Critique de la raison universitaire1 — une recension de Marc Chevrier
Avec les contributions d’Olivier Beaud (Paris II), Arnaud Bernadet (université McGill), François Charbonneau (université d’Ottawa), Yannick Lacroix (collège de Maisonneuve), Patrick Moreau (collège Ahuntsic), Chantal Pouliot (université Laval), Maxime Prévost (université d’Ottawa), Stéphane Sérafin (université d’Ottawa) et Jean-Philippe Warren (université Concordia).
Disons-le d’emblée, cet ouvrage collectif de grande qualité comporte un petit défaut : son titre. S’agit-il d’une énième critique de la science universitaire ou de l’idée de raison ? Nenni. Le professeur de littérature Arnaud Bernadet précise dans son introduction que le livre vise plutôt à scruter ces théories qui déprécient la science et la raison au sein même de l’enseignement supérieur et travaillent à en saper les libertés. En somme, il s’agit de proposer « une critique de la critique », la raison universitaire possédant pour Bernadet deux significations. D’un côté, elle interroge les fondements du savoir pour en débusquer les injustices et les rapports de pouvoir sous-jacents et de l’autre, elle réexamine cette première critique sur les plans épistémologique et éthique, avec un horizon que Bernadet qualifie de kantien, car il retourne aux « fondements de l’activité savante et enseignante. »
C’est donc à cette seconde acception que se rattachent les contributions des neuf professeurs issus principalement du Québec et de l’Ontario, mais aussi de France, avec l’article d’Olivier Beaud sur la liberté académique. Face à la montée de discours qui promeuvent le dépassement de la science occidentale et se traduisent en annulations de conférence, en censures d’ouvrage, en actes d’ostracisme et en quotas pour les embauches et les subventions, il y a lieu de se demander si l’université nord-américaine, et peut-être française, est en passe de nourrir « une forme d’irrationalisme », ainsi que le suggère Bernadet, bien que plusieurs contributeurs du collectif parlent de mysticisme, de quête ésotérique et de sectarisme néo-religieux. Bernadet situe le projet du recueil entre deux attitudes infécondes, celle qui voit dans la critique des radicalités militantes frappant les universités un cas de « panique morale », une thèse paresseuse qui cherche plutôt à « déclasser ou à discréditer son adversaire », et celle qui au contraire taxe les universités d’abriter de nouveaux asiles psychiatriques. Refusant cette alternative, Bernadet défend la liberté universitaire en tant que parrhêsia moderne, qui conjugue les vérités scientifique et éthique, comme exigence du dire-vrai. Trois grands thèmes, liberté, savoir et justice, regroupent ainsi les articles du collectif.
Libertés menacées
Au chapitre de la liberté universitaire, les premières contributions font écho aux débats qui ont fait rage en particulier au Québec et en Ontario autour d’affaires ayant ébranlé l’institution universitaire. On pense à la vendetta médiatique qui, en septembre 2020, a frappé une enseignante de l’université bilingue d’Ottawa. Dans un cours de littérature donné en anglais et en ligne, l’enseignante eut le malheur d’employer le mot « nègre » pour en expliquer le sens militant et d’être dénoncée par une étudiante. Ce qui provoqua une véritable tempête qui jeta les uns contre les autres les professeurs francophones et anglophones. L’université, qui suspendit la chargée de cours Lieutenant-Duval pendant trois semaines, tenta alors de calmer les esprits en confiant à un juge retraité la mission de faire un rapport après enquête. Cette affaire, et plusieurs autres similaires issues du Canada anglais ou des États-Unis, ont poussé le gouvernement québécois à former un comité d’experts pour réfléchir sur la liberté académique en milieu universitaire et à faire adopter, en juin 2022, par l’Assemblée nationale du Québec une loi sur cette question.
