. Ce courant prospère sur fond de crise de l’universel et de déclin de la raison, substituant à la science et à la conversation civique le nihilisme, le narcissisme et le sectarisme. Delsol épingle avec lucidité « cette préférence pour le relativisme qui signe paradoxalement les pensées intolérantes » (p. 151).
Sans prétendre rendre compte de toutes les analyses, ni suivre le plan de l’ouvrage, nous souhaiterions mettre en lumière les grands concepts susceptibles d’éclairer le phénomène woke, tel qu’il pourrit actuellement la vie intellectuelle et les institutions : renoncement à l’universel, décolonialisme, égalitarisme, inclusion, subjectivisation de la morale, dictature des identités, redéfinition de la démocratie, pensée systémique, nominalisme radical, déclin de la raison.
RENONCEMENT A L’UNIVERSEL
L’Occident a toujours visé « le commun universel », projet inséparablement intellectuel, politique et moral, doublement enraciné dans la nature : la science vise la vérité des lois naturelles, tandis que l’émancipation satisfait l’aspiration morale des hommes à la liberté, constituant un « universel de promesse ». Mais cet universalisme est aujourd’hui remis en cause : la conviction de la dignité égale de toutes les cultures nous empêche d’estimer nos valeurs meilleures que les autres – ainsi une partie de la gauche défend la burqa parce que toutes les cultures se valent. La cause profonde de cet abandon est le triomphe de la volonté sur la nature : l’individu postmoderne, qui ne légitime que les produits de sa volonté, ne peut produire que du particulier. L’universel est dévoilement d’une vérité qui me précède, tandis que le particulier ne renvoie qu’à celui qui le construit. Parce que l’universel est dévoilement d’une vérité inscrite dans la nature, on ne saurait inventer ni fabriquer un ordre universel par la pensée. Dès l’instant où nous ne voulons rien trouver, mais tout créer, nous sommes voués à demeurer dans le particulier. Dès lors, ne nous étonnons pas que les autres cultures ne reconnaissent pas dans nos lois sociétales les produits d’un universel, car elles sont seulement les constructions d’une culture particulière. Le désir d’émancipation a accouché d’un monde nouveau, prétendant déconstruire tous les repères anthropologiques : la filiation, la distinction des sexes, la frontière entre l’homme et l’animal, l’homme et la machine, et bientôt la mort. « Le désir d’émancipation est devenu désir de s’émanciper du principe de réalité et de la condition humaine générale. » (p. 16) Chaque culture se replie sur elle-même et même les droits de l’homme, que nous pensions universels, sont rejetés dans de nombreux pays, car ils reposent sur une croyance parmi d’autres : la croyance en la dignité de l’être humain. Les choix de l’Occident sont fondés sur la culture judéo-chrétienne, et quand celle-ci s’efface, ces choix se déplacent. L’universalisme cesse d’être une vérité et devient un récit – un mythe – parmi d’autres.
DÉCOLONIALISME
L’abandon de l’universalisme conduit à considérer les valeurs occidentales comme des particularismes culturels, qu’il serait impérialiste de vouloir imposer aux autres peuples ou à nos concitoyens d’origine étrangère. Ainsi la laïcité, pourtant au fondement des valeurs de notre République, est de plus en plus considérée comme un concept colonialiste, au point que l’État doit déployer partout des « référents laïcité » tant l’idée ne va plus de soi. On voit émerger un « provincialisme de la pensée » et un « tribalisme actif », chaque groupe voulant passer devant les autres. L’individu se confond avec son groupe tribal, l’identité est collective et la responsabilité transférée au groupe.
Le courant décolonial additionne deux branches du nihilisme : 1) le nihilisme occidental, fait de haine de soi et de culpabilité. La culture européenne se caractérise par sa capacité à reconnaitre ses fautes passées, de sorte que notre aptitude à la critique – qui fit notre force dans le passé – nous permet aujourd’hui de nous détester nous-mêmes. 2) le nihilisme des anciens colonisés, qui veulent détruire l’Occident parce qu’il a rendu leur culture non viable par comparaison.
