Ainsi donc nous – contempteurs du wokisme – serions animés par la « haine de l’émancipation », s’il faut en croire le titre du pamphlet de François Cusset, face à la « jeunesse du monde » qui – s’il faut en croire son sous-titre – se tiendrait enfin « debout » ? 1 Pour cet américaniste, historien des idées et notamment de la French theory, « émancipation » est le maître- mot – mais émancipation de quoi, exactement ? On ne le saura pas, tant le mot fonctionne essentiellement comme un slogan. Il en va de même d’ailleurs avec d’autres mots-fétiches qui reviennent dans le texte, locutions codées érigées en signes de ralliement militant : « stéréotypes éculés » (non, ce ne sont pas les siens mais, prétend-il, les nôtres), « stéréotypes hétéronormés », « genre assigné à la naissance », « mâles blancs », « droites dures ou extrêmes », « panique morale », « les forces du marché », « les médias dominants », « l’ordre établi », « l’ordre social », « les élites»… Rien que de très banal, en somme – voire banalement populiste.
Un peu plus sophistiqué est le recours à des concepts à la mode. Le premier est l’« essentialisation », forcément accompagnée d’« archétypes » : c’est le nouveau démon de la pensée que combattent valeureusement ces « militants » qui « s’attaquent à la différence sexuelle essentialisée (le dualisme homme-femme avec ses archétypes) » (p. 16). Ainsi la stigmatisation de l’essentialisation permet d’évacuer toutes les catégories d’analyse considérées comme politiquement incorrectes (« problématiques », en idiome woke), y compris lorsqu’elles relèvent de structures profondément ancrées dans une culture. Elles sont devenues des « archétypes » ou des « stéréotypes », nouvelle dénomination de « l’idéologie dominante », laquelle fait sans doute un peu trop vieux marxiste sur le retour.
Le second concept à la mode est le topos de la « construction sociale » : ainsi, «construite et donc, s’il le faut, à déconstruire, l’identité est pour eux [les wokistes] le contraire d’un mantra, d’un fétiche : plutôt le support de l’oppression, le fardeau d’une assignation, la scène des mobilisations et des inventions de nouveaux rapports, de nouveaux sujets, d’émancipations inédites » (p. 37). Tout donc, dans le monde, serait « construit », ce qui permet de se sentir autorisé à faire n’importe quoi, dans une hubris de la toute-puissance du sujet qu’aucune réalité sociale, biologique ou matérielle ne saurait contraindre –l’enfant-roi, hélas, est devenu adulte (pense-t-il).
C’est un peu exagéré, pensez-vous ? Normal, car l’exagération est l’une des clés rhétoriques du pamphlet. Ainsi l’islamogauchisme serait « un mot qui ne correspond à rien » (p. 9) : à rien, vraiment, avant même d’avoir esquissé la moindre argumentation, qui d’ailleurs ne viendra pas ? Et en effet, si l’on évite de citer celui qui l’a inventé (Pierre-André Taguieff) et d’évoquer les raisons pour lesquelles il l’a fait, c’est le « rien » qui s’impose – mais ce « rien » marque aussi, hélas, le degré zéro de la pensée.
L’exagération prend également la forme paradoxale de la minimisation, argument bien connu des wokistes lorsqu’ils affirment que le phénomène n’existe pas, ou à peine. Cusset, on s’en doute, ne s’en prive pas : « On se demande ce qui, dans l’improbable nébuleuse woke, pourrait s’apparenter au goulag, aux procès de Prague, aux bûchers berlinois de 1933 ou à la chasse aux sorcières maccarthyste. Les minorités, combien de divisions ? Leur nouvelle vigilance, quel danger réel ? » (p. 10) L’assimilation à de tels précédents historiques est parfaitement malhonnête puisque (heureusement) le wokisme n’est pas (encore) au pouvoir, contrairement aux staliniens, aux nazis et à la droite américaine des années 1950. Par ailleurs la minimisation du phénomène est contredite quelques pages plus loin (p. 16-17), lorsque Cusset dresse la liste de la quinzaine de collectifs militants défendant des causes typiquement wokes : alors, marginal ou pas marginal, le phénomène ?
