« Ne nous trompons pas d’adversaire »

« Ne nous trompons pas d’adversaire »

Collectif

Tribune des observateurs

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« Ne nous trompons pas d’adversaire »

[par Bruno Sire]

L’article « Un wokisme universaliste », de Xavier Laurent Salvador, pourrait laisser croire que l’économie de marché favorise la montée en puissance de l’idéologie woke et serait, de ce fait, à combattre. Je ne suis pas sûr que cette lecture corresponde exactement à la pensée de l’auteur, d’autant que son article est une réponse à un article d’Alain Policar intitulé « Vers un universalisme post-colonial » qui ne traite pas directement de cette question. Cependant, un lecteur peu attentif pourrait en tirer cette conclusion, notamment sur la base des deux extraits suivants : 

« Mais il est indéniable aujourd’hui que c’est le Marché, le Capitalisme, qui répond le mieux aux aspirations intégratives des identités autrefois marginalisées… »

« L’idéal universaliste est aujourd’hui assailli par deux extrêmes qui le vident de sa substance et qui monopolisent tous les espaces de la pensée identitaire. D’un côté, la bigoterie radicale …; de l’autre, le Marché qui par le biais des Réseaux sociaux qu’ils alimentent, touche au plus près l’individu au point de le soumettre à une injonction permanente de ralliement à l’enseigne, à la bannière, des espaces publicitaires. »

Or, cette sorte de toute puissance qui est prêtée au « Marché » (avec un grand M pour désigner le terme « économie de marché ») est une illusion que l’examen des faits met vite en pièces. Elle relève davantage des phantasmes de ceux qui prétendent diriger l’économie et qui, selon une rhétorique bien établie, s’inventent un adversaire sur lequel ils transfèrent toutes leurs ambitions inavouables. 

Le marché est un construit social fragile. 

Les économistes ont pour habitude de distinguer l’état de nature, du construit social. Le premier est un état stable dans le sens où des forces centripètes ramènent vers lui dès lors que rien ne vient entraver son fonctionnement. Le second ne fonctionne que dans le cadre des règles que se donne une société. Contrairement à une image trop répandue en France, le Marché ce n’est pas la jungle. Dans la nature, les échanges que l’on peut observer n’existent que dans le cadre de situations de monopoles et jamais dans celui de situations de marché. Le Marché est une organisation humaine des échanges fondée sur un ensemble de règles précises et connues des acteurs, et une autorité capable de les faire respecter. Il est par nature régulé. Parler d’un marché dérégulé est soit un contresens, soit une expression qui fait référence à une situation instable, en voie de disparition, généralement au profit d’une situation de monopole. 

L’économie de marché est-elle pour autant une idéologie ? Si l’on met derrière ce mot non pas seulement un ensemble de règles pour organiser les échanges, mais plus largement une volonté de construire une société parfaite et/ou un homme nouveau, alors il est abusif de considérer que l’économie de marché est une idéologie. En revanche, on peut controverser sur le capitalisme. Mais, dans tous les cas, s’il existe bien une corrélation significative entre les deux termes, l’un n’est pas synonyme de l’autre. Trop d’idéologues font cette assimilation parce qu’au fond la liberté propre au fonctionnement des marchés est incompatible avec la révolution à laquelle ils aspirent. Ne nous laissons pas entraîner sur cette voie.  

Le seul horizon du Marché est de répondre à la diversité de la demande en donnant la liberté de choix au consommateur par une pluralité de l’offre. C’est ce dernier point qui le distingue de façon radicale des économies dirigées. Le marché n’est que le reflet des attentes individuelles. Les acteurs y sont opportunistes par principe, ils n’ont que ça en commun, et sûrement pas une idéologie. C’est la raison pour laquelle il permet de répondre de façon efficiente aux besoins de chacun, en lui permettant à la fois de signaler son appartenance à un groupe et de se distinguer des autres. 

Le Marché n’est pas notre ennemi, c’est juste notre reflet. Celui-ci peut plus ou moins nous plaire. Mais faut-il pour autant casser le miroir, ou interdire aux individus d’être opportunistes ? 

L’injonction à consommer relève de la dictature qui est indissociable des économies dirigées

Croire que le marché impose un choix au consommateur est largement une illusion. Il suffit pour s’en convaincre de regarder quelques dizaines d’années en arrière pour constater que, sauf exceptions, les grandes entreprises d’aujourd’hui ne sont pas celles qui dominaient hier. Et on peut remonter dans le temps, ça marche toujours ! Or, si les dominants sur le Marché imposaient facilement leurs produits aux consommateurs, disparaîtraient-ils ? 

