[par Xavier-Laurent Salvador]
Le New York Times a récemment consacré un article au sujet de la défiguration de la statue de Victor Hugo par Ousmane Sow à Besançon, ayant conduit à des exactions condamnables par des identitaristes radicalisés et bien mal inspirés de s’attaquer à une statue de Victor Hugo. Ce sujet m’avait amené à évoquer le « révisionnisme opportuniste de la mairie de Besançon« . Entre temps, les iconoclastes ont été fort heureusement arrêtés par la police, pendant qu’on apprenait dans le même temps les liens obscurs qui unissent la mairie de Besançon à la secte de l’anthroposophie. Tout cela serait anecdotique, si la presse américaine n’était venue dans le même temps prendre prétexte de cette affaire compliquée pour en faire, le temps d’une polémique, le symbole du climat politique français.
Victor Hugo, woke
Il me semble important de revenir sur quelques points en amont du compte-rendu qui est fait de notre discussion. L’article oppose en effet le camp progressiste de ceux qui penseraient grosso modo que Victor Hugo, s’il vivait aujourd’hui, serait woke comme eux-mêmes se définissent « wokes » :
“So, for me, if wokism is the fight against discrimination, then I reaffirm, I am woke.”
Madame le maire de Besançon, Anne Vignot
“If the definition of being woke is awaken to discrimination, and combating against it, then we can say he was woke.”
Lise Lézennec, the cultural and scientific manager at the museum.
Et de l’autre, le camp universaliste de ceux qui se souviennent que Victor Hugo était lui-même indifférent à la question de la couleur de peau parce qu’il croyait en l’universel:
On the other side are those like Xavier-Laurent Salvador, who co-directs the Observatory of Decolonialism and Identity Ideologies, set up to challenge the use of critical race and gender theories in France. He said the real danger was not far-right vigilantes, but attempts by a government to impose its race-centered view on society.
Il va de soi que la tentative de restauration imposée par la mairie de Besançon, dont le maire se définit lui-même comme « woke », est une tentative ratée d’imposer un regard révisionniste sur l’oeuvre du génial sculpteur sénégalais. Pour comprendre de quoi il s’agit, il suffit de revenir un instant sur la nature du message porté par l’exposition d’une statue.
Lorsque l’on considère une oeuvre artistique, il est toujours bon de se poser la question de l’énonciation: qui parle ? A qui ? De quoi ?
Lorsque fut inaugurée la statue de Victor Hugo, il va de soi que le message d’Ousmane Sow était audible. Mais pas que lui: on entendait également le discours politique qui avait voulu confier la sculpture de Hugo à Sow, de l’exposer dans sa ville natale et d’en faire une oeuvre magistrale, présente au coeur palpitant de l’histoire de la République. Jamais personne n’a pensé à contester l’oeuvre géniale depuis son inauguration; personne n’a jamais même songé à y voir autre chose que la célébration d’une vision extraordinaire d’un sculpteur africain sur un personnage tout aussi génial, l’union des deux formant la célébration éternelle de la République accueillante, « color blinded » comme disent nos amis américains, tout simplement fraternelle.
Deux iconoclasmes
D’où vient le scandale alors ?
Il vient tout simplement du parasitage du message original des co-auteurs premiers par la prise de parole du restaurateur, dont le processus ne doit jamais être exposé, et de la mairie actuelle qui assume une partie du message dès lors qu’elle engage la commune, les citoyens de la ville, leur argent, leur impôt dans un travail de restauration et dans son exposition dans les conditions que nous connaissons. Peu importe qu’on dise ensuite que le « travail n’était pas fini »: dès lors que le message est publié, il devient … public. Et c’est à ce titre, et à ce titre seulement, qu’il est jugeable.
Le parasitage du message est évident dès lors qu’on comprend la polyphonie à l’oeuvre dans l’exposition du travail de restauration.
