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Transidentité: quand des élites privatisent la réalité

Toute réticence vis-à-vis du mouvement trans se voit terrassée par cette simple interrogation : « Mais toi, en quoi est-ce que tu y perds ? ». 

Premièrement, une communauté qui clôt les débats de société de cette façon plutôt que par une réponse convaincante à la question « Et nous, que pourrions-nous y gagner ? » a abdiqué par confort individuel toute prétention à la vie commune. Ensuite, sans même mentionner le fait que l’on puisse ressentir le devoir d’empêcher des jeunes gens de se mutiler à vie, même formulée ainsi la question n’a pas à être de nature rhétorique : moi j’y perds bel et bien à titre individuel plusieurs choses (et vous aussi).

Les catégories conceptuelles les plus basiques, d’un point de vue évolutif, sont « homme », « femme », et « enfant » (cette dernière étant notre seule représentation, et temporaire de surcroît, d’un neutre asexué). Notre esprit, qu’on le veuille ou non, classe toute personne en ces trois catégories de façon préréflexive. Ceux qui « transitionnent », bien au courant de ce « préjugé » indéboulonnable (qu’ils attribuent à la culture et non à la nature), font tout ce qu’ils peuvent pour sauter d’une catégorie à une autre : des femmes vont jusqu’à l’ablation de leurs seins, des hommes se contentent parfois de se faire limer l’os du menton… Cependant, ces mesures drastiques, même couplées à une bonne dose de maquillage, restent bien souvent insuffisantes pour duper le cerveau humain et sa capacité de classification.

On attribue souvent (à tort) à Jean Jaurès la formule suivante : « À celui qui n’a rien, la patrie est son seul bien ». Autrement dit, celui qui n’a pas de patrimoine personnel a encore accès au patrimoine commun : une langue commune, un drapeau, une histoire, une solidarité, un récit. Il ne fait pas bon être non seulement pauvre mais également apatride. Les privatisations des espaces communs (des parcs qui deviennent payants par exemple) punissent d’abord les moins aisés d’entre nous. De la même façon, la disparition du lien social frappe bien plus durement les précaires. 

On pourrait donc interpréter l’essor du mouvement trans comme étant un transfert de savoirs du peuple vers les élites

Or, ici nous voyons ce mouvement de restriction du gratuit et du commun franchir une nouvelle étape, en privatisant la réalité elle-même. On retire désormais aux plus pauvres la capacité même de reconnaître et d’identifier les hommes et les femmes. Ces catégories cognitives n’appartiennent plus au peuple, il faudra désormais demander à des sachants, à des experts en eux-mêmes, s’ils se sentent homme ou femme (ou Autre) à l’instant où la conversation a lieu. Déjà sommés de ne plus « voir ce qu’ils voient » (Péguy) avec la domination du politiquement correct, les « gens ordinaires » devront réclamer la permission avant de pouvoir dire à leurs enfants « regarde la jolie dame là-bas ! », le « mégenrage » étant de plus en plus passable d’une peine de mort sociale. Les foucaldiens, qui sautent habituellement sur toutes les occasions pour dénoncer « le pouvoir et son pouvoir de nommer, de classifier », restent ici étrangement muets sur cette dépossession lexicale évidente.

On pourrait donc interpréter l’essor du mouvement trans comme étant un transfert de savoirs du peuple vers les élites. Comme le note l’essayiste Claude Habib dans La Question Trans, « l’espèce humaine est composée de deux sexes : comment se fait-il qu’une position aussi banale, aussi raisonnable, aussi partagée ait pu se retrouver exclue du débat ? Comment expliquer que la majorité ait été dépossédée sans coup férir du droit de formuler ce qu’elle pense ? ».

La même chose a eu lieu avec l’art : dans sa version « contemporaine », il faut un guide et/ou un long panneau explicatif pour commencer à pouvoir « apprécier » une œuvre, tandis que pour admirer une cathédrale il faut simplement être doté d’yeux ; un billet d’entrée n’est d’ailleurs pas toujours nécessaire. Tout comme l’art est passé de « pour tous » à « pour des élites », des catégories conceptuelles fondamentales qui appartenaient à tous appartiennent désormais à quelques « happy fews ». Et dans les deux cas surgit d’ailleurs souvent un mépris de classe pour les réticents, pour les arriérés qui n’auraient « rien compris à la transgression du geste ». 

