Nous avons lu le remarquable ouvrage de Samuel Fitoussi, Pourquoi les intellectuels se trompent, qui vient de paraître aux Éditions de l’Observatoire. Le titre est provocateur, mais il ne s’agit ni d’un pamphlet populiste ni d’un réquisitoire à l’emporte-pièce. Fitoussi livre au contraire une réflexion rigoureuse, nourrie de sciences sociales, d’histoire des idées et de psychologie cognitive pour décrire les mécanismes pouvant conduire des esprits brillants à adopter des idées fausses, absurdes ou totalitaires. Un essai riche et passionnant, dont nous publions ici quelques extraits.
La faillite de l’intelligentsia au 20ème siècle (extrait de l’introduction)
Et si la culture, l’intelligence et l’éducation n’étaient pas gages de sagesse, mais en réalité prédisposaient à l’erreur ? En URSS, les détenteurs d’un diplôme universitaire étaient deux à trois fois plus susceptibles que les diplômés du secondaire de soutenir le Parti communiste1. Les cadres se déclaraient bien plus favorables à l’idéologie communiste que les ouvriers agricoles et les travailleurs semi-qualifiés2. Au Cambodge, les Khmers rouges, responsables de la mort de près de deux millions de leurs concitoyens, étaient dirigés par huit intellectuels francophones : cinq enseignants, un professeur d’université, un fonctionnaire et un économiste. Tous avaient étudié en France dans les années 1950, notamment à la Sorbonne, où ils avaient assimilé la pensée sartrienne sur l’engagement et la violence nécessaire3.
En Occident, de nombreux intellectuels de premier plan agirent en compagnons de route du régime soviétique, de Jean-Paul Sartre (« Un régime révolutionnaire doit se débarrasser d’un certain nombre d’individus qui le menacent, et je ne vois pas d’autre moyen que la mort. On peut toujours sortir d’une prison4 ») à Bertolt Brecht (au sujet des fusillés des procès de Moscou : « Plus ils sont innocents, plus ils méritent d’être fusillés5 ») ou Bernard Shaw (« Staline sera réhabilité par la postérité, comme l’ont été Voltaire et George Washington6 »), en passant par Althusser, Aragon, André Glucksmann, Edgar Morin, Noam Chomsky… À son retour de la guerre d’Espagne, George Orwell échoua à faire publier dans des revues influentes le récit des purges, tortures et exécutions commises par le Parti communiste espagnol en raison du soutien tacite de l’intelligentsia britannique au communisme7. Il mit ensuite longtemps, pour les mêmes raisons, à trouver un éditeur à sa satire antitotalitaire La Ferme des animaux (le poète T.S Eliot, directeur d’une grande maison d’édition, rejeta le manuscrit, reprochant à Orwell de ne pas présenter le « point de vue trotskiste » avec suffisamment de bienveillance8). « L’intelligentsia anglaise, écrivit Orwell dans la préface du livre enfin publié, a développé une loyauté nationaliste envers l’URSS, et dans son for intérieur, elle a l’impression que mettre en doute la sagesse de Staline est une forme de blasphème9. » Dans les années 1930, de l’autre côté de l’Atlantique, Ayn Rand connut une mésaventure semblable. La jeune femme, qui avait fui la Russie postrévolutionnaire pour les États-Unis, écrivit un roman (Nous les vivants) racontant le quotidien sous le régime bolchévique. Elle se heurta pendant trois ans aux refus d’éditeurs new-yorkais pour des motifs idéologiques : « C’est un excellent livre, la rassura son agent. Le problème, bien sûr, c’est qu’il a un ton anticommuniste. Or la plupart des éditeurs américains penchent vers le trotskysme10. »
Quant au nazisme, soutenu par Martin Heidegger ou Carl Schmitt, c’est au sein de l’élite intellectuelle allemande qu’il suscita le plus d’enthousiasme.