Bien sûr, nous ne savons pas quelle était l’intention première d’Ousmane Sow au moment de créer: nous ne sondons ni les reins, ni les coeurs. Mais tout le travail du littéraire consiste justement à protéger l’oeuvre dans toute la pluralité de ses dimensions interprétatives, contre tous les fantasmes de pureté ou de corruption qui l’entourent. Non, il n’existe pas une oeuvre plus pure qui serait plus proche de l’origine que celle qui a été volontairement livrée par l’artiste, signée par lui et assumée par lui. Non, il n’est pas possible de remonter le travail de création pour restaurer l’intention première, supposément plus pure, de l’artiste. Non, l’origine, le premier trait, la première intention ne sont pas plus belles que l’oeuvre éditée et livrée.
Prenez par exemple une esquisse au crayon d’un tableau de Poussin: pensez-vous sincèrement que le crayonné soit « plus vrai » que la toile exposée au Louvre ? Pensez-vous qu’il faudrait gommer la toile voulue par l’auteur, donnée et exposée par l’auteur, pour la rendre en noir et blanc plus conforme au brouillon, au premier jet ? C’est une démarche iconoclaste qui s’apparente à un révisionnisme. Le même raisonnement s’applique au livre: pensez-vous que les éditions enrichies des annotations d’un auteur soient plus « vraies » que celles voulues par l’auteur lui-même ? Mais c’est absurde. Il est tout aussi légitime de se demander « pourquoi Proust avait-il écrit cela dans un premier temps » que de se demander, et c’est plus fin: « pourquoi a-t-il choisi de ne pas retenir cette version ». Remonter à l’intention première, c’est rétablir l’hésitation corrigée, l’approximation, la lourdeur, l’erreur et la faute. Ce n’est pas sans intérêt: mais en aucun cas cette entreprise archéologique ne saurait se substituer à l’étude de l’oeuvre et du message tels que l’auteur les a conçus une fois finis.
En ce sens, tout travail sur l’oeuvre qui en efface la forme définitive au motif d’un fantasme archéologique de pureté est un iconoclasme, un révisionnisme dont l’auteur – muselé par la mort – ne peut se défendre. Peut-être aurait-il été d’accord ? Peut-être que non ! Dans ces conditions, c’est notre travail de littéraire de défendre le discours des morts: non pas les morts eux-mêmes (ils peuvent avoir tort et très mal lire leur ouvrage), mais leur oeuvre.
Si quelqu’un veut tenter l’aventure de reproduire une oeuvre de Sow, de sculpter un Hugo africain ou un Zola alien: qu’il le fasse ! Qu’il fasse école, qu’il travaille, qu’il s’impose par son génie comme le maître d’un message politique et artistique d’une nouvelle école. Grand bien lui fasse et tant mieux pour la République des Lettres ! C’est toute la différence qu’il y a entre le travail de restauration, et le travail de création. Seuls les littéraires, qui ne sont pas attachés par les lois du marché ni par les liens du coeur, peuvent être les avocats des oeuvres posthumes. C’est toute l’ambiguïté de la République des Lettres d’être composée de fantômes qui ont abandonné à leurs descendants le soin de les lire sans que plus personne ne puisse répondre définitivement aux questions posées par leurs travaux.
J’ai dit combien je condamnais les identitaristes qui n’ont rien trouvé de mieux que de vandaliser la statue de Victor Hugo: je le dis et le redis, ils sont condamnables. La journaliste qui me posait la question me demandait: « Pourquoi n’avez-vous pas écrit une tribune pour les condamner eux-aussi ? ». La réponse est pourtant simple: les racistes sont des criminels. Je paie des impôts pour que la police arrête des criminels. Et dans la République française du XXIe siècle, la France dont le ministre de l’Éducation Nationale M. N’Diaye nous dit qu’elle souffre « d’un racisme systémique »: l’arrestation de deux vandales racistes n’a pas pris 24h et la police a accompli sa mission. Il n’y a rien là que de normal.
En revanche, qui pour pointer la lumière sur les exactions d’une municipalité qui se définit elle-même comme woke ? Qui pour protéger les morts de la réécriture de leur ouvrage ?