[par François Rastier]
Hors de la sphère académique, douillette mais confinée, l’idéologie décoloniale a pris ces dernières années une dimension géopolitique.
Depuis les indépendances, le passé colonial a été souvent dénoncé par les régimes en place ; mais après trois générations, les peuples libérés sont en droit de leur demander des comptes, ou du moins de ne plus se satisfaire de l’invocation du passé : c’était le sens du remarquable essai de Hélé Béji, Nous, décolonisés (Arléa, 2008).
Cependant le décolonialisme pose que la colonisation n’a jamais cessé, du moins dans les esprits, et qu’incarnée par un racisme systémique, elle se poursuit partout, au sein même des anciennes métropoles. Ainsi le décolonialisme peut-il rencontrer les intérêts de tyrannies en place. Quand s’ouvrit en 2015 le procès qui allait le condamner pour crimes contre l’humanité, Hissène Habré s’écria au premier jour d’audience : « À bas l’impérialisme ! À bas le nouveau colonialisme ! ». Le tribunal, entièrement composé de juges africains, ne se laissa pas impressionner par ce militantisme décolonial (Le Monde, 21 juillet 2015).
En 2017, Jacob Zuma, président sud-africain notoirement corrompu – et décidément polygame – déclara que les manifestations qui finiraient par le conduire à démissionner étaient « simplement une défense du colonialisme »1. En revanche, il disculpait la pénétration chinoise en Afrique de tout « néo-colonialisme », alors que l’emprise chinoise ne cesse se renforcer, comme l’attestent dans les organisations internationales les votes favorables des pays africains endettés.
De son côté, la propagande chinoise, pour écarter les critiques sur les libertés et notamment sur la répression des Ouïgours, que l’on a qualifiée de « génocide culturel », dénonce la « gauche blanche ». Le terme péjoratif baizuo (白左, báizuǒ, abrégé de 白人左派, báirén zuǒpài litt. « gauche blanche ») désigne de prétendus progressistes attachés à la démocratie et dépeints comme des donneurs de leçons néocoloniales2.
Cependant, loin d’être ingrats à l’égard du radicalisme « de gauche » antioccidental, qui conduisit par exemple Michel Foucault à soutenir Khomeiny ou Alain Badiou les Khmers rouges, les idéologues néo-maoïstes actuels se revendiquent à l’occasion de ces auteurs pour appuyer leurs théories antidémocratiques de la domination.
La théorie foucaldienne du « pouvoir du discours », devenu huàyǔquán,vise à « remplacer une domination illégitime (celle de « l’autre ») par une domination légitime (celle du PCC) en soulignant les limites et la relativité de discours « occidentaux » (sur les droits de l’homme, la liberté religieuse et les universaux transculturels) visant à justifier l’ingérence.
Le huàyǔquán chinois emprunte donc à la fois au discours « post-colonial » dénonçant l’invasion économique des puissances étrangères et au discours « postmoderne » visant à rendre culturellement relative la valeur universelle de la vérité »3.
2.
Rivalisant avec la Chine en Afrique, la Russie a réussi, par le biais notamment du groupe Wagner, armée privée dirigée par l’oligarque Evgueni Prigojine4 à prendre pied en Libye, au Soudan, au Mozambique, et au Centrafrique où il sert de garde prétorienne au Président en titre et contrôle des zones minières. En octobre 2019, Prigojine organisait à Sotchi avec un autre oligarque, Konstantin Malofeev, le premier sommet Russie-Afrique.
Le principal représentant de Prigojine, l’activiste franco-béninois Kémi Séba, animait alors des tables rondes sur la souveraineté des États africains face à l’Occident et la défense des « valeurs traditionnelles ». L’islamisme djihadiste progresse rapidement en Afrique, et Kémi Séba, formé dans la secte Nation of Islam, s’en inquiète d’autant moins qu’au Mali, par exemple, la propagande décoloniale conduit le gouvernement à négocier avec les islamistes… tout en passant des accords de coopération militaire avec la Russie5.
Kémi Séba est aussi connu en France pour avoir créé la Tribu Ka, groupe identitaire africain dissous après des agressions antisémites, et qui a continué à inspirer des associations comme la LDNA (Ligue de défense des noirs africains), à l’origine des actions contre la représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne et l’exposition Toutankhamon à la Villette. De longue date, Séba a noué des liens avec l’extrême-droite russe, notamment Alexandre Douguine, co-fondateur du parti national-bolchevik et chantre de l’agression néocoloniale contre l’Ukraine. C’est dire que le décolonialisme, pourtant réputé d’extrême-gauche dans les universités et le monde intellectuel, peut parfaitement s’avérer d’extrême-droite sur le terrain et soutenir les tyrannies subordonnées à des puissances étrangères comme la Chine ou la Russie.
