Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Principes et enjeux de la « cancel culture »

Principes et enjeux de la « cancel culture »

françois Rastier

François Rastier est directeur de recherche honoraire au CNRS et membre du Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines (LAIC). Dernier ouvrage : Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.

[par François Rastier]

Contre la culture1. — Approfondissant le projet de l’humanisme, les auteurs des Lumières concevaient la culture de manière cumulative, dans le temps comme dans l’espace. On leur doit ainsi la notion de littérature mondiale et le projet même des sciences de la culture, comme leur méthodologie historique et comparative. Ainsi la linguistique générale, la littérature comparée, l’anthropologie, etc., se formèrent loin de tout universalisme abstrait, puisqu’une culture ne peut se caractériser et se comprendre que dans le corpus des autres cultures, et que les cultures évoluent par des contacts et des échanges constants. Cela concorde, dans le domaine de la connaissance, avec le cosmopolitisme qui s’affirme au plan politique. 

On a commencé alors à prendre conscience de l’autonomie relative du monde sémiotique, puisque les œuvres, artistiques et scientifiques, témoignent d’une liberté prise à l’égard des déterminations supposées de race, de sexe, de nation, de religion, d’époque ; cette déprise à l’égard de toute appropriation, cette liberté permet aux créateurs d’innover. Le naufrage artistique des pays totalitaires le démontrera a contrario par un kitsch grandiloquent et répétitif, dont l’échec dérive de la restriction des corpus comme de la stigmatisation des auteurs pour des motifs raciaux et/ou politiques. 

Naturellement, les nationalismes du XIXe siècle ont favorisé la remise en cause du concept de culture ainsi étendu et l’on se souvient du Kulturpessimismus de l’époque bismarckienne. Dans leur combat contre les Lumières, des penseurs nazis ont ensuite dénoncé la notion même de culture comme un moyen de la domination juive. Heidegger affirmait ainsi : « S’approprier la ’’culture’’ comme instrument de pouvoir, s’en prévaloir et se donner pour supérieur, c’est fondamentalement un comportement juif2 ». Derrida a transposé cela en dénonçant la « colonialité essentielle » de la culture3 ; il inversait ainsi, tout en la reprenant, la thèse colonialiste que l’Occident apportait la culture aux peuples colonisés. Dès lors, une pensée postcoloniale conséquente se doit de « déconstruire » — voire d’éradiquer — la culture au nom du combat antiraciste. 

C’est l’effet, sinon le programme explicite, de la cancel culture : né sur les campus nord-américains, ce mouvement qui se réclame de la déconstruction s’est étendu à l’ensemble de la sphère culturelle, médias compris. Cette « culture » (sans doute un habitus, au sens où l’on parle de « culture IBM ») se réduit paradoxalement à un conformisme néo-puritain qui conduit à la censure de pans entiers de la culture.  Les rares productions qu’elle suscite se signalent jusqu’à présent par leur indigence édifiante. 

Modalités d’action. — À présent, le concept même de culture se trouve remis en cause par trois autres facteurs.

1/ Le post-modernisme a tout à la fois concrétisé et accrédité l’idée que le début de ce millénaire avait marqué une coupure définitive. Les millenials seraient naturellement porteurs d’une nouveauté sans précédent qui périme toute tradition culturelle, renvoyée à une antiquité oiseuse et compromise. Ce discret millénarisme légitime une « déconstruction » généralisée et permet à certains de prétendre à un Nemo ante me qui prescrit une ignorance devenue militante.

2/ L’internet, du moins dans ce qu’en ont fait les grandes firmes, notamment celles des réseaux sociaux, privilégie l’immédiateté, l’irréflexion vendeuse, les émotions de base, et exclut la prise de distance par des formats minimalistes et la constitution de groupes enfermés dans leurs bulles de filtre par les algorithmes de renforcement. Les réseaux sociaux sont ainsi devenus le lieu majeur de radicalisation de la cancel culture, qui ne leur préexistait guère. 

