Par Cyrille Godonou, Statisticien
On se propose ici d’étudier le recours à l’écriture dans les universités françaises, en fournissant un chiffrage à partir d’un indicateur : l’usage ou non de l’écriture inclusive sur la page d’accueil des universités françaises.
De façon liminaire, l’écriture inclusive1 déroge aux règles linguistiques traditionnelles afin d’assurer une représentation égalitaire et même paritaire des hommes et des femmes dans l’usage de la langue, ce en bannissant tout particulièrement la règle selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin. A cet effet, ses promoteurs recourent à l’utilisation du point, du point médian, de la parenthèse ou du tiret pour écrire le féminin et le masculin en un mot (lecteur.rice.s, traducteur·rice·s, étudiant(e)s ou auditeur‑rice‑s), comme l’indique la circulaire du ministre de l’Education nationale du 5 mai 2021 s’agissant de l’enseignement : « il convient de proscrire le recours à l’écriture dite « inclusive », qui utilise notamment le point médian pour faire apparaître simultanément les formes féminines et masculines d’un mot employé au masculin lorsque celui-ci est utilisé dans un sens générique ».
Or, cet usage est tout sauf consensuel, ce qui pousse à s’interroger sur la légitimité de son introduction dans un établissement public d’enseignement supérieur et de recherche : une question qui n’a rien d’anecdotique pour peu qu’on prenne la mesure de cet usage, comme nous nous proposons de le faire ici.
Il s’agit de quantifier l’usage de l’écriture inclusive sur les sites web universitaires en ne comptabilisant pas les usages concomitants du masculin et du féminin (« les étudiants et les étudiantes ») mais seulement le recours aux graphies avec point, tiret ou parenthèse. On s’appuie sur une liste officielle des établissements d’enseignement supérieur, en ne retenant que les universités publiques. La liste des universités publiques est issue de la source du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche2.
Cependant, la présente approche recèle une limite importante : elle ne tient pas compte de l’utilisation de l’écriture inclusive ailleurs, c’est-à-dire sur d’autres pages Web, dans les livrets d’accueil des étudiants et surtout de son extension dans les revues académiques. En revanche, une seule occurrence d’écriture inclusive y compris dans les menus déroulants figurant sur la page d’accueil entraîne la comptabilisation de l’établissement public d’enseignement supérieur au sein des utilisateurs de ladite écriture.
En décembre 2022, sur 70 universités françaises en France métropolitaine, d’Outre-mer y compris en Polynésie et Nouvelle-Calédonie, 19 font apparaître l’écriture inclusive en page d’accueil de leur site internet, soit 27% d’entre elles3. Ainsi, si l’utilisation de l’écriture inclusive, mesurée de la sorte, reste minoritaire, elle n’est pas vraiment marginale.
Tableau 1 Dénombrement des universités françaises utilisant l’écriture inclusive sur leur page d’accueil en décembre 2022
Source : Sites internet des Universités françaises en décembre 2022, calculs Cyrille GODONOU.
Champ : Universités correspondant à des établissements publics, à l’exclusion des grands établissements et grandes écoles.
Une fois établi le nombre d’universités qui utilisent l’écriture inclusive, on peut se demander combien d’étudiants sont inscrits dans ces universités. Sur un total de 1,6 million d’étudiants inscrits dans une université française, près de 407 000 sont inscrits dans un établissement où figure l’écriture inclusive en première page. Autrement dit, 25% des étudiants français sont exposés à l’écriture inclusive quand ils se rendent sur le site internet de leur université.
Tableau 2 Effectifs et part d’étudiants par région inscrits dans une université utilisant ou non l’écriture inclusive sur sa page d’accueil en décembre 2022
Source : Sites internet des universités françaises en décembre 2022 et ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ; le nombre d’inscrits porte sur l’année scolaire 2020-2021, calculs Cyrille GODONOU.
Champ : Universités correspondant à des établissements publics, à l’exclusion des grands établissements et des grandes écoles.
L’utilisation de l’écriture inclusive sur la page d’accueil de l’Université n’est pas homogène sur le territoire. Certaines régions n’y ont pas recours comme la Normandie et la Bourgogne-Franche-Comté. A l’inverse, d’autres concentrent une part relativement élevée d’étudiants fréquentant une université adepte de l’inclusivité scripturaire, à savoir l’Ile-de-France et la Nouvelle Aquitaine dont respectivement 34% et 39% des étudiants sont accueillis par une université inclusive. Ainsi, parmi un peu moins de 368 000 étudiants franciliens, 126 000 s’instruisent dans une université inclusive, ce dernier chiffre s’élevant à plus de 50 000 pour la Nouvelle Aquitaine.