L’ouvrage s’ouvre sur un entretien avec Chantal Pouliot, professeure en didactique des sciences, qui a participé à ce comité d’experts. Ce dernier a conclu que la liberté académique, si acceptée qu’elle soit comme principe de l’enseignement supérieur, méritait d’être mieux reconnue et donc d’accéder à une consécration législative qui enjoint aux établissements universitaires d’adopter leur propre politique de liberté académique. Bien que cette solution n’ait pas reçu un appui unanime chez les universitaires, les atteintes à cette liberté et les inquiétudes qu’elles ont suscitées étaient assez nombreuses pour refuser le statu quo. La didacticienne voit néanmoins poindre plusieurs menaces qui planent encore sur l’université, telles que l’excès de l’engagement social des professeurs, qui les conduirait à confondre « acte de recherche » et « prise de parole publique. » De même, les pressions qui s’exercent sur les universités, en particulier sur leurs administrations, pour qu’elles prennent position sur des questions sociopolitiques, éroderaient la neutralité institutionnelle que requiert un véritable pluralisme de pensée entre universitaires. Malgré l’intervention du législateur, d’autres épreuves attendent la liberté académique.
Sur la base des épreuves que cette liberté a déjà subies en France, Olivier Beaud offre une réflexion pénétrante sur les fondements théoriques de cette liberté et sur le régime de sa protection. L’université, soutient l’éminent juriste, y constitue le « secteur faible et “inférieur” de l’enseignement supérieur et de la recherche2 » ; un professeur voit son statut déterminé par un simple décret et non par la loi. La liberté académique existe certes, comme un acquis coutumier qui a garanti aux universitaires français une grande indépendance intellectuelle malgré une tenace emprise des pouvoirs publics sur l’université. Beaud distingue la liberté universitaire, qui inclut les « franchises universitaires », de la liberté académique, qui concerne plus strictement la liberté de l’enseignement et de la recherche. Les universités françaises jouissent de privilèges anciens, en matière de police interne et de justice, en partie reconduits par une loi en 2019. Relisant les écrits de Paul Ricœur sur la finalité de l’université, Beaud définit la liberté académique comme une « responsabilité à l’égard du savoir », cette institution étant le lieu où peut s’exercer le droit de poursuivre la « vérité sans contrainte ». Elle comporte, outre des droits, des devoirs, et ne constitue ni un privilège corporatiste ni un droit de l’homme. Il s’agit d’une liberté individuelle, dérivée de la liberté de pensée, dévolue aux professeurs en raison de leur statut. En cela, la liberté académique se distingue des garanties institutionnelles offertes à une autonomie universitaire de facto illusoire. Beaud montre que les deux libertés, universitaire et académique, butent toutefois en France sur un État administratif tatillon qui les rogne, à telle enseigne qu’il s’immisce dans l’organisation de la recherche. De plus, les universités françaises pâtiraient, comme aux États-Unis, du zèle des dirigeants universitaires devenus « omni-administratifs », notamment depuis l’accroissement en 2007 des pouvoirs des administrateurs universitaires. Par ailleurs, les libertés universitaire et académique s’exposent aux menaces de censure et de bâillons judiciaires surgies de la société civile. D’une part, entreprises et groupes de pression intentent des poursuites en diffamation pour museler et intimider des universitaires français dont les déclarations savantes ont nui à quelque puissant intérêt privé. D’autre part, l’activisme de minorités étudiantes embrassant des « causes identitaires » avec une ferveur « quasi religieuse » a frayé son chemin jusqu’en France, au point, écrit Beaud, d’être « installé dans l’ensemble de la société. » Quoi que l’on pense de l’irruption « de la cancel culture et de l’idéologie woke » dans l’Hexagone, « il faut soit être aveugle, soit de mauvaise foi, pour ne pas apercevoir l’existence du phénomène en France et des atteintes qu’il fait subir à la liberté académique. » La France serait même à l’aube « d’un processus plus large d’hystérisation de la parole » inquiétant.