La percée russe dans les pays du Sahel, appuyée sur les campagnes de désinformation complotiste antioccidentale sur les réseaux sociaux et les contrats accordés aux mercenaires du Groupe Wagner, a franchi un nouveau seuil quand Kémi Séba a été officiellement reçu par le président de la junte malienne le 8 mai 2022. L’activiste ne manqua pas de se comparer au Che Guevara et son hôte à Fidel Castro.
Pour ceux qui n’auraient pas compris la portée de cette rencontre, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, publia ce commentaire : « Le mécontentement (de la France) face au désir des autorités maliennes de demander de l’aide à des forces de sécurité étrangères n’est rien d’autre qu’une récidive de mentalité coloniale dont les Européens devaient s’être débarrassés depuis longtemps »6.
La même rhétorique décoloniale s’applique à présent à la décolonisation de l’Ukraine. Dans une tribune publiée par l’agence officielle Novosti, T. Sergueysev affirme : « Tout ce que la Russie a fait pour l’Occident, elle l’a fait à ses propres frais, en faisant les plus grands sacrifices. L’Occident a fini par rejeter tous ces sacrifices, a dévalorisé la contribution de la Russie à la résolution de la crise occidentale et a décidé de se venger de la Russie pour l’aide qu’elle a fournie de manière désintéressée. À partir de maintenant, la Russie suivra sa propre voie, sans se soucier du sort de l’Occident, en s’appuyant sur une autre partie de son héritage : le leadership dans le processus de décolonisation mondiale.
Dans le cadre de ce processus, la Russie présente un fort potentiel de partenariat et d’alliance avec des pays que l’Occident a opprimés pendant des siècles et qui n’ont pas l’intention de remettre son joug. Sans le sacrifice et la lutte des Russes, ces pays n’auraient pas été libérés. La dénazification de l’Ukraine est en même temps sa décolonisation, un fait que la population ukrainienne doit comprendre alors qu’elle commence à se libérer des fantômes, des tentations et des dépendances du soi-disant choix européen »7.
3.
Le décolonialisme est aussi répandu en Amérique du Sud, avec des auteurs influents comme Walter Mignolo et Ramón Grosfoguel, un des inspirateurs du Parti des Indigènes de la République.
Cependant, l’argument anticolonial est aussi commodément brandi par des politiciens d’extrême-droite comme Jair Bolsonaro : aux craintes qu’exprimait Emmanuel Macron en août 2019 sur la déforestation massive en Amazonie, Bolsonaro répondit que le président de la République était un « colonialiste ».
L’année suivante, Nicolas Maduro ouvrait en grande pompe à Caracas un Institut national de la décolonisation du Venezuela. La conférence inaugurale avait pour invités vedettes Ramón Grosfoguel, présenté opportunément comme « caribéen », car né de père portoricain (alors qu’il a la nationalité américaine et enseigne à l’Université de Berkeley), et Houria Bouteldja, longtemps porte-parole du Parti des Indigènes de la République.
Maduro avait déjà créé un Ministère des Mines écologiques, et manie en virtuose les paradoxes de la langue de bois : alors que le Venezuela est indépendant depuis 1811…, sa décolonisation reste évidemment un programme d’avenir. Certes le régime post-chaviste reste dépendant de la Chine, son principal créancier, et n’est plus soutenu que par la Russie et par Cuba. Donnant des gages décoloniaux à ses soutiens, son anti-occidentalisme reste donc d’autant plus opportun que le régime est sous sanctions européennes depuis le putsch militaire larvé de 2017 et qu’il bafoue les normes démocratiques. Amnesty International a décompté « 8.500 exécutions extrajudiciaires » entre 2015 et 2017. Dans une étude sans complaisance, intitulée « La pensée décoloniale est-elle soluble dans l’État vénézuelien ? »8, un opposant notait : « Après les indépendances, dans bien des cas, comme lorsque Boumediene accueillait Che Guevara et différents représentants de mouvements anti-impérialistes ou indépendantistes tout en réprimant les communistes algériens et en persécutant les Kabyles, l’imaginaire de la lutte anticolonialiste a été mobilisé comme vecteur de légitimation de régimes autoritaires et capitalistes mettant en œuvre des politiques racistes et de colonialisme interne ». Le même auteur suggère à Maduro de taxer les multinationales, au lieu de les exonérer, d’enquêter sur les assassinats d’intellectuels comme le responsable indigène Sabino Romero, de protéger aussi les territoires indigènes, contre la création de « zones économiques spéciales ».