A l’inverse, l’exagération se fait aussi par la maximisation, en l’occurrence celle des causes wokes, qui finit par couvrir l’ensemble du spectre politique, comme en témoigne cet « inventaire éclectique de ce à quoi les uns et les autres s’opposent » : « criminalisation de l’homosexualité et de l’avortement, violences faites aux femmes et aux homos/trans, harcèlements, limitation du mariage et de la procréation aux couples hétérosexuels, expulsion des réfugiés, discrimination des minorités visibles, déni de l’histoire coloniale, montée des extrêmes droites, destruction de la biodiversité, artificialisation des sols, aménagements urbains, méga projets industriels, mais aussi inégalités salariales, esclavage des sans-papiers, financiarisation de l’économie, violences policières, évasion fiscale ou encore contrôle des réseaux par les géants du Web. » (p. 19) N’en jetez plus ! (reste quand même la discrimination contre les minorités invisibles, scandaleusement oubliées…).
L’inversion perverse fait aussi partie de l’arsenal argumentatif, rappelant certaines astuces rhétoriques qu’Orwell avait pointées dans les discours staliniens. Par exemple, nous (« croisés » de l’anti-wokisme) accuserions nos adversaires d’imposer la question de l’identité « contre le bel universel », mais ce ne serait que « pour mieux masquer le ressort identitaire » de notre propre logique, « qui est, au mieux, occidentale ou eurocentrée et, au pire, nationale et raciale » (p. 36) : bref, c’est celui qui le dit qui l’est, l’universalisme ne pourrait être qu’un communautarisme et celui-ci, dans notre camp, serait forcément un identitarisme d’extrême droite. C’est la même inversion perverse qui se pratiquait il y a trois générations : celui qui critique le régime soviétique au nom de la liberté ne fait que dissimuler sa vraie nature de suppôt du grand capital. Dans le même registre les partisans de la laïcité deviennent, forcément, des « islamophobes » (« des ennemis des travailleurs », aurait-on dit naguère), sans que ne soit jamais précisée, bien sûr, l’origine de ce terme, forgé par les Frères musulmans pour délégitimer toute critique de l’islamisme. Et les partisans du voile islamique sont promus au rang de « féministes », qui « font valoir un sens du masculin et du féminin hérité d’autres cultures » (celles qui pratiquent l’excision et l’enfermement des femmes – mais sans doute est-ce un détail pour Cusset), et critiquent à bon droit « les arguments jugés xénophobes des élites » (remarquons le zeste de rhétorique populiste au passage) et, « et, au-delà, un féminisme classique vu comme blanc et bourgeois » (p. 45) – et c’est Houria Bouteldja (antisémite avérée) qui est invoquée ici. Voilà donc acté un nouveau pacte germano-soviétique : l’alliance historique et ô combien paradoxale entre la néo-féministe Christine Delphy et l’islamiste Tariq Ramadan.
L’auteur n’hésite pas non plus à énoncer des contre-vérités qui ne peuvent être le simple effet de l’ignorance. Ainsi le Printemps républicain serait « né en France de l’opposition au Mariage pour tous » (p. 15) : il me semblait que sa création en 2016 avait plutôt été motivée par la montée de l’islamisme, notamment à la suite des attentats de 2015 – mais n’est pas historien des idées qui veut, n’est-ce pas ? Là encore le procédé est typiquement stalinien : énoncer un mensonge susceptible de salir l’adversaire en assimilant celui-ci à un camp considéré comme infréquentable. La culture historique de l’auteur n’est d’ailleurs guère plus à l’honneur lorsqu’il impute (p. 47) au « capitalisme contemporain » à la fois le patriarcat (mais les tribus traditionnelles précapitalistes n’étaient-elles pas, elles aussi, un tantinet patriarcales ?), la discrimination (il me semblait pourtant que dans la Grèce antique les métèques n’étaient pas considérés tout à fait comme des citoyens, sans même parler des esclaves ?) ainsi que le néocolonialisme (Cusset n’a sans doute jamais entendu parler de la conquête arabe ?). Wokisme, que de sottises un académo-militant ne risquerait-il pas en ton nom !