Cependant, le décolonialisme est un narcissisme : en alimentant l’idée qu’il serait seul coupable (du colonialisme, de l’esclavagisme), l’Occident trouve le moyen de se grandir indûment, et c’est une stratégie pour rester le seul acteur de l’histoire. Cette attitude revient à infantiliser les autres peuples, qui ne seraient pas responsables de leurs actes.
A contrario, les Chinois ne profitent pas des bénéfices narcissiques liés à la colonisation qu’ils ont subie ; ils préfèrent rendre coup pour coup, préfèrent le bellicisme à la victimisation. De manière générale, les Asiatiques ne se joignent pas au chœur des victimes de l’histoire. L’universalisme chinois, fondé sur le concept de « Tianxia » (« tout ce qui existe sous le ciel »), consiste à déployer un soft power après l’humiliation des colonisations – il s’exprime notamment dans le projet des Routes de la Soie. Au lieu de coloniser, la Chine établit des hiérarchies de civilisation avec les peuples jugés inférieurs. Chine et Russie ne prétendent pas nous imposer leur civilisation, mais la considèrent comme très supérieure à la nôtre. En revanche, ils conquièrent les pays qu’ils considèrent comme déjà à eux (Taïwan, l’Ukraine). Avec le même paternalisme que la Chine, la Russie conquiert par amour et non par haine, comme un père réunit ses enfants. L’Occident se réservait d’intervenir partout où les droits de l’homme étaient bafoués, devenant un empire sans empereur ; de même, Chine et Russie se réservent le droit d’intervenir militairement selon leur bon plaisir, en raison de leur supériorité. Or ces deux empires ne reconnaissent pas leur responsabilité dans les crimes, ni de Staline ni de Mao. Le document N°9 met en garde contre « la promotion du nihilisme historique » de qui contesterait la version officielle de l’histoire. En Turquie, Omar Pamuk fit les frais du même interdit, quand il fut traduit en justice pour avoir parlé du génocide arménien (selon l’art. 301 du Code pénal).
Ainsi, la défaite de l’universalisme occidental rebat les cartes de la géopolitique mondiale : elle laisse se déployer les empires (Chine, Russie) et d’autres nations revendiquant leur identité et leur puissance (Turquie, Inde).
ÉGALITARISME
L’universalisme est englobant, donc inégalitaire, puisqu’il consiste à valoriser certains principes ou valeurs, considérés comme légitimes. Une fois abandonné l’universel, toutes les cultures sont égales dans leurs différences irréductibles. Le relativisme implique de niveler non seulement les cultures, mais toutes les hiérarchies morales et toutes les valeurs. Le seul bien est l’égalité des êtres et des comportements. L’égalité, grand principe moral de l’Occident, a produit son excès, l’égalitarisme, lequel a en retour défait tous ses principes, à commencer par l’universel et la rationalité : les lois de tous pays sont égales, les principes pseudo-scientifiques sont égaux aux scientifiques, et ainsi à l’avenant.
Cet égalitarisme se manifeste notamment dans la querelle des canons qui éclata aux États-Unis dans les années 1980. Le canon est un critère d’excellence qui suscite une hiérarchisation des formes et des êtres. Mais dès l’instant où toute hiérarchisation est perçue comme une violence et une discrimination, le canon est dénoncé comme un mythe, fabriqué par hommes avides de pouvoir. En réalité, le canon révèle aussi un besoin de modèles, et son refus traduit la certitude de trouver ses critères de comportement en soi-même.
Corollaire de la hiérarchie des auteurs et des œuvres, la méritocratie repose sur une hiérarchie des talents. Or les critiques de la méritocratie, plus vives que jamais, remontent au mitan du siècle dernier, quand Michael Young, dans The Rise of the Meritocracy (1958), invente le mot et dénonce le fait. En effet, la méritocratie révèle l’inégalité naturelle et renvoie chacun à ce qu’il vaut vraiment. L’inégalité des chances, due à l’arbitraire de la naissance, avait au moins la vertu de favoriser le mythe de l’égalité naturelle. En critiquant le mérite, on espère sauver ce mythe à défaut de le réaliser. Michael Sandel, dans La Tyrannie du mérite (2021), décrit à son tour la pression engendrée par société du mérite. Young se demande pourquoi mettre la valeur dans le QI et pas dans bonté, la sensibilité ou le courage. Delsol répond : parce que ces valeurs érigées en critères engendrent des sociétés de l’ordre moral à la Savonarole.