Pendant son ascension vers le pouvoir, raconte l’historien Paul Johnson, Hitler a constamment rencontré le plus grand succès sur les campus, sa popularité parmi les étudiants dépassant sa cote au sein de la population allemande dans son ensemble. Il obtenait toujours de bons scores auprès des enseignants et des professeurs d’université. De nombreux intellectuels furent attirés par les hautes sphères du parti nazi et participèrent aux excès les plus macabres des SS. Les quatre Einsatzgruppen (ou bataillons mobiles d’extermination), qui furent l’avant-garde de la solution finale, comptaient une proportion exceptionnellement élevée de diplômés universitaires parmi leurs officiers. Otto Ohlendorf, qui commandait le bataillon « D » [et qui assassina 33 721 Juifs en deux jours] était par exemple titulaire de diplômes de trois universités et d’un doctorat en jurisprudence11.
À la conférence de Wannsee, plus de la moitié des participants détenaient un doctorat. Au Royaume-Uni, rapporte Orwell, les intellectuels « se sont davantage trompés sur le déroulement de la guerre que les gens ordinaires, ont été davantage dominés par des passions partisanes. L’intellectuel moyen de gauche, par exemple, pensait que la guerre était perdue en 1940, que les Allemands allaient facilement conquérir l’Égypte en 1942, que les Japonais ne seraient jamais chassés des territoires qu’ils avaient conquis, et que les bombardements anglo-américains n’affectaient nullement l’Allemagne12 ». Si les intellectuels britanniques avaient fait leur travail avec un peu plus d’application, conclut-il dans un autre texte, « le Royaume-Uni aurait déposé les armes en 194013 ».
De fait, voici ce que Bertrand Russell, sans doute l’un des esprits les plus brillants du XXe siècle, déclarait dans les années 1930 : « La Grande-Bretagne devrait désarmer, et, si les soldats de Hitler nous envahissaient, nous devrions les accueillir amicalement, comme des touristes ; ils perdraient ainsi leur raideur et pourraient trouver séduisant notre mode de vie14. » Dans La Trahison des clercs, Julien Benda documente la fascination des intellectuels d’avant-guerre pour le totalitarisme, la façon dont beaucoup se détournèrent de la recherche de la vérité pour se faire les serviteurs d’idéologies régressives. L’ironie : Julien Benda lui-même, deux décennies plus tard, justifiait certaines des exécutions communistes en URSS15.
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’intelligentsia parisienne ne brilla pas par sa clairvoyance. Fidel Castro reçut la visite d’Agnès Varda (qui réalisa un film de propagande le comparant à Gary Cooper), de Sartre (qui en tira seize articles élogieux pour France-Soir) ou de Simone de Beauvoir (qui décrit le dictateur cubain comme un philanthrope surdoué et bienveillant16). Cette dernière n’en était d’ailleurs pas à sa première compromission avec le totalitarisme. Quelques années plus tôt, elle s’était rendue en Chine. Pour, à son retour, publier un livre de cinq cents pages à la gloire du maoïsme. « Le programme appliqué par le régime, analysait-elle, est celui qu’aurait adopté n’importe quel gouvernement moderne et éclairé, soucieux de faire progresser son pays17. » En Chine, à la différence de l’Occident rongé par le « conformisme » et « l’individualisme », écrivait-elle, « la liberté est une très concrète réalité18 ». La philosophe s’indignait du mythe véhiculé par la « presse bourgeoise » selon lequel le pays était une dictature.
La fonction officielle de Mao n’implique que des attributions assez limitées. Le prestige personnel de Mao, ses qualités, sa compétence lui assurent cependant un rôle prépondérant ; en particulier il est depuis 1927 le spécialiste incontesté des questions paysannes. Mais le pouvoir qu’il exerce n’est pas plus dictatorial que celui qu’a détenu par exemple un Roosevelt. La Constitution de la Chine nouvelle rend impossible la concentration de l’autorité entre les mains d’un seul : le pays est dirigé par une équipe dont les membres sont unis par une longue lutte en commun et une étroite camaraderie19 (sic !).
De Beauvoir louait « l’inimitable naturel » du Grand Timonier et de son ministre Zhou Enlai « qui [venait] peut-être de leurs profondes attaches paysannes – et de la sereine modestie d’hommes trop engagés dans le monde pour s’occuper de leur figure ». Elle insistait : « Puissant ou subtil, leur visage manifeste une personnalité hors-série. Non seulement ils séduisent, ils inspirent un sentiment bien rare : du respect20. » Comme chacun sait, Mao se rendit responsable de 40 à 80 millions de morts, ce qui en fait sans doute le plus grand criminel de masse de l’histoire de l’humanité.
