[Tribune initialement publiée dans Marianne]
Plusieurs intellectuels parmi lesquels des membres de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires ont analysé dans Marianne la rhétorique du sociologue Michel Wieviorka, soucieux de se présenter comme l’antidote du poison qu’il a abondamment sécrété dans l’université à travers les différents courants de l’« islamo-gauchisme ».
Face aux enquêtes qui dévoilent la banalisation de la censure et de l’intolérance dans le monde universitaire ainsi que l’emprise croissante de l’idéologie décoloniale, identitaire ou racialiste sur les sujets de recherche et dans l’enseignement supérieur, les réactions défensives sont de deux types. Soit accuser ceux qui critiquent la « cancel culture » d’être eux-mêmes des censeurs, les seuls et vrais censeurs, voire des « maccarthystes ». Soit adopter la posture de l’esprit « modéré » et « nuancé » récusant les « excès » de certains décoloniaux comme des anti-décoloniaux.
Le sociologue Michel Wieviorka joue, lui, sur les deux tableaux : alors qu’il pratique depuis longtemps la complaisance ou la connivence avec les milieux « islamo-gauchistes » et décoloniaux, il dénonce le « néomaccarthysme » des critiques du décolonialisme tout en s’efforçant d’incarner la position du juste milieu, se plaçant au-dessus de la mêlée.
Climat néostalinien
Dans l’ouvrage qu’il vient de publier Racisme, antisémitisme, antiracisme. Apologie pour la recherche (La Boîte à Pandore), Michel Wieviorka se présente comme le « modéré » situé à égale distance de tous les extrêmes, et comme le spécialiste internationalement reconnu auquel les pouvoirs publics devraient continuer à faire appel pour comprendre la situation. À vrai dire, personne n’a eu la mauvaise idée de lui confier un rapport qu’il publie de sa seule initiative, en guise de bouclier face aux critiques qui, dans un état des lieux correctement fait, ne manqueraient pas de le viser – tel, dans un film, l’inspecteur de police coupable qui décide de se charger personnellement de l’enquête.
Michel Wieviorka : « Ceux qui dénoncent l’islamo-gauchisme l’installent dans une sorte de nébuleuse » via @franceinterhttps://t.co/mjUziTMbMh— Michel Wieviorka (@MichelWieviorka) April 26, 2021
Or, il est clair que les mouvements qui ont contribué à dégrader la qualité du travail des universitaires et à y instaurer un climat néostalinien ont largement bénéficié de son implication, faisant de lui une illustration remarquable de cet « islamo-gauchisme » dont il récuse ou minimise la présence à l’Université, au mépris de l’évidence. En voici quelques exemples.
Double jeu ?
Michel Wieviorka a régulièrement défendu le multiculturalisme contre l’universalisme républicain ainsi que, dès le début des années 1990 avec L’Espace du racisme (Le Seuil, 1991), la notion polémique de « racisme institutionnel » qui, sous le nom de « racisme systémique », fait aujourd’hui des ravages, avant de faire mine de se raviser en condamnant en 2017 la notion de « racisme d’État » qui en dérive – l’année même où il édite et introduit un ouvrage collectif, Antiracistes, chez Robert Laffont, dans lequel il présente le « racisme systémique » comme une caractéristique majeure du racisme contemporain – « ce serait le système qui fonctionne de manière raciste ». Est-ce de l’hésitation, de l’ambiguïté, ou bien un double jeu volontaire ?
Déjà en 2005 il avait contribué à un ouvrage intitulé La Fracture coloniale (La Découverte), coécrit par les promoteurs du courant postcolonial (Pascal Blanchard, etc.) et les futurs ténors du mouvement décolonial, parmi lesquels certains deviendront des soutiens du Parti des Indigènes de la République (PIR), tels Olivier Le Cour Grandmaison, Françoise Vergès ou Nacira Guénif-Souilamas. Il est par ailleurs président du Conseil scientifique du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), qui avait empêché la représentation desSuppliantes d’Eschyle à la Sorbonne en mars 2019.
L’antisémitisme « moins présent en France » ?