La supériorité du mérite est particulièrement contestée par la politique identitaire, qui accorde la même valeur à chacun quels que soient ses mérites. La présupposition de l’égalité des talents et des capacités étend la croyance en la dignité ontologique de tous, interdisant que subsiste aucune aristocratie du mérite. La société est composée d’individualités toutes aussi géniales, se livrant une concurrence impitoyable de génies (car si chacun est le meilleur, il n’y a plus de meilleur). Pour hiérarchiser les dossiers, on remplace le mérite par la discrimination positive, en offrant les meilleures places aux représentants de chaque groupe race, sexe, etc. Mais ce programme d’égalisation pénalise les personnes réellement méritantes – et la discrimination positive est en reflux aux États-Unis depuis la décision de la Cour Suprême en juin 2023.
INCLUSION
L’égalitarisme est une vertu chrétienne devenue folle : l’égale dignité ontologique de tous les hommes devient leur égalité réelle. Comme la hiérarchie et le canon, l’idée même de norme est rejetée : il n’y a plus de norme, tout le monde est normal. L’« inclusion », devenue la vertu cardinale, consiste à conférer toute la valeur à l’individu pour la retirer aux ensembles. Pratiquer l’inclusion à l’école, c’est nier la notion de « bon élève » et donc refuser au plus faible la chance de rattraper son retard. Au lieu de demander à chacun (selon ses moyens) de s’adapter à l’environnement, l’environnement doit s’adapter à chacun, ce qui est le contraire de l’intégration. Avec les disability studies et les fat studies, le handicap et l’obésité ne doivent plus être soignés, puisque ce sont des catégories inventées pour discriminer arbitrairement des individus.
L’utopie de l’inclusion dessine une société d’une perfection évangélique, où la dignité insondable de chaque individu éclipserait tous ses caractères concrets, où « chaque être humain est regardé avec le regard amoureux de Dieu. » Une « société d’archanges ». Pour corollaire, comme le marxisme, la pensée dite inclusive a un besoin urgent de vilipender et de condamner. Profondément intolérante, l’inclusion n’a de cesse d’exclure tous ses opposants.
UNE MORALE SUBJECTIVE
Le changement de paradigme vient de Machiavel et de Hobbes, qui fondent la pensée politique moderne et considèrent la société comme la lutte de tous contre tous – ou une guerre entre particularités égales. Dans la morale naturelle, le bien était le lien et le mal la séparation ; dans la morale moderne, le bien est l’égalité et le mal la domination. Cette nouvelle morale trouve une application pionnière dans la Révolution culturelle chinoise, première expression systématique de la lutte de tous contre tous : le régime de Mao tortura et tua des hommes accusés d’appartenir à des catégories malfaisantes (intellectuels, propriétaires, réactionnaires). De même, les wokes humilient et tuent socialement des personnes accusées d’être blanches ou masculines. L’individu est accusé non pour ce qu’il fait mais pour ce qu’il est, comme sous le nazisme et communisme. On trouve ici et là le même manichéisme, la même désignation des coupables, le même ostracisme social. La société est toujours conçue comme la lutte de tous contre tous, mais désormais, la lutte n’est pas dirigée contre des injustices ou des oppressions, mais contre l’Injustice ou l’Oppression, dans l’idée d’éradiquer tout le mal du monde. Le bien consiste à chercher l’égalité dans la lutte contre les dominations. La lutte n’est plus un moyen d’arriver au paradis, mais se confond avec l’existence même puisqu’il n’y a plus de paradis. Dans une quête éperdue des dominations cachées (c’est-à-dire inventées, fantasmées), toutes les relations sociales sont traduites en termes de puissance et de prise de pouvoir. Dans cette inversion du finalisme, le monde n’est plus le signe de la bonté de Dieu, mais d’une volonté malfaisante, selon un complotisme apocalyptique. Le monde est mauvais, seul le moi est bon.