Outre les accrocs aux libertés universitaires infligés par ce militantisme strident, la crise sanitaire du COVID-19 a également révélé, observe le professeur de littérature Maxime Prévost, la fragilité de ces libertés. Bien loin d’exercer leur esprit critique contre un récit sanitaire propagé par la société et les autorités publiques, les universitaires se seraient fait le relais de faux consensus scientifiques qui ont voué les dissidents aux gémonies. Prévost revendique sans ambages le droit des universitaires non spécialistes de traiter des matières en dehors de leur discipline. Sur la base notamment des travaux de Victor Klemperer et de Hannah Arendt sur les régimes totalitaires, l’auteur voit de troublantes similitudes s’établir entre l’apathie des intellectuels, les manipulations du langage et l’atomisation sociale qui se sont généralisées pendant ces régimes révolus et les épisodes de conformisme intellectuel, de restrictions sévères aux libertés et de contrôle du langage par les médias et les autorités publiques qui ont accompagné la gestion de la crise sanitaire. Une affaire a signalé, selon Prévost, la corruption de l’éthique scientifique causée par cette gestion : le renvoi en mars 2024 du microbiologiste Patrick Provost, professeur à l’université Laval, qui a mis en doute l’opportunité de vacciner les enfants en bas âge, au vu des risques prévisibles, plus élevés selon son jugement que les bénéfices attendus. Prévost déplore que dans cette affaire, si peu d’universitaires sont montés au front pour le défendre et que les médias, avides de mettre en circulation des « médiocrités » complaisantes, en ont si peu traité. Si le savant avait eu tort, au lieu de le congédier, il eût mieux valu organiser un débat contradictoire confrontant ses préconisations avec celles d’autres membres de sa discipline. Cela prouve, aux yeux de Prévost, que la titularisation des professeurs, censée garantir leur indépendance, ne les incite guère à user de leur libre parole et qu’en cas de crise, ils préféreront servir le pouvoir.
Savoirs prétendus
Par-delà leur désir de censure, les doctrines identitaires fomentent un projet radical de renouvellement du savoir. Ainsi le mouvement autochtoniste porte au Canada l’ambition de fonder une science autochtone, qui comblerait les prétendues lacunes de la science occidentale. Ont embrassé ce dessein, professeurs, chercheurs, doctorants, militants, conseillers pédagogiques, administrateurs d’État ou d’établissement d’enseignement. Or, selon le sociologue Jean-Philippe Warren, ce projet suit une fausse piste, dénuée de fondations épistémiques sérieuses. Warren ne nie pas que des paradigmes de la culture autochtone puissent, en accord avec la science, susciter un savoir valable. Cependant, la version militante de ce plan conteste carrément que l’objectivité, l’observation, la démonstration et l’intersubjectivité critique soient constitutives de la science, et prétend en outre y substituer d’autres normes, puisées dans les traditions autochtones. Les défenseurs d’une science autochtone affranchie de tout emprunt occidental commettent la même erreur que ceux qui s’avisaient qu’Einstein, étant juif, ne pouvait produire que de la science juive. Les projets de fonder des sciences catholique, marxiste ou nazie, n’ont, selon Warren, enfanté rien de valable, et donc conditionner le développement de la science à la promotion d’une culture, tel que le réclame le projet de science autochtone, forme une entreprise vouée à l’échec. De plus, les thuriféraires du savoir autochtonisé se font de la science occidentale comme des traditions autochtones une représentation simpliste et mal informée qui rend problématique leur programme.