Deux décennies plus tard, Sartre acclama la révolution islamique iranienne (il avait auparavant rendu visite deux fois à l’ayatollah Khomeini en exil dans les Yvelines), tout comme le fit Michel Foucault, qui décrivit avec une certaine naïveté la politique progressiste que mènerait selon lui le régime des mollahs :
Par « gouvernement islamique », personne, en Iran, n’entend un régime politique dans lequel le clergé jouerait un rôle de direction ou d’encadrement. […] On peut trouver dans le Coran des directions générales : l’islam valorise le travail ; nul ne peut être privé des fruits de son labeur ; ce qui doit appartenir à tous (l’eau, le sous-sol) ne devra être approprié par personne. Pour les libertés, elles seront respectées dans la mesure où leur usage ne nuira pas à autrui ; les minorités seront protégées et libres de vivre à leur guise à condition de ne pas porter dommage à la majorité ; entre l’homme et la femme, il n’y aura pas inégalité de droits, mais différence, puisqu’il y a différence de nature. Pour la politique, que les décisions soient prises à la majorité, que les dirigeants soient responsables devant le peuple et que chacun, comme il est prévu dans le Coran, puisse se lever et demander des comptes à celui qui gouverne21.
Un mépris de l’homme ordinaire ? (Extrait du chapitre 6)
Selon Raymond Boudon, les intellectuels sont attirés par l’idée selon laquelle l’homme ordinaire est victime de fausse conscience, désire les mauvaises choses, n’est pas réellement libre ni autonome22. Cela magnifie leur rôle et leur statut : eux, contrairement à lui, sont sortis de la caverne. Boudon évoque de nombreuses écoles de pensée qui ont séduit les intellectuels pour cette raison : la psychanalyse (le sujet est la marionnette de l’inconscient qui lui dissimule ses ruses), le marxisme (l’individu manipulé par l’idéologie bourgeoise), le nietzschéisme (l’homme est animé par le ressentiment et la volonté de puissance, mais il ne le sait pas), les structuralistes (le langage, les systèmes de sens, organisent et limitent la pensée), la criminologie (la délinquance, fruit des déterminismes sociaux plutôt que de la responsabilité individuelle). Roger Scruton constate que la vie concrète des citoyens est largement absente des textes des intellectuels de gauche de la deuxième moitié du XXe siècle car ceux-ci se contentaient d’imaginer les individus comme des abstractions traversées par des forces en « ismes23 ». Aujourd’hui, le néo-féminisme affirme que les femmes, traversées (sans le savoir) par des forces patriarcales, choisissent mal les secteurs professionnels qu’elles investissent ; la sociologie répand l’idée que les membres de certaines minorités, traversés par des blessures psychiques liées au « racisme systémique », ont intériorisé leur infériorité et ne sont pas directement responsables de leur destin individuel. En raison du succès de toutes ces théories, les sciences sociales ne peuvent s’inscrire que contre l’homme ordinaire : elles doivent le rééduquer, lui apprendre à être heureux, à faire un bon usage de sa liberté, à échapper aux forces qui le conditionnent et lui donnent l’illusion d’être un sujet autonome. Elles ne peuvent apprécier l’homme ordinaire pour ce qu’il est, mais fantasment l’idée de ce qu’il devrait être. « Les sciences humaines, écrit Boudon, ont fini par être considérées […] comme obéissant à un objectif principal : débusquer et dénoncer les errances du sens commun24. » Le sens commun : une pensée fausse que l’intellectuel doit redresser. De ce point de vue, on peut se demander si « l’abandon » des classes populaires par la gauche n’était pas inévitable : les intellectuels nourris aux sciences sociales ne peuvent se contenter de promouvoir les politiques publiques souhaitées par les classes populaires : ils doivent plutôt leur apprendre ce qu’elles veulent vraiment, ou ce qu’elles devraient vouloir si elles n’avaient pas le cerveau lavé (par l’idéologie bourgeoise, ou, plus prosaïquement, par les chaînes d’info en continu). En d’autres termes, l’intellectuel adhérant à l’une des théories de la fausse conscience ne peut être d’accord avec l’homme ordinaire, sauf à reconnaître qu’il a lui-même le cerveau lavé.
