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Quand des sociologues légitiment les émeutes

[texte initialement paru dans le Nouvel Observateur]

Le 17 juillet, l’Association française de sociologie (AFS), à l’occasion de son 10econgrès, a mis en ligne sur son site une motion adoptée en assemblée générale, « Sur les révoltes en cours dans les quartiers populaires ». Il y est question du « meurtre par la police » d’un « jeune de 17 ans, livreur, racisé, habitant de Nanterre ». Apportant « son soutien aux revendications légitimes qui émanent des quartiers populaires : vérité, justice et égalité », l’AFS « dénonce les violences policières systémiques, s’indigne contre la ʺjusticeʺ expéditive et la répression judiciaire lourde à laquelle nous assistons depuis plusieurs jours, et s’inquiète de la montée de l’extrême-droite. » Pas un mot, remarquons-le, sur les violences commises par les émeutiers, les actes d’intimidation et les voies de fait perpétrés contre des édiles, le saccage des biens publics et de commerces qui constituent les moyens d’existence d’une partie de la population de ces quartiers.

​Voilà un parfait exemple de militantisme académique, pratiquant ouvertement la confusion des arènes entre science et politique, alors que le respect de la spécificité des contextes devrait constituer le b.a.-ba de la sociologie. Le texte invoque la « vérité » tout en omettant de préciser qu’en guise de « revendications légitimes » on a surtout assisté non à des paroles mais à des actes, allant de la destruction de services publics au pillage d’articles de marque, parfaits emblèmes de ce capitalisme contre lequel les émeutiers seraient censés s’insurger aux yeux de leurs défenseurs dûment diplômés. 

Il est parfaitement légitime à tout citoyen de s’indigner des bavures policières, de réclamer qu’une formation et un encadrement adéquats en protègent tant la population que les policiers eux-mêmes, et d’exiger que l’ordre républicain ne soit pas menacé par la défense d’intérêts corporatistes au sein de la police. Mais on ne voit pas ce que vient faire leur dénonciation dans un congrès d’enseignants-chercheurs, surtout sous l’expression « violences systémiques », typique d’un discours qui ne vise pas à éclairer les faits mais à les instrumentaliser et qui n’est qu’un verbiage pseudo-sociologique offert à la cause militante. 

Si la sociologie a bien pour vocation, comme l’affirme cette motion, d’analyser le monde et d’en proposer des explications, l’on peut douter que le déni de réalité, l’aveuglement et la déformation des faits qui caractérisent ce texte nous rapprochent d’une quelconque analyse et de la moindre possibilité d’explication sociologique de ces émeutes. Au lieu de quoi nous est proposée une légitimation des violences commises par les émeutiers : on excuse avant même d’avoir expliqué. Voilà qui est doublement problématique, sur le plan politique et sur le plan scientifique.

​Car cette motion présente en outre comme allant de soi l’idée que la sociologie aurait aussi pour vocation de « déconstruire les discours et les pratiques qui naturalisent et justifient les différentes dominations sociales » – comme si analyser, expliquer, comprendre ne suffisaient pas à justifier la recherche. C’est une conviction que tous les sociologues sont loin de partager, et qui donne à penser que ses auteurs, trop occupés à transformer les amphis en AG et leurs publications en catalogues de slogans, n’ont pas pris la peine d’ouvrir les classiques des sciences sociales. Car pourrait-on, sans se couvrir de ridicule, réduire à un tel programme ces thèmes classiques de la sociologie que sont les causes du suicide, les affinités entre éthique protestante et capitalisme, les ressorts de la « civilisation des mœurs », l’organisation des « cadres de l’expérience » ou encore le « sens pratique » des liens de parenté ? Faut-il en conclure que les auteurs de cette motion, engageant une association elle-même censée représenter l’ensemble d’une profession, méconnaîtraient les fondamentaux de leur propre discipline ?

​Aucun sociologue soucieux de conserver à celle-ci un minimum de dignité et de crédibilité ne peut se reconnaître dans un collectif qui se déshonore de la sorte. Quant à ceux qui soutiennent cette motion affligeante, nous leur suggérons de réserver leur militantisme à la gauche radicale dont ils empruntent ainsi les postures. La sociologie n’a pas à être prise en otage dans des manœuvres politiques, a fortiori lorsque celles-ci, à l’évidence, ne font que favoriser les positions mêmes qu’elles prétendent combattre.

​​​​​​​​​​​​​​​​​​​Alain EHRENBERG

​​​​​​​Monique DAGNAUD

​​​​​​​Julien DAMON

​​​​​​​Olivier GALLAND

Nathalie HEINICH

Philippe d’IRIBARNE 

​​​​​​​Jean-Claude KAUFMANN

​​​​​​​Michel MESSU

​​​​​​​Dominique SCHNAPPER

Nathalie Heinich

Nathalie Heinich

Chercheuse, sociologue