Tyrannies décoloniales

Tyrannies décoloniales

François Rastier

François Rastier est directeur de recherche honoraire au CNRS et membre du Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines (LAIC). Dernier ouvrage : Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.

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Tyrannies décoloniales

[par François RASTIER]
originellement publié sur le site du Point

Plus d’un demi-siècle après la fin des colonisations, du moins des colonisations occidentales, le décolonialisme, idéologie développée au siècle suivant, connaît un essor remarqué. 

Bizarrement, il n’évoque presque jamais la part des courants anticolonialistes et internationalistes, et il réécrit l’histoire « en nègre et blanc ». On lit ainsi que le XIXe siècle aurait été celui de l’esclavage, alors qu’il fut celui des abolitions, souvent du fait des colonisateurs eux-mêmes. Peu importe cependant la réalité historique, dès lors qu’il s’agit de « décoloniser les imaginaires » selon la formule partout reprise de Achille Mbembe, auteur de La postcolonie.

Depuis les indépendances, le passé colonial a été souvent dénoncé par les régimes en place ; mais après trois générations, les peuples libérés sont en droit de leur demander des comptes, ou du moins de ne plus se satisfaire de l’invocation du passé : c’était le sens du remarquable l’essai de Hélé Béji, Nous, décolonisés (Arléa, 2008).

Cependant le décolonialisme pose que la colonisation n’a jamais cessé, du moins dans les esprits, et qu’incarnée par un racisme systémique, elle se poursuit partout, au sein même des anciennes métropoles. Ainsi le décolonialisme peut-il rencontrer les intérêts de tyrannies en place. Quand s’ouvrit en 2015 le procès qui allait le condamner, entre autres pour tortures, extorsions et crimes contre l’humanité, Hissène Habré s’écria au premier jour d’audience : « À bas l’impérialisme ! À bas le nouveau colonialisme ! ». Le tribunal, entièrement composé de juges africains, et ne se laissa pas impressionner par ce militantisme décolonial (Le Monde, 21 juillet 2015).

En 2017, Jacob Zuma, président sud-africain notoirement corrompu – et décidément polygame – déclara que les manifestations qui finiraient par le conduire à démissionner étaient « simplement une défense du colonialisme ». En revanche, il disculpait la pénétration chinoise en Afrique de tout « néo-colonialisme », alors que l’emprise chinoise ne cesse se renforcer, comme l’attestent dans les organisations internationales les votes favorables des pays africains endettés.

Rivalisant avec la Chine en Afrique, la Russie a réussi, par le biais notamment du groupe Wagner, armée privée dirigée par Evgueni Prigojine (par ailleurs bras droit de Poutine et propriétaire de l’Internet Research Agency qui a permis l’élection de Trump) à prendre pied en Lybie, où il guerroie au côté du Maréchal Haftar, au Soudan, au Mozambique, et au Centrafrique où il sert de garde prétorienne au Président en titre et contrôle des zones minières. En octobre 2019, Prigogine organisait à Sotchi avec un autre oligarque, Konstantin Malofeev, le premier sommet Russie-Afrique.

Le principal représentant de Prigojine, l’activiste franco-béninois Kémi Séba, animait alors des tables rondes sur la souveraineté des États africains face à l’Occident et la défense des « valeurs traditionnelles ». Or Kémi Séba s’est illustré par sa dénonciation du colonialisme, mais il est aussi connu en France pour avoir créé la Tribu Ka, groupe identitaire africain dissous après des agressions antisémites, et qui a continué à inspirer des associations comme la LDNA (Ligue de défense des noirs africains), à l’origine des actions contre la représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne et l’exposition Toutankhamon à la Villette. De longue date, Séba a noué des liens avec l’extrême-droite russe, notamment Alexandre Douguine, co-fondateur du parti national-bolchevik et chantre de l’agression néocoloniale contre l’Ukraine. C’est dire que le décolonialisme, réputé d’extrême-gauche dans les universités et le monde intellectuel, peut parfaitement s’avérer d’extrême-droite sur le terrain et soutenir les tyrannies subordonnées à des puissances étrangères comme la Chine ou la Russie.

Le décolonialisme est aussi répandu en Amérique du Sud, dont sont issus des auteurs influents comme Walter Mignolo et Ramón Grosfoguel, un des inspirateurs du Parti des Indigènes de la République. Or l’argument anticolonial est commodément brandi par des politiciens d’extrême-droite comme Jair Bolsonaro : aux craintes qu’exprimait Emmanuel Macron en août 2019 sur la déforestation massive en Amazonie, Bolsonaro répondit que le président de la République était un « colonialiste », avant de s’en prendre à son épouse Brigitte Macron.

L’année suivante, Nicolas Maduro ouvrait en grande pompe à Caracas un Institut national de la décolonisation du Vénézuela, avec une conférence inaugurale qui avait pour invités vedettes Ramón Grosfoguel (présenté opportunément comme « caribéen », car né de père portoricain, alors qu’il a la nationalité américaine et enseigne à l’Université de Berkeley) et Houria Bouteldja, longtemps porte-parole du Parti des Indigènes de la République.