De fait, de nombreux intellectuels et dirigeants communistes ou de gauche ne cachaient pas leur mépris des ouvriers dont ils s’érigeaient en représentants. « Le groupe d’avant-garde [les intellectuels marxistes] est idéologiquement plus avancé que la masse, écrivait par exemple Che Guevara. Les masses n’envisagent les choses qu’à moitié, et doivent être incitées [à se conduire de la bonne manière] et soumises à des pressions. La dictature du prolétariat doit s’exercer sur la classe défaite, mais aussi sur chaque individu de la classe victorieuse25. » En 1867, Engels, furieux que les ouvriers d’usine ne votent pas suffisamment à gauche, écrivait à Marx : « Une nouvelle fois, le prolétariat anglais s’est déshonoré26. » Un siècle plus tard, le chef communiste hongrois János Kadar s’exprimait devant le Parlement de son pays : « La tâche des dirigeants n’est pas d’exécuter la volonté et les désirs des masses. Elle est d’accomplir les intérêts des masses. Pourquoi faire une différence entre la volonté et les intérêts des masses ? Dans le passé, nous avons vu certains ouvriers agir contre leurs intérêts27. » Quant à Simone de Beauvoir, elle jugeait « nécessaire » l’interdiction de la presse d’opposition en Chine, estimant que le pluralisme idéologique pouvait engendrer de la confusion pour le peuple, trop stupide pour faire preuve de discernement : « Proposer au public des thèses contradictoires, tant qu’il n’a pas les bases nécessaires pour juger par lui-même, c’est le jeter dans la confusion. » « Une connaissance “dirigée”, ajoutait-elle, est seule capable de dissiper les ténèbres28. » (Dirigée par qui ? Uniquement par les personnes à même de « dissiper les ténèbres », c’est-à-dire celles approuvées idéologiquement par de Beauvoir : par exemple Fidel Castro, Mao Tsé-Toung et Joseph Staline.) Quelques années plus tôt, le socialiste George Bernard Shaw décrivait ses contemporains comme des gens « détestables » dont il attendait « avec impatience l’extermination ». « Je désespérerais, avouait-il, sans la pensée réconfortante qu’ils vont tous mourir29. » Avec humour, George Orwell raconte son « sentiment d’horreur » lorsqu’il a assisté pour la première fois à une réunion du Parti travailliste dans les années 1930 et rencontré les adhérents, « des petites créatures mesquines ». Chacun, écrit-il, « portait les pires stigmates de la supériorité hautaine de la classe moyenne. Si un véritable ouvrier, un mineur encore couvert de saleté de la mine, par exemple, était entré parmi eux, ils auraient été embarrassés, en colère et dégoûtés ; certains, je pense, auraient fui en se pinçant le nez30. » […]
Selon Boudon, le succès des diverses théories de la fausse conscience explique pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme. En effet, la philosophie libérale repose sur l’idée que les individus sont des adultes autonomes et responsables, dont les choix et les désirs ont une légitimité intrinsèque. De ce point de vue, il n’y a aucune raison de retirer à un adulte sa liberté de choix pour la placer entre les mains d’un autre adulte. En revanche, si l’on croit que les citoyens sont aveugles, tapis dans l’obscurité de la caverne, et qu’une élite éclairée a accès à une connaissance inaccessible au commun des mortels, il est normal de souhaiter que celle-ci impose sa normativité à l’ensemble de la population. Ceux qui savent ce qui constitue une bonne vie doivent tenir par la main ceux qui ne le savent pas, les materner, les sauver du mauvais usage de leur liberté. On peut d’ailleurs comprendre ainsi l’hostilité des intellectuels aux mécanismes de marché, qui incitent les entreprises à produire les biens et les services qui plaisent aux citoyens (c’est-à-dire ceux pour lesquels ils sont prêts à dépenser leur argent). Dans une économie de marché, l’évolution de la société est en grande partie le résultat des préférences des masses, et non de l’élite. Lorsqu’un intellectuel affirme qu’un secteur économique doit être protégé du marché et régi par un système de subventions (ou dominé par un monopole public), il exprime peut-être sa méfiance vis-à-vis des goûts de l’homme ordinaire, qu’il veut contraindre à financer les inclinations de l’intelligentsia.