Avec l’effondrement des Églises et des États, les collectifs identitaires ont pris le relais et dictent la morale. Désormais, l’individu décrète et défend la morale, est à la fois artisan et bénéficiaire de la morale. Le but de cette morale n’est pas le respect d’autrui ou de la collectivité, mais le bonheur et le respect de l’individu. Est moral ce qui empêche l’individu de souffrir, lui procure du bonheur, satisfait ses désirs. Dans le sillage de Rousseau, la morale n’est plus objective et universelle, fondée sur le lien entre les humains, mais individuelle et subjective, fondée sur le ressenti et le ressentiment. Ultimement, la morale se confond avec le désir individuel et l’impératif s’adresse à autrui : « Soyez moral envers moi ! ». Ou plutôt : « reconnaissez ma souffrance ! reconnaissez-moi comme victime ! » Mais quelle gloire y a-t-il à être une victime ? « La victimisation est la reconnaissance des pauvres, qui n’ont pas d’actif à faire valoir. » (p. 33). Selon le mécanisme du ressentiment identifié par Nietzsche, le sujet trouve dans cette posture la justification de son impuissance et la force de haïr qui lui fait du tort : « ils sont mauvais donc je suis bon ». L’ère postmoderne de la victime instaure la reconnaissance de toutes les individualités, de tous les groupes qui, ne pouvant se faire reconnaitre par des actions positives, revendiquent le respect et l’admiration au nom de leur défaite et de leur vertu. La morale remplace la force.
LA DICTATURE DES IDENTITÉS
L’invention récente de l’adjectif sociétal, d’ailleurs mal formé (on ne dit pas propriétal ni identital), qui concerne la société dans la mesure où elle touche à la vie privée (le social renvoyant à la vie commune), décrit à elle seule la prise de pouvoir des particularités. Désormais, on ne libère plus l’homme de l’exploitation économique, mais des mœurs, de la famille, des institutions ou des tabous. Les questions sociétales occupent tout le terrain médiatique et social. La lutte des classes est remplacée par le conflit des identités. Dans ce nombrilisme généralisé, les groupes identitaires ne peuvent construire aucune volonté politique, mais seulement défendre ce qu’ils sont. Ces groupes éclatent en sous-groupes de plus en plus petits, car tout peut s’identitariser : des groupes se créent pour les sans-papiers, les enfants adoptés, les suicidaires. La politique se réduit à la prise en compte d’une litanie d’identités, alors que la politique est d’abord l’art de vivre ensemble. Les individus ne se rassemblent plus entre personnes différentes réunies par un même but, mais entre semblables pour affirmer leur identité. Leur être est leur seule raison d’être, la fascination pour leur propre essence. La pureté du collectif identitaire fait de chacun un spécimen ; c’est selon son type que chacun sera jugé, victimisé, et parfois, admis ou non à l’université.
Sous l’Ancien Régime, les peines étaient différentes selon que l’infraction était commise par un noble ou par un paysan ; cette justice communautaire avait ses défenseurs, tel Jean Bodin (grand juriste du XVIe siècle), contre les partisans d’une justice universelle. Aujourd’hui, les collectifs identitaires réclament des privilèges, et ce faisant, se mettent au-dessus des lois. Mais prétendre qu’un comportement est moral ou non selon l’identité de son auteur revient à nier la morale.
Le triomphe des particularités et la lutte de tous contre tous suscitent des formes d’anarchie, dans la mesure où l’accumulation de droits subjectifs décivilise et brise le commun. Les pouvoirs étant faibles, les minorités actives s’engouffrent et occupent la place bruyamment, dans les programmes scolaires, les associations, les assemblées. Les minorités prennent le pouvoir et s’estiment seules justifiées à le faire, seules les minorités sont justifiées pour gouverner : « Un État légitime ne sera pas le représentant du peuple, mais le représentant des minorités ». Les minorités demandent une forme d’anarchie légitime, mais aucun ordre ne peut sortir de leurs revendications ; elles lézardent le ciment social, en attendant d’abattre les murs eux-mêmes.