Patrick Moreau arrive à des conclusions similaires, mais autrement. Il a voulu cartographier ce projet global qu’est devenu aujourd’hui l’autochtonisation de l’enseignement supérieur, que préconisent à l’envi, dans une profusion d’articles, d’énoncés et de communiqués, les universités, les collèges préuniversitaires, les entreprises et moult organismes d’État. Or, ce terme proliférant — indigenization en anglais — a suscité un méli-mélo de définitions divergentes, et grâce au texte de Moreau, le lecteur poursuit une espèce de voyage initiatique qui le fait gravir quatre degrés de béatitude, c’est-à-dire quatre stades de métamorphoses que l’autochtonisation de l’enseignement est censée produire dans les esprits et les comportements : l’inclusion, la réconciliation, la décolonisation, puis stade suprême, la révolution. L’inclusion passe par l’imposition de quotas dans l’embauche de professeurs, au nom d’une discrimination positive devant prétendument corriger la sous-représentation des Autochtones (4,9 % de la population canadienne) dans le corps professoral et d’autres mesures pour favoriser le recrutement d’étudiants autochtones. Cependant, ce système d’inclusion promeut un subjectivisme radical, fondé sur l’auto-identification comme autochtone ainsi que sur une notion protéiforme, la « sécurisation culturelle », en vertu de laquelle toute réalité dérangeante pour l’identité autochtone, nom de lieu ou de bâtiment, statues, livres, vocables, doit être éliminée. L’inclusion se mue aussi en actes de contrition collective, tels que ces déclarations faites au début d’un discours ou d’un cours, suivant lesquelles l’établissement occuperait un territoire autochtone non cédé. La réconciliation englobe la société tout entière et poursuit une finalité sans conteste expiatoire. Se dessine alors, estime Moreau, tout un programme de rééducation des esprits par la réforme des cursus éducatifs et l’introduction de rituels pénitentiels ou mémoriels qui visent à la conversion des non-autochtones, invités à maudire l’Occident coupable et à renaître au contact des pratiques « magico-spirituelles » du monde autochtone. La décolonisation ambitionne de renouveler les savoirs, désormais définis par l’exigence de l’égalité entre les épistémologies autochtones et celles dont la science occidentale s’est à tort satisfaite. À l’instar de Warren, Moreau voit dans ce projet un retour à l’idée naïve que la science procède de caractéristiques ethnoculturelles ou d’une doctrine. Au surplus, une telle vision renoue avec l’ancien romantisme à l’allemande, pour qui le Volksgeist, l’esprit du peuple, s’enracine dans le sol ancestral. La littérature sur la décolonisation autochtoniste regorge d’incantations lexicales et rejette la science occidentale en faisant valoir le monde invisible et la spiritualité que celle-ci aurait déconsidérés. On flirte dès lors, soutient Moreau, avec le mysticisme et un irrationalisme qui épouse l’antirationalisme relativiste et communautariste des anti-Lumières. Enfin, après cette ascension vers la purification et l’égalisation, vient la révolution. Tout y passe, le capitalisme, le système électoral, tout doit être chamboulé, si bien que l’Autochtone finit par incarner, aux yeux d’une petite élite de non autochtones scolarisés en serre chaude, le bon sauvage salvateur sous le patronage duquel, le Canada, rééduqué de fond en comble, entrera en « état de grâce ».
Un autre monde, non moins ahurissant, est celui des mesures EDI, Équité, Diversité et inclusion (DEI en France), appliquées presque systématiquement dans l’enseignement supérieur du Québec et ailleurs au Canada, souvent sans examen préalable de leurs fondements moraux et scientifiques. Cet examen, le professeur de philosophie Yannick Lacroix l’effectue dans un texte qui radiographie les failles sur lesquelles reposent ces édifices vacillants. Les mesures EDI, observe Lacroix, énoncent une injonction morale suivant laquelle la société doit atteindre à une « représentation proportionnelle » des groupes dans toutes les sphères d’activités, si bien que tout écart numérique avec cette représentation sera présumé être l’effet de préjugés, de discriminations et d’obstacles iniques et devra être corrigé par des moyens radicaux, contraires à la vision libérale de la justice. Or, cette injonction suppose, à tort, que toute sous-représentation d’un groupe est de droit causée par la discrimination, en occultant les autres facteurs explicatifs, souvent étrangers à cette dernière, qui jouent dans la condition d’un groupe social. Ensuite, les mesures EDI s’appuient sur la notion, indiscernable, de « biais implicites », que plusieurs chercheurs prétendent pouvoir déceler par le test d’association implicite (TAI), qui a produit des résultats peu probants et surinterprétés, au point que le concepteur du test a dû se dédire. Plusieurs admettent même qu’on ne sait pas ce que ce test mesure exactement. Il enregistrerait, au mieux, des « biais » mentaux artificiellement provoqués, mais causalement inertes sur le comportement des sujets soumis à ce genre d’expérimentation. Toujours est-il que les promoteurs des programmes EDI tentent de couvrir ces déficiences par des approximations et des incantations infalsifiables.