Si l’on pousse la logique de la fausse conscience à son aboutissement, nous avons une autre façon de comprendre la tyranophilie des intellectuels. En effet, plus qu’une remise en cause du libéralisme, le « soupçon de principe » contre le sens commun, écrit Boudon, « débouche inévitablement sur une mise en cause de la démocratie » 31.
Jeunesse passe-t-elle ? (Extrait du chapitre 5)
Une idée rassurante veut que les étudiants, à toutes les époques, s’enthousiasment pour des idées absurdes, mais qu’avec l’âge et l’entrée dans la vie active, la raison reprenne le dessus. Jeunesse passe. Cette idée est naïve, pour plusieurs raisons.
D’abord, elle suppose que le futur ressemblera au passé (ou, plus précisément : que les dynamiques observées durant les années 1960-1980 dans le Quartier latin se reproduiront à l’identique).
Ensuite, elle oublie que les emballements de la jeunesse, avant d’être abandonnés, font parfois des dégâts. On dit que la fièvre maoïste de Saint-Germain-des-Prés n’a pas eu de conséquence et a fini par lasser, mais on oublie que la fièvre maoïste des étudiants chinois, qui ont massivement rejoint les Gardes rouges pour « purifier » leur société, elle, a tué des millions de personnes. La fièvre maoïste de la jeunesse péruvienne, elle, a conduit à la création du mouvement terroriste « Sentier lumineux » qui a mené l’une des guérillas les plus violentes de l’histoire. Bilan : une guerre civile et 70 000 morts. Le mouvement était dirigé par des professeurs d’université, et l’essentiel de ses troupes était constitué d’étudiants32. On pourrait aussi rappeler que dans les années 1930, les idées nazies ont été hégémoniques à l’université avant de trouver une traduction politique33, que l’hymne du fascisme italien était « Gionivezza ! Gionivezza ! » (Jeunesse ! Jeunesse !), ou que, quelques décennies plus tard en Italie, le mouvement marxiste-léniniste des Brigades rouges, responsables de centaines d’attaques terroristes, était piloté par des étudiants en sociologie34.
Enfin, notons que ce qui, en Occident, a permis aux fièvres idéologiques estudiantines de se dissiper n’a peut-être plus cours aujourd’hui : la diversité idéologique après l’université. On l’a dit, l’absence de pluralisme favorise la victoire de l’irrationalité. En plus d’engendrer un renforcement des certitudes (et donc la vulnérabilité au biais de partialité), elle augmente le coût individuel de la déviance. Moins il existe de pluralisme dans une communauté, plus l’individu qui dévierait idéologiquement se trouverait isolé socialement. Par conséquent, sans diversité idéologique, les forces de la rationalité sociale l’emportent sur celle de la rationalité épistémique. Or Anchrit Wille et Mark Bovens montrent que ces dernières décennies, s’est creusé en Occident un clivage social, professionnel et géographique entre les diplômés et les non-diplômés. Ces deux mondes ne se côtoient plus. En France, alors qu’auparavant, le clivage droite/gauche traversait les classes sociales, le vote coïncide désormais étroitement avec une ligne de fracture sociologique et géographique : les urbains diplômés votent à gauche (surtout pour le PS et EELV), les banlieues très à gauche (surtout pour LFI) et la France « périphérique » à droite ou très à droite (surtout pour le RN)35. Aux Pays-Bas, 85 % des mariages unissent des conjoints au niveau d’éducation presque semblables, et seuls deux mariages sur mille lient le titulaire d’un diplôme universitaire et un partenaire n’ayant que des qualifications primaires36. Le phénomène semble général en Occident : autrefois, la plupart des gens rencontraient l’amour près chez eux. Avec la démocratisation de l’enseignement secondaire, associée à une plus grande mobilité étudiante et à l’essor d’Internet, les affinités ne reposent plus sur l’identification à une même communauté géographique mais à un même statut intellectuel, mesuré par le niveau d’études37. La société civile, elle, n’est plus un espace de brassage social : si, dans le passé, les syndicats, l’Église et les partis attiraient des membres de tous les segments de la société, les nouvelles associations, centrées surtout sur des enjeux idéologiques, recrutent exclusivement parmi la classe moyenne et supérieure, fortement diplômée38.