REDÉFINITION DE LA DÉMOCRATIE
La hantise de la domination est telle qu’il ne doit plus y avoir de majorité, car la majorité est perçue comme une domination. Mais la dictature des minorités est un déni de démocratie, un renversement des critères de la représentation. La démocratie n’est plus définie comme la souveraineté du peuple, mais comme le règne des particularités. En 2021, la Hongrie vota une loi interdisant la promotion de l’homosexualité auprès des mineurs ; en 2022, le Parlement européen considéra que la Hongrie n’était plus une démocratie, mais « un régime hybride d’autoritarisme électoral ». Pourtant, toutes les décisions y sont prises avec l’aval d’un peuple souverain. La démocratie est à présent conçue comme « la reconnaissance et la légitimation de toutes les particularités ». Le terme « autocratie électorale » suppose ce n’est plus l’élection qui fait la démocratie, mais l’obéissance aux injonctions des particularités, même si elles représentent un pourcentage infime de la population. Au XXe, une démocratie se reconnaissait à ce qu’elle n’imposait pas de doxa ; aujourd’hui, en ce qu’elle obéit à une doxa. C’était un débat autour des contours du bien commun ; aujourd’hui, on en est exclu d’office quand on ose soumettre au débat les particularités militantes.
PENSÉE SYSTÉMIQUE
Pour l’anthropologie chrétienne, le mal du monde est imputable aux personnes, douées de libre arbitre. Les sociétés chrétiennes ne s’opposaient pas aux institutions, mais réclamaient la réforme des individus. A contrario, la pensée moderne commence à situer le mal dans les institutions. Rousseau voit l’origine du mal dans la propriété privée : le coupable n’est pas le premier qui mangea le fruit, mais le premier qui dit : « ceci est à moi » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755). « Rousseau crée le diable institutionnel » : pour la première fois, le mal est dans le système. Le systémisme actuel traduit une fatigue de la responsabilité individuelle, car il est infiniment plus simple de voir le mal à l’extérieur de soi. Le systémisme prive la personne de sa conscience et de sa responsabilité propres.
La pensée systémique traduit la recherche éperdue de pureté, fondée sur l’espoir d’avoir enfin identifié le mal et d’en débarrasser le monde. Pour les wokes, le racisme serait éliminé s’il n’y avait plus de Blancs – pour les nazis, s’il n’y avait plus de Juifs ; ni de bourgeois pour les soviétiques. Un tollé accueillit Hannah Arendt quand elle théorisa la « banalité du mal », voulant seulement signifier que le nazisme n’absorbe pas tout le mal du monde et n’innocente pas les autres humains. Elle eut l’audace impardonnable d’affirmer qu’il y eut d’autres génocides dans l’histoire. Bien que le nazisme en présentât une forme paroxystique, le mal est partout, et il est naïf de penser qu’on le supprimera en supprimant certaines institutions.
Le manichéisme est toujours plus facile : le bien et le mal sont clairement répartis. De ce point de vue, le wokisme est une forme de catharisme : « après les Cathares, les communistes et les wokes ont leurs élus et leurs damnés » (p. 39).
NOMINALISME RADICAL
Le wokisme possède un avantage sur le marxisme : la lutte des classes demandait un résultat concret, mais les résultats du wokisme ne dépendent que d’une volonté performative ; « ils sont des enchantements verbaux qui s’imposent par l’intimidation et la violence » (p. 43). Les éveillés ont leur propre monde, qui évolue au gré de leur désir. La réalité devient performative, créé par le langage.
L’individu postmoderne est entrepreneur de soi, centré sur lui. Cet individualisme narcissique est infantile : en devenant adulte, on se décentre, prend en compte sa finitude, se sait dépendante d’une communauté. L’individu a abandonné la réalité, veut que tout soit possible. Il a sombré dans le « nominalisme radical » (J.F. Braunstein), où chaque mot ne désigne que lui-même, étouffant la réalité. Le nominalisme de Guillaume d’Occam consistait à dire que les concepts ou universaux n’ont pas d’existence réelle, car seuls les individus existent. Aujourd’hui, ce nominalisme évince toute idée d’universel : chaque individu est sa propre espèce. Les catégories sont mises en péril, on est accusé d’amalgame dès qu’on donne une qualité à un groupe donné, ou même de conceptualiser : tout concept est suspecté d’être un instrument de domination. D’où l’idéal de fluidité universelle où les frontières sont abolies – notamment entre les sexes.