En 1998 il avait dirigé la thèse soutenue par Nacira Guénif-Souilamas, l’une des figures de proue du décolonialisme, ainsi que, en 2019, celle d’Agnès De Féo sur « Le Voile intégral en perspective ». Le jury était notamment composé d’universitaires acquis au port du voile (Michel Wieviorka lui-même avait d’ailleurs publié en août 2016 une tribune dans Le Mondeen faveur de l’autorisation du port du burqini) : Nilüfer Göle, qui a combattu avec des membres du PIR l’interdiction du voile à l’école ; Farhad Khosrokhavar, favorable au voile ordinaire comme compromis ; Jean Baubérot, seul membre de la commission Stasi à avoir refusé de voter pour la loi de 2004 interdisant les signes religieux dans l’enseignement secondaire ; Alain Policar, qui a soutenu des tentatives pour imposer le burqini dans les piscines, accorde crédit au slogan du « privilège blanc » et dénonce « le mythe de l’égalité républicaine » ; et Raphaël Liogier, pour qui l’islamisme ne comporte aucun danger et pour qui le salafisme est un quiétisme comme un autre.
Ainsi ont-ils permis à cette documentariste, qui réalise des films visant à « déconstruire les préjugés des femmes qui portent le niqab », de se parer du titre de sociologue.« Comme la plupart des intellectuels « islamo-gauchistes », ce sociologue engagé postule que l’islamophobie tend à remplacer l’antisémitisme »
Le 20 mars 2012, après les quatre assassinats, dont trois enfants, commis par Mohammed Merah à l’école Ozar ha-Torah de Toulouse, il déclare au Mondeque « l’antisémitisme est moins présent aujourd’hui en France » . Chez un sociologue spécialisé dans l’antiracisme et les mouvements sociaux, on aurait attendu un peu plus de lucidité. Mais encore faudrait-il pour cela ne pas être aveuglé par l’idéologie qui tend à exonérer l’islamisme de toute critique au motif que celle-ci pourrait atteindre ces nouveaux « dominés » que sont les musulmans.
Comme la plupart des intellectuels « islamo-gauchistes », ce sociologue engagé postule que l’islamophobie tend à remplacer l’antisémitisme, qui ne serait plus aujourd’hui qu’une survivance : d’où sa propension à minimiser l’antisémitisme et à l’attribuer principalement à l’extrême droite. L’aveuglement idéologique est ici à son comble.
Machine à fabriquer des militants diplômés
Connu moins pour ses travaux que pour ses aptitudes à parvenir à des postes de pouvoir, Michel Wieviorka a longtemps dirigé, de 1993 à 2009, le Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS) de l’EHESS, dont il a fait une machine à fabriquer des militants diplômés. En 2009, il a été nommé à la tête de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH), dont il a démissionné à la suite du rapport décapant rendu en janvier 2020 par la Cour des comptes qui dénonçait sa gouvernance calamiteuse.
Il y a notamment créé la Plateforme internationale sur le racisme et l’antisémitisme (PIRA), qui lui a permis d’inviter nombre de ténors de ce courant décolonial dont il prétend vouloir limiter aujourd’hui les méfaits. Il y a nommé comme coordinateur scientifique Régis Meyran qui, dans Les pièges de l’identité culturelle (2014), plaçait sur le même plan Laurent Bouvet, politiste et cofondateur socialiste du Printemps républicain, et le polémiste de droite Éric Zemmour ; et qui a coordonné avec Laurence De Cock Paniques identitaires (éd. du Croquant, 2017), où toute forme d’inquiétude face à l’islamisme est cataloguée comme « réaction des Français de souche » et manifestation d’« islamophobie ».« À présent qu’un certain nombre de courants intellectuels qu’il a efficacement soutenus font la preuve de leur indigence intellectuelle et de leur nocivité politique, il cherche à les dédouaner. »
La PIRA est par ailleurs associée à la Fondation Lilian Thuram Éducation contre le racisme, dont le comité scientifique compte parmi ses membres Michel Wieviorka. Lilian Thuram mérite certes toute notre sympathie pour sa brillante carrière de footballeur et son engagement contre le racisme, mais il n’en a pas moins été récemment remis à sa place par la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) pour son dérapage raciste sur « les Blancs » qui se croiraient supérieurs (Libération, 6/9/19) – il écrit notamment qu’« être blanc consiste à être éduqué de façon à se penser dominant ».
Racialisation des inégalités
Voilà qui n’empêche pas Michel Wieviorka, qui l’a invité à présenter à la FMSH son livre intitulé La Pensée blanche, d’affirmer qu’il « ne prône en aucune façon une quelconque guerre des races », sans s’interroger sur les effets pervers d’une telle racialisation systématique de la question des inégalités – racialisation qui va pourtant à rebours des principaux acquis de la sociologie, comme l’ont récemment montré Stéphane Beaud et Gérard Noiriel.