En somme, en raison de l’expansion de l’enseignement supérieur, les diplômés peuvent aujourd’hui vivre sans côtoyer de non-diplômés, c’est-à-dire sans jamais échanger avec des individus capables de faire contrepoids à leurs biais. Une situation aggravée par le fait que parmi les diplômés, l’homogénéité idéologique est de plus en plus forte. Eric Kaufmann montre par exemple qu’aux États-Unis, dans les secteurs où les diplômés ont toujours constitué l’essentiel des salariés (la technologie, la finance, le droit, l’ingénierie), il existait en 1980 une parité presque parfaite entre les employés de gauche et de droite, mais aujourd’hui, ces derniers sont deux à quatre fois moins nombreux39. Désormais, les mauvaises idées issues du monde universitaire rebondissent en vase clos au sein d’une population qui leur est acquise40. Notons que plus on est diplômé, plus l’isolement est marqué : la probabilité d’homogamie éducative (le fait de ne côtoyer que des gens aussi diplômés que soi) augmente significativement avec le niveau d’instruction, si bien que les ultra-diplômés constituent le groupe qui exhibe le plus haut niveau de « fermeture sociale41 ». Les ultra-diplômés, même après leurs études, sont donc ceux qui sont le moins souvent confrontés à des opinions divergentes. Et donc ceux qui évoluent dans les conditions les moins favorables au développement d’une pensée rationnelle. Évidemment, si les diplômés ne fréquentent plus de non-diplômés, la réciproque est vraie. Mais l’on peut imaginer que les non-diplômés sont exposés aux idées et arguments des diplômés (leurs croyances constituent le bruit de fond culturel d’une société, via les médias, la publicité, le cinéma, les discours politiques) alors que l’inverse n’est pas vrai.
Selon Hugo Mercier et Dan Sperber, le biais de confirmation est une modalité de la nature humaine qui ne devrait pas, en lui-même, trop nous inquiéter. Si chacun utilise ses capacités cognitives pour amasser des billes en faveur de ses idées, cela n’est pas grave tant que finit par avoir lieu un débat contradictoire. Les chercheurs rappellent que la raison humaine a été façonnée par l’évolution dans un contexte de petites communautés humaines, où les désaccords, quand ils survenaient, étaient immédiatement discutés. Ainsi, chaque partie arrivait avec ses arguments, et par le jeu de l’échange contradictoire, celui qui détenait les plus faibles concédait sa défaite. Le biais de confirmation permettait une « division du labeur cognitif42 ». Par exemple, plutôt que Thomas et Paul étudient chacun de leur côté les coûts et les bénéfices d’une stratégie de défense face à une tribu rivale, Thomas (favorable à la stratégie) réfléchissait aux bénéfices, Paul (défavorable) aux coûts ; s’ensuivait, par le débat, une mise en commun du travail. Aujourd’hui, ces mêmes mécanismes mentaux opèrent, mais Paul (diplômé) ne côtoie plus Thomas (non diplômé) : la mise en commun n’a jamais lieu, nous ne sommes plus confrontés aux arguments adverses et chacun (surtout Paul) est bloqué dans une boucle éternelle d’autoconfirmation. Aux États-Unis, une enquête récente révélait que plus un progressiste avait passé d’années à l’université, moins il était capable de comprendre et de restituer les arguments des conservateurs. Pourquoi ? Parce que plus il était éduqué, moins il avait d’amis de droite43.
Que faire ? (Extrait de la conclusion)
Non seulement l’élite et les intellectuels ne sont pas vaccinés contre l’égarement idéologique, mais ils peuvent être les premiers à y succomber. Parce que le problème est inhérent à la nature humaine, il semble difficile à résoudre. Que faire ? Le plus important est sans doute de prendre conscience de cette fragilité, de garder à l’esprit que nous pouvons, avec une redoutable bonne conscience, foncer le long d’un sentier qui mène droit vers un désastre. « Trop d’événements ont révélé la précarité de ce que l’on appelle civilisation, écrivait Raymond Aron. Les acquisitions les plus assurées en apparence ont été sacrifiées à des mythologies collectives44. » Orwell nous rappelait que le pire est toujours possible, que les choses peuvent basculer rapidement : « Avant d’affirmer que la perspective d’un monde totalitaire est un cauchemar qui ne deviendra jamais réalité, rappelez-vous qu’en 1925, nous aurions jugé que le monde de 1942 était un cauchemar qui ne deviendrait jamais réalité45. » En effet, le mal peut triompher, des civilisations entières – pourtant peuplées d’êtres humains partageant la même nature humaine que la nôtre– ont été englouties dans l’obscurantisme pendant des siècles (certaines le sont encore). Or, quand le mal triomphe, ce n’est jamais en tant que mal : pour les talibans, nous sommes les ténèbres et ils sont la lumière.
