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« Panique morale » : une notion plus normative qu’analytique

On constate depuis quelque temps dans les médias et dans certains ouvrages polémiques un usage fréquent de la notion de « panique morale »1. Ainsi, Le Monde a récemment donné une large place dans ses pages au volume du politologue québécois Francis Dupuis-Déri intitulé « Panique à l’université ». Or, ce qui frappe dans l’usage que fait Dupuis-Déri de la notion de panique morale est qu’il la présente comme une notion explicative et même scientifique. Son inventeur Stanley Cohen était pourtant conscient de proposer une notion normative utile aux fins de ce qu’il appelait sa propre « cultural politics ». En effet, dans un texte autobiographique éclairant, mais non cité par Dupuis-Déri, portant le titre significatif « Whose side were we on? The undeclared politics of moral panic theory », il affirmait clairement trois ans avant son décès qu’il y a de « bonnes » et de « mauvaises » paniques morales et que les partisans de sa notion étudient surtout les « mauvaises paniques morales », c’est-à-dire celles qu’ils n’aiment pas, et doivent prendre parti dans cette lutte normative en se plaçant du côté de ceux qu’ils considèrent comme « dominés », sous une forme ou une autre. Cohen était toutefois suffisamment réflexif pour admettre qu’il est plus facile pour les sociologues des paniques morales de s’identifier aux entrepreneurs moraux qui sont proches d’eux en termes de « classe sociale, éducation et idéologie » 2. Bien que Dupuis-Déri affirme que seulement « ceux qui connaissent mal la théorie sociologique des paniques morales » (p. 61) osent la critiquer, nous oserons nous interroger sur la signification précise de cette notion devenue à la mode. 

Regardons donc de près cette notion. Notons d’abord que le choix du terme « panique » est stratégique car il évoque une réaction forte et soudaine, tendant vers l’irrationnel; il a une donc connotation nettement négative. Ce seul choix assure que son usage ne peut être que polémique et ne fonctionner que comme une insulte. Qui peut dire qu’il est heureux de paniquer? Selon le dictionnaire Larousse (et le sens commun), il signifie en effet « terreur soudaine et irraisonnée, souvent collective », ce que confirme si besoin était le dictionnaire Robert qui dit plutôt « qui trouble subitement et violemment l’esprit ».  La notion clé qui donne son sens à cette notion est donc bien celle de la soudaineté de la réaction. Comme il y a plusieurs types de paniques, reste à préciser le sens que Cohen donne à « moral ». Bien qu’il utilise l’expression des centaines de fois dans son ouvrage classique sur la question3, il élabore en fait très peu et semble prendre l’expression pour évidente, se contentant de dire en ouverture de son ouvrage que la panique morale menace les « valeurs et les intérêts de la société ». Ce sont donc des menaces aux « valeurs » qui font que la panique est alors « morale ». Mais le flou apparaît aussitôt avec l’ajout de la notion d’intérêts qui, a priori, ne relève pas du registre moral au sens habituel du terme. Plus intéressant encore, Cohen insiste peu sur la variable temporelle, à savoir la nécessaire soudaineté associée à toute panique non métaphorique. Ce mélange entre « valeurs » et « intérêts », l’usage conjoint de deux mots symboliquement forts et, enfin, le flou entourant la temporalité des actions ont, à notre avis, fortement contribué à la popularité de cette notion et surtout à son extension abusive à toute situation déplaisant à quelqu’un qui peut alors affirmer que ses adversaires paniquent. Il est fort probable que Cohen lui-même déplorerait que sa notion soit ainsi passée de « concept » parfois utile à une « insulte » librement lancée. Un texte récent signé d’un doctorant en sociologie nous annonçait même « Une panique morale nommée « pourboire » »! Sans surprise, l’analyste identifiait comme responsables de cette soi-disant panique les « chroniqueurs conservateurs », comme si le simple fait de poser la question de la légitimité de certains pourboires entraînait ipso facto condamnation. Surtout, on peut déplorer qu’au lieu d’expliquer les phénomènes des sociologues préfèrent jouer aux moralistes et prononcer des sentences.

Qui panique ?

On le voit, le sens commun associé à la notion de panique est heurté quand le terme est appliqué à tort et à travers. Or, si l’on s’en tient à une définition précise de panique morale, on arrive curieusement à la conclusion que les paniques observées dans le monde universitaire depuis quelques années ont en fait toutes été le fait de quelques étudiants ou étudiantes ayant lancé des alertes, aussitôt suivis par des directions universitaires qui ont (en quelques heures ou quelques jours) réagi par des communiqués ou même des suspensions. En effet, dans les cas recensés par les médias (sans parler des cas non médiatisés mais qui circulent dans plusieurs corridors d’universités) ce sont bien des étudiants, des doyens, des vice-présidents et des présidents (« recteurs » au Québec) qui ont réagi soudainement à des mots prononcés par des professeurs et à des phrases lues dans des textes faisant partie de cours. Ces réactions correspondent bien à la notion de panique morale alors que les professeurs impliqués étaient, eux, plutôt des victimes. 

La panique morale n’est donc nullement à l’université (comme le suggère le titre de l’ouvrage de Francis Dupuis-Déri) mais bien chez certains « progressistes » et entrepreneurs moraux auto-proclamés qui prétendent incarner le bien et la justice au-dessus du commun des mortels, à qui ils peuvent alors tenter d’imposer leur vision du monde en multipliant les incantations, les condamnations et les affirmations péremptoires.