4.
Le décolonialisme se présente comme antiraciste, puisqu’il assimile colonialisme et racisme. Cependant il ne dénonce que le colonialisme occidental du passé — oubliant notamment le colonialisme ottoman puis turc, les colonialismes japonais et chinois. De même, il n’évoque que la traite coloniale, mais jamais les traites arabes et africaines. Il oublie posément les mouvements abolitionnistes dans les pays occidentaux et leurs victoires tout au long du XIXe siècle ; de même pour les mouvements anticolonialistes dans les métropoles au XXe siècle, si importants lors de la guerre d’Algérie comme lors de la guerre du Vietnam.
L’antiracisme décolonial ne serait-il pas une forme de racisme, dénégatrice à défaut d’être honteuse ? Dans le cas de décoloniaux comme Kémi Séba, cela ne fait pas de doute quand il s’en prend aux « leucodermes » (les Blancs). La LDNA, son héritière morale, déploya en 2019 à la Villette une banderole : « Europeans & family, votre génome est criminel, hypocrite, menteur » (photo reprise sur leur site).
Plus nuancés en apparence, des courants intellectuels développent que la race est une construction sociale et construisent donc une race « blanche » qui ne compte opportunément que des blancs. Ils seraient dominateurs de naissance, en vertu d’un « privilège blanc ». Seuls apparemment les Russes sont exemptés de la « blanchité » qui essentialise la blancheur des « leucodermes » pour en faire une mentalité — au besoin inconsciente. Aux deux formes traditionnelles du racisme, le racisme physique et le racisme des mentalités, s’ajoute ainsi, comme un ultime avatar d’une théorie sociologisante des idéologies, un racisme des « positions sociales ».
Par un hasard insistant, le racialisme « antiraciste » exempte de toute accusation les potentats africains, les féodaux saoudiens, les oligarques russes et chinois, qui ne sont jamais comptés parmi les dominants, à la différence du postier aquitain ou du plombier polonais.
Forme privilégiée du racisme contemporain, l’antisémitisme n’est pas absent du décolonialisme9 : Kémi Séba, antisémite fanatique, fut condamné pour cela. Avec de transparents atours théoriques, il revient dans les écrits de militants comme Bouteldja, notamment dans son livre Les Blancs, les Juifs et nous (2016), puis, avec des justifications anti-israéliennes dans une tribune récente sur Mediapart, où elle justifiait les multiples menaces antisémites contre April Benayoun (miss Provence) par des propos comme : « On ne peut pas être Israélien innocemment »10. Enfin, Achille Mbembe, penseur décolonial connu pour s’appuyer sur l’idéologue nazi Carl Schmitt, a fait scandale en Allemagne par des écrits et conférences jugés antisémites (voir notamment la Frankfurter Allgemeine Zeitung, 20.04.20).
Revenons aux origines des théories racistes contemporaines. Épouvantés par les Lumières, la démocratie, les droits de l’homme et du citoyen, les idéologues réactionnaires se sont attachés à détruire le concept d’humanité par des théories racialistes (Gobineau), reprises diversement par les nazis comme par leurs collaborateurs.
Aujourd’hui le décolonialisme récuse aussi le concept d’humanité, ce qui va dans le sens de la Déclaration islamique des droits de l’homme, conforme à la charia et adoptée au Caire en 1990. Son rapport avec la Déclaration Universelle semble fort ténu, et Sarah Leah Whitson, directrice de la division MENA à Human Rights Watch, déclarait récemment : « Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord sont les pires dans le monde en matière de droits de l’homme »11.
Enfin, le décolonialisme érige l’islamisme en principal facteur de décolonisation du monde contemporain. Grosfoguel qualifie de « démocratique » la théologie politique des Frères Musulmans. On ne s’étonnera donc pas que Grosfoguel comme Bouteldja soutiennent fidèlement Tariq Ramadan.
Par son rejet de l’universalisme « blanc », du féminisme « blanc », de la laïcité, de la démocratie, voire de l’État de droit, tous assimilés à la « blanchité » d’un Occident fantasmé, le décolonialisme rencontre les vœux de diverses tyrannies contemporaines et favorise de fait leurs politiques oppressives. Mais pratiquant à son avantage l’inversion des valeurs, il se présente bien entendu comme un mouvement d’émancipation.
N.B. — Réservée aux abonnés, une première version de cet article est parue dans le magazine Le Point en février 202I. Elle est ici révisée, étendue et mise à jour.