Maduro avait déjà créé un Ministère des Mines écologiques, et manie en virtuose la langue de bois : alors que le Vénézuela est indépendant depuis 1811…, sa décolonisation reste évidemment un programme d’avenir. Certes le régime post-chaviste reste dépendant de la Chine, son principal créancier, et n’est plus soutenu que par la Russie et évidemment par Cuba. Donnant des gages décoloniaux à ses soutiens, son anti-occidentalisme reste donc d’autant plus opportun que le régime est sous sanctions européennes depuis le putsch militaire larvé de 2017 et qu’il bafoue les normes démocratiques. Amnesty international a décompté « 8.500 exécutions extrajudiciaires » entre 2015 et 2017. Dans une étude sans complaisance, intitulée « La pensée décoloniale est-elle soluble dans l’État Vénézuelien1 ? », un opposant notait : « Après les indépendances, dans bien des cas, comme lorsque Boumediene accueillait Che Guevara et différents représentants de mouvements anti-impérialistes ou indépendantistes tout en réprimant les communistes algériens et en persécutant les Kabyles, l’imaginaire de la lutte anticolonialiste a été mobilisé comme vecteur de légitimation de régimes autoritaires et capitalistes mettant en œuvre des politiques racistes et de colonialisme interne ». Le même auteur suggère de taxer les multinationales, au lieu de les exonérer, d’enquêter sur les assassinats d’intellectuels comme le responsable indigène Sabino Romero, de protéger aussi les territoires indigènes, contre la création de « zones économiques spéciales ».

Le décolonialisme se présente comme antiraciste, puisqu’il assimile colonialisme et racisme. Cependant il ne dénonce que le colonialisme occidental du passé — oubliant notamment le colonialisme ottoman puis turc, le colonialisme japonais et chinois. De même, il n’évoque que la traite coloniale, mais jamais les traites arabes et africaines. Il oublie posément les mouvements abolitionnistes dans les pays occidentaux et leurs victoires tout au long du XIXe siècle ; de même pour les mouvements anticolonialistes dans les métropoles au XXe siècle, si importants lors de la guerre d’Algérie comme lors de la guerre du Vietnam.

L’antiracisme décolonial ne serait-il pas une forme de racisme, dénégatrice à défaut d’être honteuse ? Dans le cas de décoloniaux comme Kémi Séba, cela ne fait pas de doute quand il s’en prend aux « leucodermes » (les Blancs). La LDNA, son héritière morale, déploya en 2019 à la Villette une banderole : « Europeans & family, votre génome est criminel, hypocrite, menteur » (photo reprise sur leur site). 

Plus nuancés en apparence, des courants intellectuels développent que la race est une construction sociale et construisent donc une race « blanche » qui ne compte opportunément que des blancs. Ils seraient dominateurs de naissance, en vertu d’un « privilège blanc ». Seuls apparemment les Russes sont exemptés de la « blanchité » qui essentialise la blancheur des « leucodermes » pour en faire une mentalité — au besoin inconsciente. Aux deux formes traditionnelles du racisme, le racisme physique et le racisme des mentalités, s’ajoute ainsi, comme un ultime avatar d’une théorie sociologisante des idéologies, un racisme des « positions sociales ».

Par un hasard insistant, le racialisme « antiraciste » exempte de toute accusation les potentats africains, les féodaux saoudiens, les oligarques russes et chinois, qui ne sont jamais comptés parmi les dominants, à la différence du postier aquitain ou du plombier polonais.

Forme privilégiée du racisme contemporain, l’antisémitisme n’est pas absent du décolonialisme : Kémi Séba, antisémite fanatique, fut condamné pour cela. Avec de transparents atours théoriques, il revient dans les écrits de militants comme Bouteldja, notamment dans son livre Les Blancs, les Juifs et nous (2016), puis, avec des justifications anti-israéliennes dans une tribune récente sur Mediapart, où elle justifiait les multiples menaces antisémites contre April Benayoun (miss Provence) par des propos comme : « On ne peut pas être Israélien innocemment2 ». Enfin, Achille Mbembe, penseur décolonial connu pour s’appuyer sur l’idéologue nazi Carl Schmitt, a fait scandale en Allemagne par des écrits et conférences jugés antisémites (voir notamment la Frankfurter Allgemeine Zeitung, 20.04.20).

Revenons aux origines des théories racistes contemporaines. Épouvantés par les Lumières, la démocratie, les droits de l’homme et du citoyen, les idéologues réactionnaires se sont attachés à détruire le concept d’humanité par des théories racialistes (Gobineau), reprises diversement par les nazis comme par leurs collaborateurs.

Aujourd’hui le décolonialisme récuse aussi le concept d’humanité, ce qui va dans le sens de la Déclaration islamique des droits de l’homme, conforme à la charia et adoptée au Caire en 1990. Son rapport avec la Déclaration Universelle semble ténu, et Sarah Leah Whitson, directrice de la division MENA à Human Rights Watch (HRW), déclarait récemment : « Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord sont les pires dans le monde en matière de droits de l’homme ».

Enfin le décolonialisme érige l’islamisme en principal facteur de décolonisation du monde contemporain. Grosfoguel qualifie de « démocratique » la théologie politique des Frères Musulmans. On ne s’étonnera donc pas que Grosfoguel comme Bouteldja soutiennent fidèlement Tariq Ramadan. 

Par son rejet de l’universalisme « blanc », du féminisme « blanc », de la laïcité, de la démocratie, voire de l’État de droit, tous assimilés à la « blanchité » d’un Occident fantasmé, le décolonialisme rencontre les vœux de diverses tyrannies contemporaines et favorise de fait leurs politiques oppressives. Mais pratiquant l’inversion des valeurs, il se présente bien entendu comme un mouvement d’émancipation.

Auteur

Notes de Bas de page

  1. Emiliano Teran Mantovani, Lundi matin, 164, 8 novembre 2018, en ligne https://lundi.am/La-pensee-decoloniale-est-elle-soluble-dans-l-Etat-Venezuelien

  2. April Benayoun est française… Bouteldja poursuit : « Chez les indigènes vivant dans l’hexagone, vous trouverez, chez les moins politisés, un antijuifisme confus, à mi-chemin entre l’antisémitisme gaulois, fruit de leur grande intégration, et l’anti-israélisme, fruit de leur spontanéité anticoloniale ».

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