Comme l’avait démontré sur notre site le mois dernier Pauline Arrighi, la question de la performance australienne en breakdance est un symptôme d’un mal profond. C’est qu’on a trop peu insisté sur un élément particulier survenu pendant les JO à Paris. À cette occasion avait donc lieu pour la première fois depuis les JO de la jeunesse de 2018 une épreuve de breakdance, consacrant tout en même temps les athlètes d’une discipline peu médiatisée, mais très impressionnante, et le caractère jeune de l’événement parisien. Ne nous voilons pas la face : le choix promu par le CIO à cette occasion est éminemment politique. La breakdance est un style de danse popularisé dans les années 70 aux USA par des danseurs afro-américains, et sa consécration olympique semble ouvrir l’espace universel du monde du sport à une pratique autrefois communautaire. L’olympisme, cet universalisme de pacotille, se met en scène en « briseur de barrières culturelles ». Cela aurait pu marcher, mais c’était sans compter sur la force de l’esprit communautaire : histoire d’une déroute.
La breakdance, d’abord, est intimement liée à une pratique musicale innovante qui consistait pour des DJ à exciter une assistance en créant des ruptures rythmiques au milieu de certains morceaux de musique : ils répètent le même passage en mettant la main sur l’un de leurs deux tourne-disques en « cassant » la mélodie d’origine par un « scratch » rythmique qui devient alors un « break » improvisé par un « B-Boy ». Cette nouvelle musicalité des banlieues américaines va entraîner l’apparition de nouvelles danses destinées à canaliser l’excitation liée au « teasing » provoqué par les « breaks » : mouvements debout, figures au sol sur trois ou six temps font leur apparition dans les communautés de « breakers ». Les rivalités entre troupes accompagnent les affrontements entre bandes rivales, et l’on trouve trace de championnats organisés aux USA comme en Europe, donnant naissance à la nation de « crew », à la fois « bande » mais aussi « troupe » de danse. L’ensemble de l’activité étant établie sur la confrontation et le défi entre troupes d’où ressort systématiquement un vainqueur prépose la discipline à intégrer la dynamique sportive. Le caractère communautaire est dissout dans un premier temps par l’olympisme, consacrant un parcours des ghettos de New York jusqu’aux glorieux plateaux des gymnases parisiens. Affrontement, duel, consécration de la victoire, entraînement, maîtrise athlétique de l’espace. Tout est réuni. À quoi s’ajoute une histoire légendaire, communautaire, vraiment dans l’air du temps. Comme le dit très bien la plus grande spécialiste australienne de la question, Rachael Gunn, c’est en même temps :
« Une danse, un sport, une communauté, une culture, un style de vie ».
C’est que l’Australie a su promouvoir la discipline à un autre niveau que l’olympisme, un niveau auquel on ne l’attendait pas : le niveau universitaire. Et, elle a su conjuguer la performance sportive et intellectuelle en présentant à l’occasion des jeux une intellectuelle qui vit en pense sa pratique plus que quiconque. Arrêtons-nous un instant sur la personnalité de « Raygunn », cette danseuse que tout le monde connaît aujourd’hui pour s’être ridiculisée aux yeux du monde entier : la sportive australienne, dont l’échec cuisant lui a valu la un zéro pointé le jour de l’épreuve, est chercheuse, chargée de cours à l’Université de Macquarie après avoir obtenu un doctorat en ce que nous appellerions en France « études de genre » au sein de la même Université qui l’emploie. Parcours linéaire, hélas, de nombreux chercheurs aujourd’hui qui, ne passant pas les concours, passent directement des bancs de la fac où ils font peu; aux chaires, où ils font moins… Dans une interview donnée au Sydney Morning Herald, elle explique fort ingénument avoir découvert la discipline grâce à son petit ami, désormais son mari, mais également son coach et entraîneur. Cette découverte, riche en enseignements nouveaux, a été pour elle l’occasion de développer une forme de recherche tout en même temps pratique et spéculative, centrée sur ce qu’elle semble connaître le mieux, à savoir elle-même. En parcourant son CV, on découvre, par exemple, qu’elle a publié un article intitulé The Australian breaking scene and the Olympic Games: the possibilities and politics of sportification (Gunn, R. & Marie, L., Jun 2023, In: Global Hip Hop Studies. 4, 1, p. 39-56 18 p.) qui commence de la sorte:
Dans cet article, nous analysons l’impact de l’inclusion du breaking aux Jeux Olympiques sur la scène du breaking en Australie. Nous nous appuyons sur nos expériences en tant que pratiquants de breaking australiens, ainsi que sur des recherches ethnographiques menées entre 2018 et 2021, pour montrer comment les breakers australiens ont réagi à l’intégration du breaking en tant que sport olympique et comment ils l’ont interprétée.