Les mesures EDI défendent également une conception bancale de la justice selon Lacroix. En effet, elles supposent que le droit à la réparation pour la discrimination qu’une personne a subie est transférable automatiquement à une autre personne, voire à un groupe d’individus, du moment qu’elles s’attachent toutes à la même catégorie sociale, quand bien même elles seraient d’époques différentes. Cette façon de penser rompt avec la vision libérale de la justice, axée sur la réparation individuelle et passée des injustices. Bien que John Rawls n’ait pas traité d’un tel sujet dans son œuvre, Lacroix estime qu’elle n’aurait pas cautionné une telle vision de l’équité qui « dilue l’individu dans le groupe » et croit réparer des injustices passées par des discriminations compensatoires offertes à des groupes définis par la seule appartenance abstraite à une caractéristique socio-ethnique. Les mesures EDI diffusent ainsi « une idéologie “critique” mortifère qui voit la theory avant la réalité et le spécimen avant l’individu. » Malheur aux réfractaires, il faut les exclure ou les rééduquer, ainsi que le préconise un plan d’action de l’université Laval cité par Lacroix.
Or, l’emprise avérée des idéologies identitaires sur l’enseignement supérieur ne peut se comprendre sans prendre acte du fait qu’elles ont réussi à coloniser une discipline sans laquelle leurs injonctions resteraient lettre morte : le droit. Le politiste américain Yascha Mounk avait déjà observé, dans Le piège de l’identité, que plusieurs juristes américains avaient joué un rôle décisif dans l’articulation des concepts et des slogans clés du progressisme identitaire dans son pays. Le professeur de droit Stéphane Sérafin mène plus loin encore la réflexion, en montrant comment sa discipline, du moins en Amérique du Nord, a délaissé la transmission des acquis classiques du droit pour s’ériger en « instrument de transformation sociale. » En fait, le droit traverse depuis quelques décennies « une crise épistémique » qui remet en cause son autonomie comme champ du savoir et l’expose aux doctrines militantes, dont récemment la mouvance identitaire, qui a contribué à dissoudre certaines notions fondamentales du droit.