Selon Arendt, les Occidentaux privés de transcendance ne sont pas retombés dans le monde commun, mais en eux-mêmes. L’abandon de la transcendance s’est fait en plusieurs étapes : au XIXe siècle, les religions furent remplacées par des utopies sociales, religions séculières ; après 1945, déçu par ces religions séculières, l’Occidental se tourna vers le moi, qui devint le lieu de toutes les exigences. L’espoir d’une société parfaite devint celui d’une identité parfaitement conforme à mes désirs. Comme les enfants, l’individu postmoderne cherche à oublier la difficulté d’accepter la réalité, à faire semblant de se libérer de toute détermination – en effet, toute détermination est négation, car la définition exclut ce qui n’est pas elle. A contrario, la liberté, selon les postmodernes, est la possibilité pour la vie de n’exprimer qu’elle-même.
DÉCLIN DE LA RAISON
Le chapitre consacré à la raison est particulièrement intéressant : l’enjeu est de comprendre comment le renoncement à l’universel et aux valeurs démocratiques entraîne le déclin de la rationalité. Les Grecs furent les premiers à formuler l’idée d’une raison universelle, à laquelle même Dieu est soumis. Pour l’islam, au contraire, un Dieu arbitraire érige les lois du monde et l’homme doit obéir. En Occident, la remise en cause de la vérité universelle commence par remise en cause de l’adéquation entre la raison et Dieu. Au XXe siècle, la récusation de la raison advint en réaction aux pouvoirs illimités que lui avaient conférés les Lumières.
Le processus de « deshellénisation » moderne commence avec Léon Chestov (1866-1938), qui remet en cause la rationalité grecque, allant jusqu’à écrire : « Deux et deux font quatre, c’est la mort » – ce qui annonce le célèbre « Deux et deux font quatre pue le patriarcat blanc ». La méfiance envers la raison apparaît en Russie, car le génie russe préfère l’exception au système et la prière ou la magie à la démonstration. La raison est inutile, car elle nous empêche de porter le seul regard intéressant sur le monde : un regard spirituel. Influencé par l’existentialisme de Kierkegaard, Chestov affirme que, d’un point de vue existentiel, la Terre est bien au centre du monde. Chantal Delsol met en évidence l’influence de cette « pensée du dehors » sur les auteurs du siècle dernier, de Cioran à Ionesco, de Camus à Blanchot et de Foucault à Deleuze. Ce dernier s’appuie sur Chestov dans Différence et répétition (1968), hymne à la particularité et à la spécificité. Pour la pensée de la Déconstruction, « le savoir est une domination, la connaissance un leurre dans un but d’asservissement ». « La vérité comme essence stable et universelle est remplacée par la vérité comme événement singulier et fluide. »
L’idée de vérité a une histoire. Elle apparaît vers le VIe s. av. J.-C., concomitamment dans l’Ancien Testament et en Grèce : Parménide et Abraham sont les pères de cette idée. Le Dieu d’Abraham existe vraiment, n’est plus donné comme un mythe parmi d’autres, mais comme une réalité. Les Occidentaux, fils de Parménide et Abraham, fondent une croyance universelle et exclusive, valable pour tous – tandis que le mythe vaut seulement pour telle société.
Le déploiement des idéologies et des totalitarismes s’inscrit dans ce régime de vérité, qui était censé constituer une garantie contre les autocraties. Pourtant, la vérité s’est faite tyrannique : la vérité religieuse, puis idéologique, et aujourd’hui technocratique. La notion de vérité s’est perdue par ses propres excès. Les idéologies du XXe siècle ont fait grand tort au régime de vérité, expliquant en partie l’éclipse qu’elle connaît au XXIe. Nazisme et stalinisme se définissent par la certitude de la « vérité », usant d’une parole de vérité performative : je ne décris pas ce qui arrive, mais il arrive ce que je dis – mutatis mutandis, performativité revendiquée par les gender studies. Jusqu’au moment où la réalité rattrape les fabricants de vérités. « La dogmatisation a finalement causé la perte du régime de vérité, fracassé par ses propres caricatures ». « La vérité se quête et ne se tient pas » (p. 147). En outre, l’erreur a consisté à trouver ces vérités évidentes ailleurs qu’en sciences : la foi religieuse puis l’idéologie se sont identifiées à l’évidence mathématique. La hantise de la dogmatisation religieuse puis idéologique laisse derrière elle le néant. Le postmodernisme rejette la raison, pratique la « misologie » (Platon, Phédon). Or la science, née en Occident parce qu’elle est fille de l’idée de vérité, est aussi l’expression la plus directe du régime de vérité, car ce qu’elle saisit est le plus manifeste.