On apprend ainsi qu’il est possible d’alimenter son CV universitaire, ce sésame pour une carrière, en publications dont l’unique objet est sa propre observation participative à l’événement dont on est la protagoniste. C’est sans importance, et je ne reviendrai pas sur l’échec de la danseuse sanctionnée par les réseaux sociaux. En revanche, je voudrais m’intéresser à la nature de sa représentation.
La performance de la championne australienne est avant tout basée sur une réécriture des règles de la discipline : elle a voulu « représenter » dans sa scénographie sa « crew » australienne en opposant notamment aux figures académiques de la Française qu’elle affrontait des formes de mimes : le pas du kangourou ou la figure du walibi. Le plus étonnant, c’est que les figures qu’elle a choisies, qui lui ont été inspirées par son mari, ne tirent pas leur source de la « culture » australienne, mais de la « nature ». C’est un contre-sens dans le contexte de la culture « pop » des « breakers » dont tout l’imaginaire est lié justement aux ghettos et aux premiers duels entre bandes. Et ce qui déroute le plus dans la proposition de Rachael Gunn, c’est avant tout l’arrogance de son attitude qui consiste à souhaiter donner des leçons de breakdance à la terre entière, et à vouloir faire de son passage une forme d’application pratique de certaines théories sociologiques qu’elle a développées seules dans son coin académique. En effet, dans la série de mouvements qu’elle s’applique à reproduire, dans son désir de « mimer » des animaux, on trouve la trace d’une volonté « d’australianiser » la discipline. Et c’est là que tout se joue !
Elle théorisait déjà sa volonté de réformer la discipline dans un article de 2012 intitulé « Réarticuler les normes de genre à travers le breakdance ». Elle y décrivait sa propre critique des stéréotypes de genre dont elle estime que la discipline est porteuse :
Cet article soutient cependant que le breakdance tente de transcender les régulations culturelles qui limitent les corps. Dans le breakdance, les hommes participent à une activité typiquement féminine — la danse — et les femmes adoptent une manière de bouger ‘masculine’. Pourtant, dans ce processus, les expressions hyper-masculines/féminines sont renforcées. Paradoxalement, le breakdance permet et entrave à la fois la réarticulation des normes de genre.
Dans un autre article de 2016, elle annonçait également son projet de lier théorie (du genre) et pratique : « Mon action pratique en tant que b-girl déploie donc une nouvelle méthodologie pour à la fois négocier les présupposés genrés de la scène et identifier des lignes possibles de transformation sociale1. »
De là découle la série d’humiliations subies par la chercheuse qui a été publiquement bannie de la communauté à laquelle elle prétendait appartenir, et qui l’a rejetée avec virulence. Ce bannissement public — dont les formes haineuses sont évidemment condamnables — a été jusqu’à des accusations « d’appropriation culturelle ».
La « communauté des breakers » s’est à cette occasion repliée sur elle-même pour condamner les provocations de la « chercheuse blanche ». Beaucoup de « puristes » de la danse, qui voyaient l’olympisme comme une forme de « vol » d’un bien qui leur appartenait, se sont engouffrés dans la brèche. Ainsi, une modèle australienne — Succubus Mami — a dénoncé la chose en des termes frappants au point qu’elle a été reprise dans les médias féminins américains et australiens (Elle et marieclaire) : « Je soutiens les femmes dans le sport, mais je ne suis pas d’accord avec une femme blanche de classe moyenne et ses larmes de crocodile qui font du breaking toute son identité – alors que ce n’était absolument pas fait pour elle. Elle a tant de façons de s’exprimer en tant que femme blanche, et pourtant elle choisit le breaking ? Et en fait toute son identité ? C’est embarrassant. Elle vient d’Australie d’ailleurs, et ce qu’elle fait reflète bien l’attitude australienne… »
Ce n’est pas fait « pour elle ». C’est-à-dire qu’elle est « blanche », et la « break », ce n’est pas pour « les gens comme ça ». L’accusation, souvent citée et reprise est d’une violence inouïe : certes la performance athlétique de Raygunn est mauvaise, ne valait rien. Mais, invalider sa présence au prétexte qu’elle est « blanche » est un postulat raciste, communautaire et qui clôt irrévocablement le mirage olympique. Le repli communautaire déclenché par la chorégraphie de la chercheuse en étude de genre qui pensait pouvoir penser et vivre une discipline athlétique est en réalité le symbole de l’échec de l’Universalisme dans la société inclusive telle que les néo-progressistes la désirent. Il faut donc être reconnaissant à la chercheuse australienne : en même temps qu’elle a mis en scène la déconnexion flagrante entre la sociologie du genre et la réalité du terrain, elle a permis de révéler le malaise raciste qui sous-tend l’accusation d’appropriation culturelle.