Ce travail de sape avait commencé par le courant du legal realism, né aux États-Unis puis diffusé au Canada jusqu’à la haute magistrature, pour être ensuite continué par les Critical Legal Studies, qui considèrent le droit comme un tissu de constructions plastiques et arbitraires au service des dominants. Les CLS ont largement pénétré les facultés de droit américaines (et du Canada anglais) et alimenté les travaux de Catharine MacKinnon sur le harcèlement sexuel des femmes en milieu de travail et ceux de Kimberlé Crenshaw, qui a forgé le cadre intersectionnel d’analyse en droit. La première a bouleversé la notion de recours civil en justice, qui ne vise plus au redressement d’un tort subi par une partie civile sur la base d’une faute reprochée à un défendeur. Désormais, ce recours aboutit au redressement social, entrepris par un justiciable au nom d’une classe d’individus — comme le genre féminin —, sans égard à la faute personnelle, puisqu’il s’agit de corriger une discrimination dont l’origine est « institutionnelle », « systémique ». Si jadis la justice consistait à « accorder à chacun son droit » selon la formule d’Ulpien, voilà qu’il importe d’attribuer à chaque groupe sa part du gâteau. Crenshaw, montre Sérafin, a repris le flambeau des CLS pour ensuite orienter ses travaux sur la race. Grâce au concept d’intersectionnalité, la juriste rend concevable qu’un même individu soit au centre de plusieurs sources d’oppression et puisse donc cumuler plusieurs griefs autour de sa personne, tel qu’en témoigne son expérience subjective. Les théories de MacKinnon et de Crenshaw se conjuguent pour réduire la justice à la seule perspective du demandeur — celle du défendeur étant occultée — et pour indexer le préjudice et sa réparation sur la seule appartenance à un « groupe » abstrait. La prégnance de ces théories dans les facultés de droit nord-américaines (dans une moindre mesure celles du Québec) illustre la profondeur de la crise intellectuelle traversant ces facultés, où le positivisme, en berne, peine à soutenir une discipline distincte des sciences sociales par son corpus étudié et sa méthode. Profitant des faiblesses d’une discipline déjà déboussolée, le discours identitaire a pu s’établir, fournir aux chercheurs de nouvelles lettres de créance et aux juristes des débouchés supplémentaires, notamment la fonction publique, les ONG et les universités dont les facultés de droit, note Sérafin, affichent leur mission de réaliser la « justice sociale. » Au Canada, ces facultés ont avalisé et répercuté le cadre idéologique de l’EDI imposé par le gouvernement de Justin Trudeau après son élection en 2015 et cautionné des projets de décolonisation et d’autochtonisation des enseignements.
L’université, entre management et racket militant
Si, selon Sérafin, les facultés de droit canadiennes vivent désormais en symbiose avec le discours de la « gauche identitaire », on peut aussi y voir à l’œuvre, de l’avis d’Arnaud Bernadet, un redoutable discours managérial relayé par les administrations universitaires, les organismes subventionnaires de la recherche, les ministères d’État avec lequel s’harmonisent sans encombre les académismes de la radicalité reconnaissables par leur novlangue devenue omniprésente. En somme, la novlangue EDI épouse un « référent entrepreneurial » clientéliste qui s’inscrit dans l’économie dématérialisée axée sur les services. Le secteur des programmes et des formations en EDI a suscité une industrie lucrative (9,2 milliards $ en 2022 pour les États-Unis). Ce référent entrepreneurial a pu compter à la fois sur l’action de l’État — de l’État fédéral canadien, qui a décidé après le référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec de s’attacher la fidélité idéologique des universités par des programmes ciblés de subvention — et sur les demandes de changement social véhiculées par les mouvements wokes. La thèse de Bernadet est que si instables que paraissent les rapports entre l’État, le marché et les luttes sociales, c’est par une approche managériale fondée sur la gouvernance que les universités concilient les exigences des uns et des autres pour mettre leurs organisations au service d’un capitalisme cognitif avide de résultats. Bernadet rappelle que les études en gestion ont intégré les notions d’inclusion et d’appartenance identitaire, pour en faire des vecteurs de changement organisationnel positif, piloté par des experts consultants. Selon l’auteur, les études moussant les programmes de discrimination positive et la gestion inclusive comportent de sérieuses apories : faible confirmation empirique, raisonnement circulaire, essentialisation des identités. L’exaltation de la différence ethnoraciale se réalise toutefois au détriment de l’égalité socioéconomique et profite le plus souvent aux élites blanches et aux cadres professionnels. De plus, cette culture managériale s’attaque aux principes constitutifs de l’université. Elle minore le rôle de la collégialité professorale dans le gouvernement de l’université au profit d’une bureaucratie interne tentaculaire. Elle limite l’autonomie départementale en abaissant notamment les exigences pour l’embauche de professeurs. Enfin, le « néomanagement de l’inclusion » a court-circuité le débat rationnel scientifique autour duquel l’institution est censée former une communauté vouée à la recherche. Il est à craindre que l’excellence inclusive inscrite obsessionnellement dans les politiques EDI ne serve une justice élitaire et inefficiente.