Les critères de la science sont la non-obéissance aux vérités du pouvoir, la soumission au réel, la recherche de l’unanimité, le privilège donné à l’expérience. À toute époque, des autorités religieuses ou politiques ont cherché à entraver la science. Galilée dut feindre pour sauver sa vie ; l’Église invoqua « l’équivalence des hypothèses » (entre science et théologie) pour ne pas s’incliner devant la science. Puis ce fut Lyssenko : le Parti invoqua le relativisme, l’équivalence entre la science bourgeoise et la science prolétarienne. Or la science ne supporte aucun adjectif – mutatis mutandis : il n’y a pas de plus de science décoloniale ou autochtone que de science bourgeoise. Débarrassées de la religion et de l’idéologie, les sociétés postmodernes n’honorent pas pour autant la science sans préjugés. Comme le montre Marcel Kuntz, la démarche scientifique est investie par des groupes militants, tels ceux qui vandalisent la recherche sur les OGM pour l’empêcher d’aboutir. Une revue a même été créée, AFIS [Association Française pour l’Information Scientifique]. Sciences et pseudo-sciences, pour documenter ces mensonges militants.
Delsol esquisse des parallèles probants entre l’ère préscientifique d’avant Kepler et Galilée et l’âge postscientifique des social science studies. Dans la mentalité préscientifique, le bon et l’utile passent avant le vrai (Bachelard). Cette mentalité valorise, tandis que la science se moque de la valeur, cherche le vrai et non l’utile. Toute la démarche scientifique repose sur la croyance en la vérité, qu’il faut découvrir – selon l’étymologie du mot aletheia. Le savant est humble, n’est là que pour mettre à jour ce qui n’est pas en son pouvoir. À l’inverse, la science militante construit son objet et le met au service du bien. Comme au Moyen Âge, on ne distingue plus l’astrologie et l’astronomie – et, pourrait-on ajouter, la magie et le spiritisme deviennent des disciplines universitaires.
La vérité a un défaut rédhibitoire aux yeux des contemporains : elle n’est pas inclusive. Elle est même exclusive puisqu’elle rejette le non-vrai. Elle produit des distinctions : homme/femme ou humain/animal, fait/construction, réalité/fiction, opinion/connaissance. Or l’esprit postmoderne déteste les clivages, abolit les dualismes et récuse les hiérarchies. « La quête de la vérité est aristocratique par définition, puisqu’elle réclame des qualités explicites et puisque ses résultats sont clivants. » (p. 169) Il s’agit de détruire tout surplomb : la vérité est fasciste, devient une affirmation hétéronome. Comme l’affirmait Marcuse en 1968, la science et la philosophie dépendent de la société esclavagiste où elles sont apparues – la Grèce antique.
Les deux totalitarismes se sont imposés prétendument au nom de la science ; or chez les postmodernes, c’est la science qui est totalitaire. Comme en 1968, on demande « qui parle ? » face à la parole scientifique. Dès que la question est posée, l’universel est perdu. La science est « contextualisée », ses affirmations proviennent d’un contexte : c’était hier la science juive, prolétarienne… et aujourd’hui la science mâle, blanche, occidentale, ou décoloniale, inclusive. L’objectivité n’existe pas ; ce qui existe, ce sont des discours divers, issus de groupes divers nantis d’histoire et de valeurs diverses. Il n’y a plus de vérités universelles, mais seulement des vérités culturelles, donc partielles, plurielles. Au Québec, les savoirs autochtones réclament d’être mis sur même plan que les autres. Or « si la science est jugée selon d’autres critères que la compétence, elle n’a littéralement plus lieu d’être. Multiplier les sources de la ‘vérité’ pour des raisons de tolérance est une mesure morale qui détruit la science » (p. 174). Certes, la rationalité triomphante des Lumières a tendu à évincer toute forme de savoir fondée sur l’intuition, alimentant l’excès inverse, et il n’est pas illégitime de se demander quelle place accorder aux savoirs extra-rationnels. Mais les science studies mettent tous les savoirs sur le même plan, et appellent à « décoloniser la science » pour réhabiliter les perdants de l’histoire, à dévaloriser le discours occidental de la science pour faire place aux autres discours, telles les médecines traditionnelles. L’objectivité scientifique est dénoncée comme une idéologie en vue du pouvoir. Il s’agit de compenser l’infériorité historique par un déni de vérité, dans la plus grande confusion des ordres, où le Bien remplace le Vrai.
