[par Mikhaïl Kostylev]
Hier encore, j’étais jeune et naïf : je me moquais à longueur d’articles des outrances wokes, sans me douter que moi aussi, je serais bientôt victime d’une terrible injustice sociale. Un sombre matin, dans ma glace, je vis que l’âge était venu… et tous mes cheveux partis.
Oui, quoi de plus discriminant que d’être chauve ? Discrimination multifactorielle d’ailleurs : aux composantes financières (moins de shampoing, mais plus de savon), relationnelles (allez toujours draguer sans un tif) et même politico–culturelles (risque de passer pour un facho de province, alors qu’on se croit le nouveau Yul Brynner).
Tout cela contribue à la marginalisation et stigmatisation des chauves : ce que j’ai expliqué lors d’une réunion de l’Observatoire du Décolonialisme, en y ajoutant des revendications très raisonnables : indemnité d’invalidité capillaire, parité stricte chevelu/glabre au sein de la rédaction, organisation d’une No-Hair Pride…
Et là, j’ai compris l’étendue du préjugé dont j’étais victime : ils se sont tous mis à ricaner comme des bossus. Passe encore pour Yana Grinshpun, cette ennemie de classe qui a toujours l’air de sortir de chez le coiffeur : mais quand j’ai vu Jean Szlamowicz se fendre la poire, j’ai su que la chauvophobie intériorisée, elle aussi, faisait des ravages.
J’ai donc claqué la porte, et fondé avec d’autres crânes d’œuf le LPCG+ : Ligue des Personnes Chauves, Glabres et assimilées. Un travail immense nous attendait : convaincre 13 % des Français qu’ils sont une minorité sous-privilégiée, en grand besoin d’égalité (les droits chauves) et surtout de représentants politiques professionnels à temps plein (nous).
Nous avons opté pour un fonctionnement en non-mixité choisie… mais tolérante : des rasoirs seraient fournis aux chevelus désirant s’inscrire. Certains s’y sont pourtant opposés, au motif que les tondus « ne seraient pas de vrais chauves » : j’ai aussitôt dénoncé cette conception biologisante de la chauvité et appelé le service d’ordre pour qu’il les éduque.
Ces « radbald » sont d’une « violence verbale inouïe », ai-je pleuré au micro de Slate, tandis que mes militants les tabassaient allègrement dans l’arrière-cour. Ce fut le début d’une belle histoire : tous les médias wokes, charmés, se sont mis à relayer nos actions. Quand Thomas Messias a accusé les peignes d’être « toxiques », j’ai su que j’avais un allié solide dans la place.
Quelques grasses subventions de la mairie de Grenoble plus tard (« contre les préjugés, favoriser la visibilité chauve en Isère »), j’étais paré pour tenter l’Everest du président d’asso déconstruite : obtenir le droit d’intervenir dans les écoles primaires.
Le matériel était déjà prêt : « le chauvisme, fléau des cours de récré » « Calvitie ou pas, en CM2, tous égaux !» « Enzo, 8 ans, rien sur le crâne, tout dans la tête ». Une immonde campagne de presse réac prétend que les écoliers à calvitie n’existeraient pas ou presque. Et alors, qu’est-ce que ça prouve ? Avant les interventions du Planning Familial, les écoliers trans n’existaient pas non plus !
Ma demande a quand même été rejetée : furax, j’ai foncé rue de Grenelle. Le Ministre a tenu à s’excuser en personne : il reste « difficile d’aborder avec avec nuance les discriminations ethno-capillaires », le « concept de chauvisme restant très sensible » à cause de cette horrible gauche républicaine (il prononce « estrêmedrouate ») qui ose encore hanter l’Éducation Nationale.