Dans la mesure où la différence des sexes est niée, et qu’un « sentiment de soi » reste trop subjectif pour convaincre dans l’espace public, l’idéologie woke est une nouvelle fois bien obligée de ressusciter les mêmes signes extérieurs qu’elle dénonce afin de défendre l’authenticité du désir de transition

Ce transfert épistémologique est le fruit d’un individualisme paradoxal : s’il est une chose que de se croire auto-engendré, il en est une autre que de demander à la communauté d’adouber cette nouvelle identité, quand bien même cette dernière serait elle-même fluctuante et incompréhensible. L’idéologie woke nie l’importance de la communauté dans un premier temps (l’individu doit pouvoir échapper à tous rôles sociaux pour se définir comme il veut) avant d’insister sur l’importance de cette dernière dans un second temps (tous doivent impérativement appeler et traiter l’individu de la façon dont il veut pour parfaire sa transition « sociale »).

De la même façon les trans, prompts à dénoncer les « stéréotypes de genre », se retrouvent bien obligés de les consacrer pour brandir des preuves extérieures de la véracité de leurs sentiments transgressifs. La « preuve » qu’un homme qui se « sent femme » a raison dans son for intérieur serait qu’il porte des vêtements qui lui confèrent une apparence féminine. La démonstration implacable qu’une jeune femme est en réalité un jeune homme serait qu’elle adore porter des cheveux courts et pratiquer des sports de combat: bref, se conformer à des stéréotypes. Dans la mesure où la différence des sexes est niée, et qu’un « sentiment de soi » reste trop subjectif pour convaincre dans l’espace public, l’idéologie woke est une nouvelle fois bien obligée de ressusciter les mêmes signes extérieurs qu’elle dénonce afin de défendre l’authenticité du désir de transition.

Ainsi, même le wokisme sait qu’on ne se comporte pas de la même façon lorsque l’on interagit avec une femme qu’avec un homme. Nous manions tous implicitement certaines règles, certaines étiquettes différentes selon le contexte. L’avantage de ces dernières, de ces stéréotypes, c’est que tous les maitrisent à peu près, ce qui facilite les interactions sociales. Or, qui sait si l’on doit tenir la porte pour un « genderfluid » ? Comment doit-on se comporter en bonne société avec un « non-binaire » ? Il n’y a aucune règle pour interagir avec un « xénogenre », ni même parfois de bonne définition de la chose. Lorsqu’un bateau coule, qu’exigera la nouvelle galanterie ? Les « two spirits » et les « asexuels » d’abord ? 

Voici un discours que la gauche, même celle dite « sociale », n’a jamais su tenir pour la cause du « prolétariat ». La plus terrible de toutes les privatisations est passée sous silence en ses rangs

Gageons que l’absence totale de normes communes, annoncée comme un paradis, ne concrétisera que le règne d’un isolement de masse. Comme l’annonçait déjà l’historien Christopher Lasch dans La Révolte des Élites (1994), « la suspension du jugement éthique nous condamne logiquement à la solitude ». Ceux qui n’ont que le mot « tolérance » en bouche ne se rendent pas compte qu’ils ne feront qu’advenir la plus brutale des indifférences collectives.

Car comment imaginer qu’un commun, qu’un lien social quelconque puisse subsister après une telle privatisation ? Voici un discours que la gauche, même celle dite « sociale », n’a jamais su tenir pour la cause du « prolétariat ». La plus terrible de toutes les privatisations est passée sous silence en ses rangs. Notons qu’elle est d’ailleurs de moins en moins capable d’écrire le terme « travailleurs » sans le mutiler, le fragmenter, le diviser, en parlant de « travailleur.euses ».

Dans la droite lignée de cet individualisme paradoxal se trouve les projets de « réalité augmentée », dont nous apercevons autour de nous les prémices. Demain peut-être, nos élites percevront un monde où des images, des textes, des vidéos se superposeront par-dessus le réel. Des noms de rues y seraient « corrigées » par leur casque virtuel pour les transporter dans un autre univers, et le jeu Pokémon GO qui se contentait de projeter des créatures fictives sur leur environnement paraîtra bien timide en comparaison. On pourrait même imaginer qu’au-dessus de la tête casquée des autres utilisateurs que nous aurions le malheur de croiser dans nos rues apparaisse une petite icône pour indiquer le « genre » qu’ils auront envie d’être à cet instant-là, avec la possibilité d’en inventer de nouveaux, de se « customiser » davantage encore. D’autres auront accès à une réalité « diminuée », brute, qui jadis – mais s’en souviendront-ils ? – appartenait à tous. 

Qu’ils se rassurent, pour la modique somme de 9,99€ par mois, même le peuple pourra certainement rejoindre ce monde, cette « communauté », où tous vivront, seuls.

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