Comme Bernadet, le politiste François Charbonneau étudie les raisons du succès du mouvement EDI qui s’est impatronisé dans les universités nord-américaines. Ce mouvement agit tel un « pompier pyromane », qui parasite les institutions en y suscitant des feux que lui seul dit pouvoir éteindre. Ce qui fait qu’étant à la fois le venin et l’antidote, il profite de chaque crise qui secoue le monde éducatif pour y raffermir son empire. Charbonneau avance tout d’abord une douzaine de raisons pour lesquelles ce mouvement devrait être combattu. Grosso modo, il lui reproche d’« opérer à la manière d’une secte » qui, hostile aux acquis de la modernité libérale et à la science, propage un discours qui absolutise la victime et le ressenti subjectif. Dénué de toute légitimité démocratique, ce mouvement soumet l’université à une discipline morale et censoriale, quitte à user de moyens répréhensibles comme le harcèlement, l’intimidation, la discrimination et l’imposition de formations infantilisantes. Mais comment expliquer le succès fulgurant de ce mouvement ? Ce succès est paradoxalement le signe, selon Charbonneau, que les sociétés occidentales ont cessé d’être indifférentes à l’égard des enjeux du racisme et d’autres formes d’« exclusion », et que le mouvement EDI a vite réussi à se démarquer par ses solutions à des préoccupations sociales réelles. Ensuite, le mouvement EDI s’est diffusé à la faveur de processus externes à l’université, grâce notamment aux réseaux sociaux qui ont donné une ampleur sans précédent aux causes identitaires et favorisé la « surenchère vertueuse » entre militants. La polarisation des débats politiques américains depuis la première élection de Donald Trump et la récupération mercantiliste des doctrines EDI par la grande entreprise ont fourni à celles-ci d’autres élans.
Cependant, il faut aussi examiner le modus operandi de ce mouvement, qui l’a puisé dans les tactiques des théoriciens critiques de la race. Ces derniers enseignent qu’on prend d’autant mieux le contrôle d’une institution qu’elle est en crise, réelle ou fabriquée. En effet, une affaire éclate, et l’on accuse l’établissement d’en être responsable, d’avoir, par exemple, permis un incident « raciste », et l’on exige alors que l’établissement soit réformé, conformément au canon militant. Si l’établissement refuse d’admettre son tort, on l’assaille sans relâche de reproches, jusqu’à ce qu’il plie, en ciblant, au besoin, ses dirigeants. En somme, il s’agit d’une forme d’extorsion institutionnelle, par chantage moral, hautement médiatisé. C’est donc par cette méthode que le mouvement EDI a réussi à phagocyter les universités et les entreprises, et à tourner chaque nouvelle crise à son avantage, pour avancer ses solutions. Or, de l’avis de Charbonneau, l’affaire Lieutenant-Duval « illustre de manière idéal-typique la manière » dont ce mouvement prend d’assaut une institution. Cette crise a conduit l’université d’Ottawa, non à suspendre les mesures EDI, mais au contraire à les renforcer. Le syndicat et l’administration y ont même été de mèche pour enlever aux professeurs leur droit de vote dans leur assemblée départementale dès lors qu’ils refuseraient de suivre les formations sur l’équité en emploi. À terme, Charbonneau ne voit pas comment les universités, si elles continuent d’être vampirisées ainsi, pourront conserver la confiance des sociétés qu’elles sont censées former intelligemment. « Et le ressac risque d’être douloureux », ajoute-t-il, en évoquant la législation anti-woke appliquée aux universités américaines.
Bref, une fois lu cet ouvrage nécessaire qui délie la parole universitaire, on se pose une simple question : les universités ont-elles perdu la tête ?