3/ Les intégrismes religieux, dans leur version théologico-politique, excluent la culture profane et l’essor récent de l’islamisme s’accompagne de destructions et de prohibitions : livres bien entendu (Boko haram signifie « Les livres sont impurs »), musique (à l’exception des chants militaires), arts plastiques (voir les Bouddhas de Bamiyan), spectacles dramaturgiques, etc. Cela s’étend à des pans entiers de la culture religieuse : Daesh et Al-Qaida ont détruit des milliers de mausolées soufis.

Dans nos pays, canoniquement, une campagne de censure comprend ces étapes : définition d’une communauté offensée, choix d’un thème d’indignation et d’une personne-cible, diffusion de l’incrimination sur les réseaux sociaux, insultes et menaces sur la cible, pressions et intimidations sur les institutions, justification a posteriori de la campagne. Les conséquences vont de l’intimidation aux décisions de démission, voire aux suicides – comme récemment celui de Mike Adams, professeur à l’Université de Caroline du Nord. Les menaces de mort se banalisent et préparent parfois l’assassinat de la cible désignée.

La campagne se déroule de la même manière, quel que soit le groupe identitaire en jeu. Par exemple, les islamistes ont obtenu l’annulation d’une conférence de Mohamed Sifaoui à Paris I, tout comme les post-féministes à Bordeaux pour Sylviane Agacinski. Mettant en pratique l’intersectionnalité, des groupes politiques sous étiquette syndicale fédèrent pour cela diverses associations, fantomatiques ou non, qui reprennent collectivement les accusations : homophobie, islamophobie, racisme, liens avec l’extrême droite – jamais l’antisémitisme. 

Les campagnes ciblent le contenu des cours des enseignants, ceux du secondaire comme Samuel Paty et bien d’autres, et ceux du supérieur, comme cette juriste de l’Université d’Aix-Marseille menacée de mort ; les conférences invitées de personnes stigmatisées ou simplement suspectées ; enfin les activités culturelles, comme les représentations des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne ou de la pièce adaptée de Charb à l’Université de Lille. 

Les censures s’appuient sur le laisser-faire ou le soutien direct des tutelles, toujours à l’écoute des réseaux sociaux et soucieuses de leur tranquillité — mais peut-être aussi sur la dilection des appareils administratifs pour le contrôle social.

La forme la plus simple de contrôle est l’édiction de normes jugées inclusives. Par exemple, un professeur de l’Université de Lundt vit refuser son cours sur le fascisme au XIXe siècle parce que la bibliographie ne comptait pas au moins 40% d’auteurs femmes – tout simplement parce des femmes ont peu traité ce thème.

D’autres normes pèsent sur la recherche au plan international. Dans plusieurs pays, tout projet scientifique doit remplir une rubrique d’inclusivité et se conformer au gender-mainstreaming même en météorologie numérique ou cosmologie, sous peine d’être refusé comme insuffisamment “gender-aware4”. Des revues prestigieuses infléchissent leurs critères d’évaluation scientifique en fonction de critères de « genre » ou de race ; par exemple, la revue Nature demande depuis peu aux auteurs d’indiquer s’ils sont noirs. 

De même pour les recrutements : aux USA comme dans bien d’autres pays, il faut remplir un diversity statement et s’engager à œuvrer dans son sens. Des profils de poste sont publiés en utilisant le féminin générique – et parfois, comme au Pays-Bas, excluent explicitement les candidats masculins. Nulle part le déterminisme racial ou sexuel sur la pensée ne fait l’objet de la moindre mise en doute.

Enfin, les catégories imposées par les activistes identitaires comme par les appareils administratifs servent à une lecture présentiste et épuratrice du passé, de manière à écarter des corpus d’étude des pans entiers de la culture. Il aura par exemple suffi qu’un tweet de Shea Martin, jeune activiste antiraciste, affirme que l’Odyssée est « trash », pour que cette œuvre soit retirée fièrement d’un programme d’études au Massachussets. Le mouvement #disruptexts sur Twitter s’est spécialisé dans cette sorte d’appels à la censure.