Par contre, les réactions de la plupart des universitaires face aux attaques contre la liberté académique, ne sont ni des « paniques » ni « morales ». En effet, les discussions sur cette question sont majoritairement posées et argumentées et s’étirent sur plusieurs années, temporalité incompatible avec la notion polémique de « panique » mais propre à la pensée réfléchie. Si l’on préfère le vocabulaire de la psychologie cognitive, disons que la panique relève du « système 1 » qui réagit dans l’instant et sans réfléchir alors que les défenseurs de la liberté universitaire mettent en branle le « système 2 » qui suppose recul et réflexion, deux actions qui se déploient dans le temps long4. De plus, on peut soutenir que l’idée de liberté universitaire n’est pas à proprement parler une catégorie morale mais plutôt fonctionnelle, car elle est inséparable de la mission spécifique confiée à l’université, à savoir la production et la diffusion de connaissances validées par des méthodes reconnues. Et comme l’affirme avec raison la loi 32, votée sans opposition par l’Assemblée nationale du Québec le 3 juin 2022, « l’autonomie universitaire et la liberté académique universitaire constituent des conditions essentielles à l’accomplissement de la mission de ces établissements d’enseignement » 5

De la panique morale au déni 

Pour expliquer l’aveuglement de la part de ceux qui nient la réalité de ce qui se passe à l’université et font un usage pseudo-scientifique de la notion « panique morale », on peut invoquer une autre notion utilisée par Stanley Cohen dans un autre de ses ouvrages – non cité par Dupuis-Déri –, celle de déni 6. Cohen était en effet conscient que s’il existe bel et bien des paniques morales, il existe aussi des stratégies de déni, les deux concepts s’appelant même en quelque sorte l’un l’autre. Il identifie trois sortes de déni: le déni littéral (rien n’est arrivé), le déni interprétatif (quelque chose est arrivé mais ce n’est pas ce que vous croyez) et le déni d’implication (ce qui est arrivé n’est pas mauvais et n’a pas les conséquences que vous croyez) 7

Quant aux quelques activistes qui cherchent à générer des paniques morales sur les campus, ils sont parfaitement décrits sous la catégorie d’entrepreneurs de morale déployée par le sociologue Howard Becker dans son ouvrage classique Outsiders 8. Ces croisés agissent, selon Becker, en réaction à une « forme de mal qui les choquent profondément ». Ils s’inspirent « d’une éthique intransigeante » et « tous les moyens leur semblent justifiés pour éliminer » le mal. Ces personnes, ajoute-il, sont ferventes, vertueuses et « souvent même imbues de leur vertu ». Il est aussi intéressant de noter que « les croisades morales sont généralement dirigées par des membres de la classe supérieure » qui ajoutent ainsi « au pouvoir qui découle de la légitimité de leur position morale le pouvoir qui découle de leur position supérieure dans la société ». Enfin, ces « croisés de la morale » passent souvent d’une cause à l’autre et deviennent des « professionnels de la découverte des injustices à réparer », phénomène facile à observer sur les campus. L’intérêt de l’analyse de Becker est qu’il ne juge pas leurs actions comme bonnes ou mauvaises mais qu’il les examine et les décrit en sociologue et non pas en moraliste ou en polémiste. 

Les polémistes, nous dit Dupuis-Déri, « ne s’intéressent pas sincèrement à l’Université et à ce qui s’y passe réellement, ni au savoir, ni à la connaissance » (p. 310-311). Curieusement, dans une sorte de retour du refoulé, cela décrit très exactement le contenu de Panique à l’université. Cet ouvrage, écrit par un spécialiste du mouvement anarchiste, plaira beaucoup aux dirigeants universitaires qui  préfèrent certainement gérer « à l’interne » – et à l’abri des critiques – les situations problématiques et surtout faire l’économie d’une réflexion sur la centralité de la liberté d’enseignement et de recherche dans la mission fondamentale de l’université. Au nom de notions généreuses mais (sciemment?) floues et mal définies de « justice sociale », « d’équité, de diversité et d’inclusion », les entrepreneurs de morale croient en effet pouvoir faire passer leurs propres conceptions de la justice sociale avant, et même au détriment de, la liberté universitaire. Ils confondent ainsi, dans leur aveuglement idéologique, des ordres d’action différents, confusion qu’il est tout à fait légitime de critiquer tout comme il est légitime et même plus que jamais nécessaire de résister à ces injonctions qui minent la mission de l’université. Le tout sans se laisser intimider par la nuée d’insultes qui cache mal les faiblesses argumentatives d’une pensée indigente.

Yves Gingras (UQAM) et Thierry Nootens (UQTR)

Yves Gingras (UQAM) et Thierry Nootens (UQTR)

Notes & références

  1. Ce texte reprend une partie d’un article paru sous le titre « Censures à l’université : « panique morale » ou déni du réel? », Bulletin d’histoire politique, vol. 30, No 3, 2023, p. 223-248.

  2. Stanley Cohen, « « Whose side were we on? The undeclared politics of moral panic theory », Crime, Media, Culture, vol. 7, no 3, 2011, pp. 237–243.

  3. Stanley Cohen, Folks Devils and Moral Panics. The Creation of Mods and Rockers, London Routledge, 2002.

  4. Daniel Kahneman, Système1/système 2. Les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012.

  5. Assemblée nationale du Québec, Projet de loi no 32, 2022, chapitre 21, Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire.

  6. Stanley Cohen, States of Denial. Knowing About Atrocities and Suffering, Cambridge, Polity, 2001.

  7. Il résume cela dans sa préface à la 3e édition de Folk Devils, op. cit., p. xli.

  8. Howard S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métaillé, 1985, p. 171-188.