Mais on en sera vite débarrassé, m’a promis le Ministre. Il suffit de répéter les trois mots fétiches « nuance/raisonné/modéré » quatre fois par ligne, et la plus woke des réformes passe comme une lettre à la poste auprès de la complaisante Macronie. « Réessayez en 2023, M. Kostylev ! Vous verrez, la propagande radicale auprès des enfants, c’est comme le bac : plus facile d’année en année ! »
En lot de consolation, il m’a refilé deux sièges VIP : pas au Parc des Princes, à la Dilcrah, mais c’était gentil quand même. Remotivé, j’ai été suivre un des fameux « cours de buzz » de Caroline de Haas. Le lendemain, en un tweet rageur, j’accusai toutes les Françaises, sans exception, de rejeter les hommes chauves.
Succès médiatique immédiat ! Et quand des milliers de femmes en colère ont publié la photo de leur copain dégarni, je n’ai même pas eu à m’excuser – juste à rétorquer que c’était l’habituel #NotAllWoman, déni chauviste typique d’une société malade.
J’enfonçai le clou avec « il faut exclure les cheveux de notre vie » – et je fis un scandale chez Hanouna, en refusant de partager le plateau avec Franck Provost : « Aucune tolérance pour les exploiteurs capillaristes ! ». Le soir même, des salons de coiffure furent caillassés dans tout Paris : sauf les afros bien sûr, « pour ne pas pénaliser une population déjà stigmatisée ».
Ces « manifestations globalement pacifiques » (Libé) firent de moi une figure politique en vue. J’exultais… et puis je visitai l’Institut du Genre, et j’eus honte de mon amateurisme. Micha, me suis-je dit, tu es vraiment un minable. A ce jeu-là, dans dix ans, tu auras gagné quoi ? Trois financements européens et un poste de chroniqueur à France Inter ?
Laisse tomber la « chauvophobie » ! Ce qu’il te faut, c’est du « cheveulisme » : une vraie discrimination structurelle, comme les pros. Même plus besoin de chercher des coupables : tous le chevelus, en vertu de leur privilège capillaire, deviennent mécaniquement des oppresseurs de qui tu peux exiger excuses continuelles et argent pour la Cause.
S’ils rechignent, c’est de la « fragilité chevelue » – et tu peux leur en soutirer encore plus ! Ou réclamer la mise en place dans chaque service public de « référents Egali-tifs »… recrutés en priorité parmi tes activistes. De l’entrisme sans effort, et avec garantie de l’emploi !
Et surtout, une prometteuse carrière universitaire s’ouvre devant toi. Fini le militantisme incertain, place à la respectable sociologie de la diversité sur fonds publics. D’accord, les salaires sont maigres, mais comme tu n’as qu’à recopier le contenu de tes tracts, c’est de l’argent gratuit : pourquoi refuser ?
Je choisis donc pour sujet de thèse « Rasta-queer, la fabrique du chauvisme en Jamaïque post-apartheid »… et obtins d’un coup quatre financements : en Black studies, études décoloniales, gender studies et addictologie. C’était donc ça l’intersectionnalité ? J’appréciai, et mon banquier aussi.
La soutenance fut houleuse. J’avais naïvement oublié de situer mon point de vue, ce que le jury me reprocha. Chauve et fils de chauve, je bénéficiais certes d’une ascendance capillo-prolétarienne impeccable. Mais j’étais blanc comme un Russe : avais-je le droit d’étudier une société noire ? A la dernière seconde, je m’inventai un improbable grand-oncle soudanais venu s’égarer à Kharkov – et j’eus mon doctorat, de peu.
Mes professeurs étaient néanmoins contents : pour une fois, l’amphi Liard abritait de la vraie science sociale, pas ces nauséabonds colloques sur le wokisme qui d’ailleurs n’existe pas (mais a quand même réussi à casser deux ministres). Ils acceptèrent même de préfacer mon prochain livre « Le capillocène ». J’y accuse l’obsession de la chevelure d’avoir détruit la biosphère, coulé le Titanic, cassé le vase de Soissons et causé la pandémie Covid.
Complotisme ? Non, theory ! La différence, c’est que c’est écrit en langage inclusif. Infâme monde hérissé de préjugés, gare à mes ciseaux vengeurs !