Le développement exponentiel du principe d’égalité a produit des effets sidérants : chacun est un expert, le savoir n’est plus le fait des savants qui possèdent l’expérience et l’apprentissage, mais il est partout, ce qui produit un éclatement de la science. Les réseaux sociaux et internet accentuent le phénomène de l’individu tout-sachant. Paradoxalement, seuls les sachants ont conscience de leur propre ignorance ! Par un dangereux glissement conceptuel, on infère de l’égalité démocratique des opinions l’égalité de tous les discours en matière de science.
En passant de la modernité à la postmodernité, on est passé d’une confiance absolue à une défiance en la science, deux positions également excessives : la science ne répond pas au pourquoi, ne dit pas si Dieu existe. Toute la pensée de la Déconstruction traduit une désillusion envers la science, du Degré zéro de l’écriture aux Mots et les choses. Le sens vole en éclats, le lien est rompu entre les mots et les choses. L’affirmation de Lévi-Strauss selon laquelle science et magie sont deux formes de connaissance contribue à relativiser et à déprécier la science.
Nous vivons la fin du présupposé théologique, la fin d’un cycle de deux millénaires où le monde avait été créé et ordonné par un Dieu rationnel puis par la Raison. En effet, la foi dans la possibilité de la science dérive de la théologie médiévale. Pour Whitehead, à l’origine de la science se trouvent deux présupposés : la croyance en la rationalité du monde, qui exclut le chaos, et la foi en un Créateur. « Nous pensions que le monde était intelligible parce que nous pensions qu’il était créé. » (p. 186). La science, comme mode de pensée spécifique, reçoit un démenti une fois le présupposé théologique éteint. L’universel était constitué par les dogmes religieux, puis par la Nature. L’unité ontologique du monde a commencé à se disloquer avec la modernité ; et aujourd’hui, notre « agnosticisme ontologique » part du principe que le réel est constitué par nos croyances.
Dès lors, l’esprit scientifique n’est plus considéré comme une étape de la marche du progrès universel, mais un moment corrélé à des exigences culturelles précises. Comme le montre Thomas Kuhn, toute la masse des connaissances scientifiques a été produite par l’Europe des quatre derniers siècles, grâce à une condition fondamentale : la certitude que la vérité a une valeur.
La mentalité scientifique consistait à aimer la réalité de ce monde. Mais la réalité n’est plus aimée ; il faut désormais la défendre avec autant de force que jadis les croyances religieuses. « Les fictions particulières ont pris la place de la science, s’imposant non par la raison universelle mais par l’intimidation et la menace ». (p. 186) L’amor mundi (Arendt) a été remplacé par la détestation de soi, moteur des théories décoloniales et transhumanistes, et par l’« heuristique de la peur » en matière écologique : à condition de craindre pour la nature et pas pour la culture, la peur n’est plus une passion triste mais une passion glorieuse. On assiste à une désaffection pour l’esprit, où la détestation du monde culturel va de pair avec l’adoration de la nature. La peur de la catastrophe climatique est devenue une religion, avec ses prêtres et ses dogmes.
Chantal Delsol évoque éloquemment les trois glaciations dont parlait Jacques Julliard : stalinienne, maoïste et wokiste. Elle conclut d’une belle formule : « À l’acmé de ces périodes, nos universités deviennent des madrasas, c’est-à-dire des écoles théologiques, l’exact inverse de ce qu’on appelle des universités » (p. 193). La messe est dite !