De ce point de vue, sans doute faut-il cultiver une forme d’humilité du présent. Rappelons-nous que dans l’histoire, la plupart des erreurs qui ont eu des conséquences graves ont d’abord fait consensus, ou à tout le moins, ont été soutenues avec enthousiasme par une frange de la population persuadée de défendre un progrès. Ce que nous pouvons faire, par conséquent, c’est éviter de dérouler le tapis rouge à des croyances, quelles qu’elles soient, de manière à éviter de dérouler le tapis rouge à l’erreur déguisée en vérité, au mal camouflé en bien. Ne pas mettre la recherche scientifique au service d’une cause. Ne pas subventionner la « bonne » idéologie, ou en tout cas, pas uniquement celle-là. Ne pas abandonner la liberté d’expression, surtout celle d’exprimer des opinions contraires au consensus de bon ton. Ne pas laisser une pensée unique s’imposer au sein des institutions dont les membres ont le pouvoir d’imposer au reste de la société leur normativité. Ne pas censurer une information susceptible d’alimenter le « mauvais » récit46. En somme, nous pouvons éviter d’accélérer sur le sentier de l’erreur, éviter de transformer le sentier en pente. « Ni l’intelligence ni l’intention de bien faire ne nous préservent du mal, écrivait Revel. Le seul barrage au fanatisme meurtrier est de vivre dans une société pluraliste où le contrepoids institutionnel d’autres doctrines et d’autres pouvoirs nous empêche toujours d’aller jusqu’au bout des nôtres47. » Pour empêcher la victoire du mal, nous devons nous assurer qu’il existe toujours un contrepoids au bien ; pour empêcher la victoire du mensonge, qu’il existe toujours un contrepoids à la vérité.
Et c’est pour cela qu’il ne faut pas légiférer contre les idées absurdes, contre la désinformation, la haine ou le complotisme.
Cela peut sembler contre-intuitif, mais constatons d’abord que la lutte contre la désinformation est de toute façon impuissante contre les fake news les plus dangereuses : celles de l’élite et des intellectuels. Pourquoi ? Parce que, nous l’avons dit dans le chapitre 8, les égarements de l’élite sont rarement, en tout cas rarement dans le présent, considérés comme des égarements – et donc rarement combattus – puisque c’est l’élite elle-même qui définit ce qui relève de l’erreur ou de la vérité. Or une théorie du complot considérée comme une théorie du complot, et dont nous ricanons, sera toujours moins nuisible qu’une théorie du complot qui fait consensus parmi l’élite, et qui donc n’est jamais définie comme telle. De même, une fake news désignée comme fake news est moins dangereuse qu’une idée fausse à laquelle l’élite adhère. Et même un discours de haine, s’il est jugé légitime par l’élite, est justifié, rationalisé, et, non seulement cesse d’être considéré comme un discours de haine, mais peut trouver une traduction politique. Plus largement, ceux qui combattent « le complotisme », « la haine », « la désinformation », parce qu’ils se concentrent, par définition, sur les discours considérés complotistes, haineux, ou faux, courent le risque de ne mener la bataille que sur les fronts les moins menaçants, où une victoire partielle est déjà acquise, et de se désintéresser des fronts où une défaite a déjà été enregistrée. En effet, les théories du complot victorieuses n’entrent pas dans le champ d’action de la lutte contre le complotisme ; les fake news victorieuses pas dans le champ de la lutte contre les fake news, etc. On peut d’ailleurs émettre l’hypothèse suivante : le combat contre le complotisme et les fake news, parce qu’il engendre, chez ceux qui le mènent, une bonne conscience autosatisfaite accompagnée de la certitude d’être du côté de la vérité, a pour effet pervers d’inciter à la confiance envers tout ce qui n’est pas étiqueté complotiste ou mensonger, et donc d’augmenter la porosité de nos sociétés aux fake news et aux théories du complot les plus dangereuses. De fait, dans une grande étude effectuée sur 4 800 Américains, plus un individu moralisait l’importance du combat contre la désinformation et autocélébrait publiquement sa supposée rationalité, son prétendu attachement aux faits et aux principes de la logique, plus il avait de chances de partager lui-même de la désinformation partisane, d’attaquer ses opposants idéologiques avec mauvaise foi48. À l’inverse, les individus qui succombaient le moins aux fake news étaient ceux qui faisaient preuve d’humilité intellectuelle, reconnaissaient que leurs intuitions étaient faillibles et qu’ils pouvaient se tromper.