S’étonnera-t-on dans ces conditions des fautes de raisonnement qui émaillent ce texte pourtant court ? Ainsi de cette conception pour le moins extensive de la notion de « minorité politique » : « La perception de soi comme minorité politique concerne aussi les personnes handicapées (la lutte contre le « validisme »), végétariennes militantes (contre le « spécisme »), électro-sensibles (contre la vie en réseau) et, dans une moindre mesure (…), les réfugiés climatiques, les désocialisés complets, voire les personnes âgées isolées. » (p. 17). Il me semble pourtant que celui qui se percevrait comme « minorité politique » aurait des soucis à se faire sur sa santé mentale, puisqu’il ne ferait pas la différence entre sa personne et un groupe social : au mieux est-on en droit de se percevoir comme membre d’un groupe statistiquement minoritaire. Par ailleurs la notion de minorité politique n’a de sens, dans la conception française de la citoyenneté, que relativement à des opinions et non pas à des assignations identitaires. Voilà qui fait deux fautes de raisonnement en quatre mots (« perception de soi comme minorité politique »), en raison d’une double hypertrophie aux deux extrémités du spectre sociétal : hypertrophie du sujet d’un côté, hypertrophie du politique de l’autre.
Au titre des fautes de raisonnement, l’absence de prise en compte du contexte est un grand classique, auquel ne déroge évidemment pas Cusset : par exemple lorsqu’il dénonce les détracteurs des « réunions non mixtes » alors que, argumente-t-il, « elles sont une des plus anciennes tactiques des opprimés pour qu’une parole libre circule – suffragettes ou militants noirs des droits civiques, et jusqu’aux ouvriers du XIXe siècle qui refusaient les contremaîtres aux réunions syndicales » (p. 36). Il oublie simplement de prendre en compte la différence entre les réunions privées et les réunions syndicales, qui ne peuvent mettre publiquement en œuvre des critères racistes ou sexistes. Sans compter – mais s‘arrêterait-il à ce genre de détails bassement sociologiques ? – qu’une différence de statut professionnel (ouvrier/contremaître) n’est pas assimilable à une différence de statut sexué ou racial, seule la seconde pouvant donner lieu à une incrimination pour discrimination.
Reste à pointer les autocontradictions, qui abondent. Car comment se poser en dénonciateur du racisme et du sexisme tout en stigmatisant les « mâles blancs » (p. 38) – dont, soit dit en passant, il fait d’ailleurs partie ? Comment rester crédible dans la stigmatisation des « assignations » tout en opposant systématiquement « les dominés » et « les dominants » (« car en matière de domination, on le sait, les dominés en savent toujours plus que les dominants » – p. 38) ? Et comment ne pas remarquer que cette phrase contredit ce qui est écrit à la page suivante sur le refus des assignations qui « retirent aux intéressés toute singularité » (« c’est un racisme et un sexisme des places qui est combattu : le fait non plus tant d’expulser que de renvoyer à sa place – de musulman, de femme, de migrant, d’homosexuel, etc. Une logique d’assignation à une place prédéfinie, par un ensemble de représentations et de catégories retirant aux intéressés toute singularité » – p. 39) ? Comment ne pas voir qu’il est contradictoire de faire de l’identité, dans la même phrase, à la fois un vecteur d’oppression (« le support de l’oppression, le fardeau d’une assignation ») et un vecteur d’émancipation (« la scène des mobilisations et des inventions de nouveaux rapports, de nouveaux sujets, d’émancipations inédites » (p. 37) ? Comment ne pas voir que l’invocation de la « magie » ne peut logiquement « s’ajouter » au « rationalisme militant », mais ne peut que le contredire (« au rationalisme militant s’ajoutent aujourd’hui des formes de magie et de spiritualité bienvenues, du côté du néopaganisme, de la sororité entre « sorcières », de la reconnexion intégrale avec le vivant » – p. 49) ? Décidément, dans le wokisme enchanté de François Cusset tout ce qui rentre fait ventre – ce qui permet de brouter pour pas cher à tous les râteliers.