En revanche, les économies dirigées imposent à chacun ce qu’il doit consommer de façon bien plus prégnante que l’économie de marché. C’est en cela qu’elles sont aliénantes pour les individus et forcement opposées à la liberté d’agir. Heureusement, comme il est très difficile de planifier la production et plus encore la distribution, les économies dirigées ont toutes fait faillites et finalement, lorsqu’elles arrivent à se maintenir, c’est soit en vivant sur la rente de leur capital (les énergies fossiles par exemple), soit dans la misère des peuples, et parfois les deux en même temps. Mais il n’en demeure pas moins qu’elles ont toujours des partisans, et particulièrement aux extrêmes de l’échiquier politique, là où les idéologues règnent en maîtres et où les libertés individuelles sont perçues comme dangereuses. 

On peut y voir l’explication de la proximité intellectuelle entre l’extrême gauche et les islamistes. Ils ont en commun la volonté de rogner les libertés en imposant à chacun un mode de vie et la consommation qui va avec.  

Parler d’une alliance objective entre partisans de l’économie dirigée (les islamo-gauchistes par exemple) et acteurs de l’économie de marché (LVMH par exemple) me paraît excessif. En effet, s’il peut y avoir convergences d’intérêts entre des idéologues et des opportunistes, elle ne peut être que de courte durée, et plus proche de la fable du corbeau et du renard, que du mariage de raison. 

En revanche, il peut y avoir un mariage de raison entre un individu en situation de monopole ou de quasi-monopole (les patrons des GAFAM par exemple) et un idéologue (tel ou tel leader d’opinion). Car, dans une situation de monopole, le dirigeant peut profiter de la rente que lui donne sa situation pour faire avancer sans risque sa propre vision du monde en s’appuyant sur des relais d’opinion. C’est la raison pour laquelle les monopoles naturels (ceux sur lesquels il n’est pas possible d’installer un marché ouvert à la concurrence) sont tous sous le contrôle des Etats. Et c’est aussi la raison pour laquelle ont été créées les « autorités de la concurrence » chargées de veiller à ce que les Marchés ne basculent pas dans des situations de monopoles. L’autorité de la concurrence européenne est, soit dit en passant, une des grandes réussites de l’Europe. 

Mais il est vrai aussi que la mondialisation des échanges met en défaut les autorités chargées de la régulation et que certains opportunistes plus clairvoyants ou plus chanceux que d’autres ont réussi à obtenir des situations de monopoles ou quasi-monopoles à l’échelle de continents entiers. Ce n’est pas le marché qui est responsable de cette situation, mais l’incapacité des Etats à imposer des situations de marché partout ou des situations de monopole apparaissent.  C’est bien ce qui caractérise notre époque dans laquelle quelques individus, bien installés sur un immense trésor de guerre, fruit de leur monopole, profitent de la situation pour imposer leur idéologie sans contrôle démocratique et avec peu de prise de la part des autorités américaines et européennes de régulations. Mais après-tout, si ces rentiers se contentent d’être des opportunistes cupides, grand bien leur fasse ; en revanche, si, fascinés par le sentiment de pouvoir influencer la marche du monde, ils financent les porte-drapeaux de valeurs qui vont à l’encontre de notre civilisation humaniste, alors ils doivent nous trouver en travers de leur chemin. 

Conclusion

Loin de critiquer cette belle, bien qu’imparfaite, organisation humaine qu’est le Marché, il est plus utile de s’inquiéter des forces centripètes qui nous ramènent invariablement vers des états de nature où les dominants imposent leur vision du monde grâce à la rente de leur monopole. Comme le marché est un construit social, il faut sans cesse s’interroger sur ses imperfections et ses défaillances, pour en améliorer les règles et l’efficacité des autorités qui contrôlent leur application. C’est la condition du maintien de la liberté de choix, c’est le moyen d’éviter que quelques groupes imposent leur culture et leur mode de vie aux autres. La contrepartie de cette liberté est l’acceptation des différences, c’est-à-dire le fait qu’il existe des produits et des publicités qui ne nous concernent pas directement.

En d’autres termes le combat contre la montée des communautarismes et contre les demandes de ruptures d’égalités de droit ne passera pas tant par la lutte contre l’économie de marché que par la lutte contre les économies dirigées et les situations de monopoles. 

Pour défendre les valeurs universalistes que sont la liberté, l’égalité de droit et la fraternité, il est plus efficace de dénoncer tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, veulent réduire nos choix, font la promotion des logiques de discriminations et mettent en avant la lutte des communautés les unes contre les autres comme moteur de l’histoire. 

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