Non seulement, en légiférant contre l’erreur, on ne légifère jamais contre les erreurs les plus lourdes de conséquences, mais on court le risque de s’attaquer à la vérité. Pendant longtemps, l’élite était certaine que le Soleil tournait autour de la Terre, et qu’une vierge, nommée Marie, avait donné naissance au fils de Dieu. Combattre la désinformation, c’était donc empêcher Copernic et Galilée de s’exprimer (on a d’ailleurs essayé) ou censurer certains philosophes des Lumières. Au XIXe siècle, le combat contre les fake news aurait pris pour cible le médecin hongrois Ignace Semmelweis, qui affirmait que se laver les mains permettait de réduire la transmission des maladies à l’hôpital (de fait, ses idées furent violemment rejetées, il fut finalement interné et mourut dans des circonstances troubles). Au début du XXe siècle, le combat aurait pris pour cible les dreyfusards, largement minoritaires en France. Ou bien Alfred Wegener, qui proposait une théorie novatrice (la dérive des continents) que la communauté scientifique rejetait. Dans la deuxième moitié du siècle, la guerre contre la désinformation aurait visé les intellectuels imputant les massacres de Katyń aux communistes plutôt qu’aux nazis, ou bien Simon Leys, qui décrivait la réalité du maoïsme (on se rappelle que Le Monde le traitait de « charlatan » tout en portant au pinacle ceux qui chantaient les louanges de la révolution culturelle. « Mao Tsé-toung a libéré son peuple socialement et politiquement49 », écrivait encore le journal à la fin de l’année 1974). D’une certaine manière, c’est le droit de propager des informations considérées fausses dans le référentiel de leur époque qui permet le progrès : sans cette liberté, aucun consensus, jamais, ne pourrait être bousculé. Même la lutte contre les discours « haineux » peut avoir des effets pervers, la haine étant difficile à définir avec objectivité. De 1933 à 1938, Winston Churchill se vit interdire de parler à la radio britannique (dont la BBC détenait le monopole) car son discours antinazi était considéré comme alarmiste et belliqueux50. Nous pourrions évidemment multiplier les exemples. Autrement dit, à toutes les époques, la lutte contre les discours nuisibles était, ou aurait été, l’alliée des erreurs les plus nocives, celles de l’élite. À nouveau, rappelons qu’à travers l’histoire, l’idiot du village a généré moins de catastrophes que ceux qui se moquaient de l’idiot du village.
Du passé, malheureusement, nous tirons les mauvaises leçons, puisant dans la condamnation rétrospective du mal une légitimation du narcissisme de notre époque plutôt qu’une méfiance envers notre capacité à confondre le mensonge et la vérité. Nous croyons, à tort, que le bien et le mal sont aussi facilement discernables dans le présent qu’ils ne le sont lorsque l’on regarde en arrière, une fois l’histoire écrite. Et de cette illusion, nous tirons un sentiment de supériorité morale et intellectuelle qui, dans le présent, nous vaccine contre le doute. C’est peut-être pourquoi, comme le formule Nicolas Gómez Dávila, « personne ne méprise autant la crétinerie d’hier que le crétin d’aujourd’hui51 ». L’idée selon laquelle les élites intellectuelles pourraient rendre service à la société en imposant à l’ensemble de la population leurs critères de vérité – mais, cette fois-ci, les bons critères – est une idée qui postule à tort la supériorité des intellectuels du présent sur ceux du passé, fait fi de la nature humaine, et oublie que ni l’intelligence, ni l’appartenance à l’élite, ni la volonté de combattre l’erreur ne protègent de l’erreur.