Comment ne pas voir enfin le profond sexisme – celui que pourtant il se fait fort de combattre avec ses alliés – qui imprègne cette énumération des intellectuels anti-woke où sont nommément désignés Brice Couturier, Philippe Val, Pascal Bruckner, Michel Onfray, Pierre Jourde, Mathieu Bock-Côté (p. 5-6), mais qui omet de citer Sylviane Agacinski, Elisabeth Badinter, Florence Bergeaud-Blackler, Caroline Eliacheff, Catherine Kintzler, Céline Masson, Dominique Schnapper ou encore moi-même ? Tiens donc, l’apôtre du wokisme ne serait-il pas un brin sexiste ?
Et puis, cerise (amère) sur le gâteau (indigeste) : il n’utilise même pas l’écriture inclusive, et il le revendique ! (note 1 p. 52 : « Gardant au masculin grammatical sa neutralité de sens, je fais le choix dans ce livre de ne pas employer l’écriture inclusive – et prie de m’en excuser celleux qui en seraient indigné.e.s. »). Traître à la cause qu’il prétend défendre, odieux propagandiste de la théorie – honnie des néo-féministes – de la neutralité du genre masculin, François Cusset va-t-il être cloué au pilori par ses propres alliés en tant que vieux mâle dominant attardé ?
Si, au final, ce pamphlet vaut la peine qu’on s’y attarde, ce n’est donc pas pour ses qualités mais parce qu’il est typique des arguments wokistes, dont il révèle crûment l’inconsistance et la malhonnêteté intellectuelles. Et ce qu’il révèle en outre, en filigrane, ce sont deux obsessions qui, manifestement, sous-tendent l’adhésion au wokisme. La première est la réduction obsessionnelle de ses opposants à la droite voire à l’extrême droite, qui tient souvent lieu de seul argument : « woke est un mot de droite, qu’on peut laisser aux droites » (p. 22) – mais il omet de préciser qu’aux États-Unis il est revendiqué par les propagandistes du wokisme (n’est pas spécialiste de la culture américaine qui veut…) ; ses adversaires appartiennent aux « droites dures ou extrêmes », à une « vague ultra-conservatrice », « ils font le jeu d’une vague ultraconservatrice globale, de l’altright (la droite extrême) américaine à l’extrême droite française » (p. 14). Voilà qui indique ce qui est probablement un ressort psycho-affectif profond de l’adhésion au wokisme : la peur de se retrouver dans le mauvais camp. À l’instar du « mieux vaut se tromper avec Sartre qu’avoir raison avec Aron » des années 1970, mieux vaut se tromper en restant bien au chaud dans sa gauche natale qu’avoir raison en risquant d’être désavoué par les siens : on ne dira jamais assez à quel point ce réflexe tribal explique une grande part du succès du wokisme – comme ce fut le cas naguère avec le stalinisme.
La deuxième obsession se donne à lire de façon étrangement transparente dans ce pamphlet : c’est la peur pathétique de vieillir. Cusset accumule les signes d’un âgisme pro-jeunes : « ce qui se lève là est jeune, incroyablement jeune » (p. 19) ; « s’engager dans cette guerre est (…) le seul moyen de ne pas perdre complètement le lien avec la jeune génération » (p. 20). C’est ainsi qu’atteint par le démon de Midi à l’âge canonique de cinquante-quatre ans, voilà le héraut du wokisme qui tombe dans l’adulation fascinée de la jeunesse. Hélas pour lui : aux yeux de ceux qu’il porte aux nues il n’est qu’un vieux mâle blanc dominant, et peut-être même (horreur !) hétérosexuel – pauvre de lui ! Allez, cours camarade, le jeune monde non binaire est devant toi !
Il faudrait selon lui, pour rester jeune, « en finir avec les vieilles mélancolies de gauche » (« la jeunesse qui se lève aujourd’hui, en proposant un nouveau désir collectif à la place des vieilles mélancolies de gauche… », p. 49) : sans doute vaudrait-il mieux, à ses yeux, céder aux nouvelles forces totalitaires ? Comment ne pas entendre, dans cette apologie du « nouveau désir collectif » opposé à la vieille gauche, le son d’une nostalgie pour le pathos fasciste ?