À présent qu’un certain nombre de courants intellectuels qu’il a efficacement soutenus font la preuve de leur indigence intellectuelle et de leur nocivité politique, il cherche à les dédouaner. Selon lui, le nouvel antiracisme décolonial et intersectionnel, qui réduit chacun à sa couleur de peau et à son sexe, n’aurait rien de raciste. Mais est-ce un hasard si vient d’être supprimée du site de la FMSH la fiche concernant Françoise Vergès, chantre des études décoloniales et intersectionnelles, à laquelle le Collège d’études mondiales de la FMSH a accordé une chaire pendant quatre ans, de 2014 à 2018 ?
À la fin de cette période, elle a publié Le Ventre des femmes : capitalisme, racialisation, féminisme (Albin Michel, 2017) et Un féminisme décolonial (La Fabrique, 2019), où le féminisme universaliste se trouve balayé au profit d’une réduction systématique de la lutte contre les discriminations à des enjeux communautaristes et essentialistes. En 2019, cette féministe décoloniale et « antiraciste », qui dénonce la « maladie blanche » et appelle les « Blancs » à « se déblanchir », a esquissé son programme d’action : « Ils [les Blancs] ne nous donneront rien, on arrachera tout (…). Nous ne voulons pas nous intégrer dans la France blanche ».
Onze millions d’euros par an
La FMSH bénéficiait sous le mandat de Michel Wieviorka de 11 millions d’euros annuels, soit l’équivalent du financement attribué en France à toutes les unités de recherche en sciences humaines et sociales. Occupant depuis bien longtemps de hautes fonctions dans l’administration de la recherche, au niveau national et international (il a notamment présidé à Bruxelles un panel du Conseil européen de la recherche – ERC), il a accès à d’importantes subventions. Qui donc pourrait encore croire que l’« islamo-gauchisme » décolonial à l’université serait un pur fantasme, ou bien une réalité si marginale qu’elle ne mériterait même pas qu’on en parle ?« On ne combat pas le racisme en donnant du pouvoir à ceux qui, prétendant s’y opposer, ne font que le renforcer, voire le créer. »
Michel Wieviorka a aussi été nommé en 2019 au Conseil scientifique de la Délégation interministérielle de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). On espère que la nouvelle direction de la DILCRAH, nommée le 17 février 2021, prendra conscience des effets désastreux d’une carrière de ce spécialiste supposé du racisme et de l’antisémitisme qui a aussi fortement soutenu des adeptes de la racialisation de notre société.
Car on ne combat pas le racisme en donnant du pouvoir à ceux qui, prétendant s’y opposer, ne font que le renforcer, voire le créer. On ne réduit pas l’antisémitisme en niant le danger islamiste ou en finançant ceux qui le propagent, directement ou indirectement. On ne s’oppose pas aux courants qui font sombrer l’université et la recherche dans l’idéologie en accordant du crédit à ceux-là mêmes qui les portent, les légitiment et les financent depuis tant d’années.
Michel Wieviorka semble aujourd’hui soucieux de se présenter comme l’antidote du poison qu’il a abondamment sécrété dans l’Université à travers les différents courants de l’« islamo-gauchisme » qui, depuis le milieu des années 2000, ont intégré progressivement la thématique décoloniale, racialiste et intersectionnelle dans leur corpus doctrinal commun. Mais tous ceux qui connaissent tant soit peu le monde des sciences humaines et sociales en France savent que le contre-feu qu’il cherche à allumer n’est autre que celui du pyromane qui prétend se faire pompier.
Signatures :
Isabelle BARBÉRIS, maître de conférences en arts du spectacle, Université Paris 7 Denis Diderot
Florence BERGEAUD-BLACKER, anthropologue, CNRS
Jean-François BRAUNSTEIN, philosophe, Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Jean-Marie BROHM, sociologue, professeur émérite des Universités
Daniel DAYAN, sociologue et sémiologue, CNRS
Michel FICHANT, philosophe, Sorbonne Université
Nathalie HEINICH, sociologue, CNRS
Pierre JOURDE, professeur émérite de littérature française, écrivain
Laurent LOTY, historien des idées, CNRS
Gérard RABINOVITCH, philosophe, CNRS
Pierre-André TAGUIEFF, philosophe et politiste, CNRS
Véronique TAQUIN, professeur de Lettres, classes préparatoires
Pierre-Henri TAVOILLOT, philosophe, Sorbonne Université
Pierre VERMEREN, historien, Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Yves Charles ZARKA, philosophe, professeur émérite à l’Université de Paris