La part d’étudiants dans des structures inclusives est plutôt élevée dans les régions concentrant de gros effectifs, mais ce n’est pas systématique. En contre-exemple, la Réunion dont les effectifs ne sont guère pléthoriques compte 100% d’étudiants dans une institution universitaire linguistiquement inclusive, précisément parce que la seule université de la région utilise le langage inclusif, ce qui entraîne dans son sillage tous ces étudiants à être comptés ici. La répartition spatiale fait apparaître qu’outre l’Ile-de-France, les régions de l’arc Atlantique, Bretagne en tête avec 54% d’étudiants inscrits dans des universités recourant à l’écriture inclusive, les Hauts-de-France (43% d’étudiants exposés à l’écriture inclusive) et les collectivités d’Outre-mer (53% d’étudiants exposés à l’écriture inclusive) sont celles où les étudiants sont les plus susceptibles de lire les graphies dites inclusives ; dans une moindre mesure l’Occitanie concentre une part relativement importante d’étudiants dans des universités promouvant l’écriture inclusive, avec trois étudiants sur dix dans une structure académique linguistiquement inclusive.
Ce faisant, à elle seule l’Ile-de-France compte 31% des étudiants en structure universitaire linguistiquement inclusive en France, alors qu’elle ne comprend que 23% des étudiants inscrits dans une université en France. Signe notable de cette concentration, l’Ile-de-France et les Hauts-de-France, à elles seules, regroupent près de la moitié des étudiants inscrits dans une université utilisatrice de l’écriture inclusive sur sa page d’accueil contre seulement le tiers des étudiants qu’ils soient dans une université adoptant ce type d’écriture ou non. En leur adjoignant la Bretagne, la Nouvelle-Aquitaine et l’Occitanie, force est de constater que cinq régions seulement comptent plus de 80% des inscrits qui étudient sous l’égide d’une volonté marquée d’inclusivité par le truchement de l’écriture, alors que moins de 60% des étudiants y étudient.
Figure 1 Carte des régions de France avec la part d’étudiants et les effectifs estudiantins exposés à l’écriture inclusive sur la page d’accueil de leur université en décembre 2022
Source : Sites internet des Universités françaises en décembre 2022 ; le nombre d’inscrits porte sur l’année scolaire 2020-2021, calculs Cyrille GODONOU.
Méthode de discrétisation : répartition par quartile pour les données strictement positives, ainsi qu’une classe pour les valeurs nulles.
Champ : Universités correspondant à des établissements publics, à l’exclusion des grands établissements et des grandes écoles.
Lecture : En décembre 2022, dans les universités situées en Ile-de-France, 126 877 étudiants sont inscrits dans une université où l’écriture inclusive est employée sur la page d’accueil, soit 36% de l’ensemble des étudiants de la région ; les chiffres d’inscrits portent sur l’année scolaire 2020-2021.
En définitive, le remaniement linguistique à visée inclusive, mesuré ici par la présence de l’écriture inclusive sur la page d’accueil d’une université, est minoritaire mais loin d’être marginal, puisque 27% des universités y ont recours et que, dans certaines régions, plus de la moitié (voire la totalité dans le cas de la Réunion et de Mayotte) peuvent voir apparaître sur le site officiel de leur lieu d’enseignement académique l’écriture dite inclusive.
Or, un certain flou juridique règne en matière d’utilisation de l’écriture inclusive dans les administrations publiques en France. En effet, elle est prohibée dans les administrations de l’Etat par la circulaire du Premier ministre du 21 novembre 2017 relative aux règles de féminisation et de rédaction des textes publiés au Journal officiel de la République française. Par ailleurs, l’Académie française a condamné l’utilisation de l’écriture inclusive dans une lettre collégiale du 26 octobre 2017 et dans une lettre ouverte du 7 mai 2021, lettre mentionnée dans la circulaire du ministre de l’Education nationale du 5 mai 2021. Toutefois, comme le note le professeur Anne-Marie Le Pourhiet, la circulaire du Premier ministre du 21 novembre 2017 ne s’adresse qu’aux services de l’État lui-même et ne concerne de surcroît, selon son titre, que les règles de féminisation et de rédaction des textes publiés au Journal Officiel4.
Ni les établissements publics, ni les collectivités territoriales, ne sont concernés tandis que les notes, avis, courriers, usages et actes non publiés au Journal officiel stricto sensu (ce qui exclut notamment les bulletins officiels) ne sont pas non plus tenus au respect de cette circulaire qui semble donc vouloir n’imposer qu’un service minimum ». La circulaire du Ministère de l’Education nationale du 5 mai 2021 adressée aux recteurs, directeurs d’administration centrale et personnels, rappelle les termes du secrétaire perpétuel et du directeur de l’Académie française dans leur lettre ouverte ainsi que la circulaire du Premier ministre de 2017, mais ne proscrit explicitement le recours à l’écriture dite inclusive que « dans le cadre de l’enseignement » en s’abstenant délibérément de viser les actes et les usages administratifs. En tout état de cause, elle ne concerne pas l’enseignement supérieur qui peut donc y recourir.
Le professeur Anne-Marie Le Pourhiet évoque dans son article précité le développement anarchique de l’écriture inclusive dans nombre d’institutions publiques telles que les Universités, et juge que c’est au législateur de se saisir du sujet pour imposer une règle générale et uniforme. Une récente proposition de loi enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 11 octobre 2022 vise effectivement à imposer une prohibition générale. Et en effet, l’action du législateur semble souhaitable ici pour permettre un débat public et démocratique sur une question d’intérêt général.