La British Library a créé une première liste de 300 auteurs dont l’œuvre serait liée à l’esclavage ou au colonialisme, y incluant le poète lauréat contemporain Ted Hughes, au motif qu’un ancêtre né en 1592, Nicholas Ferrar, aurait eu des liens avec la London Virginia Compagny. Or Ferrar critiquait l’esclavage, et n’est pas un ancêtre de Hughes : la British Library finit donc par présenter ses excuses à la famille de Hughes5, mais elle n’en poursuit pas moins ses listes de proscription, certaine que l’œuvre d’un auteur d’aujourd’hui peut se trouver entachée par les crimes putatifs d’ancêtres lointains. 

En France, les programmes de concours ont fait l’objet de contestations stigmatisant des auteurs comme Ronsard ou Chénier. Une pétition fut lancée contre la « culture du viol » dans le sonnet XX des Amours de Ronsard, où le narrateur imagine Cassandre devenue Danaé. Or cette princesse de légende, enfermée dans une tour d’airain par un père fort patriarcal, consentit à une union gratifiante et sans contact. Une autre pétition s’en prit à l’ « Oaristys » d’André Chénier. Dans cette pâle imitation de Théocrite, une bergère négocie adroitement son contrat matrimonial futur, avant des ébats prénuptiaux couronnés par une allégresse hétéro que les pétitionnaires ne sauraient voir. Chénier fut décapité, mais son œuvre conservée ; pour combien de temps ? Bien entendu Sade, Céline et Drieu n’indignent aucunement ; mais en attaquant Ronsard et Chénier, on fait des exemples : nul n’est à l’abri d’une vertueuse censure.

L’herméneutique de la déconstruction avait, à la suite de Heidegger, théorisé et justifié la violence faite aux textes. Dans l’imaginaire post-moderne, il ne s’agit plus simplement de plaquer des catégories présentistes sur des textes anciens, mais de périmer simplement leur corpus. Par exemple, dans une étude de sémantique de corpus, j’avais étudié les contextes du mot femme dans 350 romans du XIXe. Les résultats témoignaient de ce qui paraît aujourd’hui un machisme accablant ; mais une première évaluatrice s’opposa à la publication, au motif que mon corpus, à l’évidence, ne contenait pas de textes féministes récents. Un corpus doit en effet chasser tous les autres. C’est donc toute la culture antérieure à la cancel culture qui se trouve exclue. 

L’avenir n’est pas riant pour autant, puisque la censure s’opère aussi en amont. Les maisons d’édition emploient des sensitivity readers qui ont pour mission d’exclure tout ce qui peut sembler choquant aux groupes de pression identitaires. En outre, bien des créateurs anticipent l’avenir et s’autocensurent. Ainsi la cancel culture s’apprête-t-elle à réaliser le vœu suprême de l’industrie culturelle : remplacer la culture par du culturel, calibré pour des communautés qui sont autant de segments de clientèle.

Auteur

  1.  Gesamtausgabe, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, t. 95, 2014, p. 326.

  2. Voir Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1995, p. 69. Le chainon manquant dans cette transposition pourrait être la légende tenace que les juifs auraient été des trafiquants d’esclaves, alors que le Code Noir les bannissait des colonies.

  3.  Pour l’Agence Nationale de la Recherche (2020-2023), voir : https://anr.fr/fileadmin/documents/2020/PA-Genre-ANR.pdf, notamment § 3.2. 

  4.  En ligne : https://www.writeoutloud.net/public/blogentry.php?blogentryid=109866

Ce qu'il vous reste à lire
0 %

Peut-être devriez-vous vous abonner ?

Sinon, ce n’est pas grave ! Vous pouvez fermer cette fenêtre et continuer votre lecture.

    S'enregistrer: