Cette dissertation a été publiée pour la première fois en appendice dans cet ouvrage . Une version brochée existe sur Amazon ainsi qu’une version en ebook à 1 euro.
La grammaire est, au même titre que la morale, une activité normative. En ce sens, elle n’a rien à voir avec la langue elle-même dont elle se distingue au même titre que la pâtisserie se distingue de l’action de manger; au même titre que la danse se distingue du mouvement; au même titre encore que le fait d’écrire se distingue de la pensée. Du besoin fondamental – se nourrir, parler, partager, exprimer – découle un principe de société qui le régule.
grammaire normative et histoire officielle
Règles et pastiches
Pour commencer, revenons sur la question au cœur de l’ouvrage, à savoir l’enjeu lié à la pratique d’une orthographe mise en avant comme une revendication émanant des administrations publiques et privées. Car, à y bien réfléchir, il semble évident que la véritable revendication portée par les partisans de l’écriture inclusive porte sur le contrôle, intégré, de la langue des administrations. Personne en effet ne s’attend à ce qu’Amélie Nothomb écrive un ouvrage en écriture inclusive : cela n’aurait aucun sens, aucun succès et pas un éditeur, n’oserait publier un ouvrage entièrement rédigé en écriture inclusive. Et quel lecteur serait assez idiot pour s’imposer un tel pensum ? Essayons. Prenons un livre. Un livre moyen, couronné de succès et proche de nous. La Modification, de Butor, tiens, au hasard:
Vou.e.s avez mis le/a pied gauch.e sur la/e rainure de cuivre, et de votr.e épaul.e(?) droit.e vou.e.s essayez en vain.e de pousser un peu plus le/a panneau.e coulissant.e.Vou.e.s vou.e.s introduisez par l’étroit.e ouvertur.e en vou.e.s frottant contre ses bord.e.s, puis, votre valise couvert.e de granuleux cuir sombre couleur d’épais.se bouteille, votre valise assez petit.e d’h/f.e/o.mm.e habitué.e aux long.ue.s voyages, vou.e.s l’arrachez par sa/on poigné.e collant.e, avec vos doigts qui se sont échauffé.e.s, si peu lourd.e qu’elle soit, de l’avoir porté.e jusqu’ici, vous la/e soulevez et vou.e.s sentez vos muscles et vos tendon.e.s se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaul.e aussi, dans tout.e la.e moitié.e du/de la do.e.s et dans vos vertèbr.e.s depuis votre cou.e jusqu’aux rein.e.s. Non, ce n’est pas seulement l’heure, à pein.e matinal.e, qui est responsable de cet.te faibles.se inhabituel.le, c’est déjà l’âge qui cherche à vou.e.s convaincre de sa/on domination sur votr.e corp.e.s, et pourtant, vou.e.s venez seulement d’atteindre les quarante-cinq a/ân.e.s.
On touche là au sublime. Allez, essayons avec un beau texte, comme le Goût de l’infini de Baudelaire dans Les Paradis Artificiels (enfin, « le/a Goût.e de l’infini.e » dans « Paradis Artificiel.le.s ») :
Ce.u/lle.s/x qui savent s’observer e.lle/u.s/x-mêm.e.s et qui gardent la/e mémoir.e de leurs impressions, ce.u/lle.s/x-là qui ont su, comme Hoffmann, construire leur baromètre spirituel.le, ont eu parfois à noter, dans l’observatoire de leur pensée, de be.au/lle.x/s saisons, d’heureu.x/ses journé.e.s, de délicieu.x/ses minutes. Il est des jours où l’h/f.e/o.mm.e s’éveille avec un.e génie jeun.e et vigoureu.se/x. Ses paupièr.e.s à peine déchargé.e.s du/e (la) sommeil qui les scellait, le.a monde extérieur.e s’offre à l/e.l/u.l/i.(e) avec un.e relief puissant.e, un.e netteté.e de contour.e.s, un.e riche.sse de couleur.e.s admirabl.e.s.
Et pourquoi pas une nouvelle édition de Montaigne, où je prédis quelques difficultés pour le Livre III, chapitre V :
Je.e dis que les m/f.e/a.s/mel.l.e.s et f/m.a/e.s/mel.le.s sont jette.e.z en mesme moule : sauf l’institution et l’usage, la.e différence n’y est pas grand.e. Platon.ne appelle indifferemment les un.e.s et les autr.e.s à la société de tou.te.s estudes, exercices, charges, vacations guerrieres et paisibles, en sa république ; et le philosophe Antisthenes ostoit toute distinction entre leur vertu.e et la.e nôtre. I/E.l.le est bien plus aisé.e d’accuser l’un.e sexe, que d’excuser l’autr.e ; c’est ce qu’on dict : le.e fourgon.ne se moque de la/e pel.le.
Ah, quelle blague ! En quoi tend ce pur exercice de mauvaise foi conservatrice ? À faire comprendre que les enjeux de l’écriture inclusive ne portent, dans l’esprit des réformateurs, que dans la réforme contrôlée de la langue des institutions. C’est un enjeu administratif qui associe la grammaire et l’État. Et quelque part, si l’on nous autorise cette familiarité, c’est de bonne guerre. Car la langue a à voir avec l’État. Le français, si l’on est laïque, naît1 comme institution dans un premier texte politique – le traité de Verdun – qui est avant tout un serment politique que se prêtent des tyrans devant leurs troupes familières pour s’assurer, en parlant en leur vulgaire façon, de leur fidélité. Et si l’on est mystique, on retiendra encore que le français naît dans un concile, à Tours, en 813 où obligation est faite aux serviteurs de l’Institution ecclésiastique d’adopter la langue des paroissiens pour s’assurer de leur fidélité au dogme et autres enseignements transmis pendant les sermons. Les modernistes que le Moyen Âge ennuie diront que le français naît avec François Premier qui, sous la pression grandissante d’une langue italienne trop envahissante, décide d’institutionnaliser le français pour en faire la langue officielle de son administration. Quant aux contemporains, ils se souviendront enfin que le français fut l’arme principale de l’école de Talleyrand puis de Jules Ferry pour odieusement éradiquer les langues régionales du territoire de France, forcer les Français à vivre ensemble et à partager un idéal de fraternité commun, voire tenter d’exporter à l’international les valeurs universelles portées par les idéaux révolutionnaires. La langue a à voir avec les institutions, c’est indéniable. Mais ne nous y trompons pas quand il s’agit de réformer la langue de l’administration: il ne s’agit pas de s’attaquer à la langue d’un peuple, ni à sa culture que l’on ne peut résumer à l’usage qu’il fait de sa grammaire. Comparons ainsi nos précédentes adaptations littéraires à ce court extrait de la communication officielle d’une école doctorale universitaire s’adressant aux jeunes inscrits:
Le ou la (sic) doctorant.e effectue sa recherche sous le contrôle et la responsabilité d’un.e directeur.trice de thèse, et dans le cadre d’un laboratoire de recherche, en conformité avec les modalités précisées dans la charte des thèses […] Le contrat doctoral constitue un contrat à durée déterminée passé entre l’Université Paris 13 et un.e doctorant.e afin de lui permettre de se consacrer pleinement et exclusivement à ses travaux de recherche. […] L’école doctorale participe au financement de colloques avec communication, après avis favorable des directeurs.trices de thèse et de laboratoire.
Le texte paraît légitime et est admissible. Il y a un certain bon sens apparent qui s’exprime d’ailleurs dans cet embryon de correction grammaticale. L’hésitation toute canonique sur les déterminants « la ou le » semble se conformer à un usage traditionnel de la grammaire, puis le texte entre en totale rupture à partir du troisième mot. Toutefois ce qui est paradoxal dans ce texte exemplaire, c’est que l’on constate aisément que l’ensemble des efforts réalisés sur les textes ne porte au final que sur les noms gentilés, c’est-à-dire les noms portant sur la dénomination d’animés humains dans leur rapport à leur origine. On y parle de « doctorant.e.s » et de « direct.eur.rice(s) » (avec quelques approximations d’ailleurs que l’on peine à qualifier de fautes, et que l’on ne peut d’ailleurs pas dénoncer dans un erratum sous peine de ramener cet innocent usage et ludique à l’ancienne réaction qui se souciait de la morale orthographique2) mais on ne se soucie pas par exemple du genre des mots dénommant des inanimés (« un ou une école », « un ou une durée », « un ou une thèse » ?), comme si l’usage faisait force de loi dans certains cas; mais était contestable dans d’autres.
Pour quelles raisons secrètes cette distribution des usages, qui rend d’une part « directeur.rice » admissible et « le thèse », ridicule. S’il fallait interroger cette pratique, sans doute la réponse de l’animé humain surgirait immédiatement, comme si la relation entre genre et sexe s’imposait comme une évidence dans le cas des noms d’humains mais n’avait aucune importance pour tout le reste du lexique. Pourquoi donc la question du genre s’imposerait-elle avec pertinence pour la désignation des humains ? La réponse est, nous venons de le souligner, de bon sens: cela va de soi, voyons ! Les humains ont un sexe, et ce sexe est en adéquation avec le genre. Cette pensée à l’œuvre dans la mise en place de l’écriture inclusive repose intégralement sur une gigantesque erreur, pratiquée de bonne foi, liant le sexe biologique au genre grammatical. Et ce qui pourrait être un critique raisonnée de l’orthographe institutionnelle s’écroule sous le poids de cette fausse interprétation. De fait, toute la posture inclusive repose évidemment sur un réflexe lié au cratylisme qui en modèle cet usage, et le déconsidère tout aussitôt. En effet, considérer que le sexe et le genre sont intimement liés comme le font les tenants de la dénonciation de l’orthographe institutionnelle, c’est considérer que la langue reflète en quelque sorte la biologie à laquelle elle serait liée, comme si (c’est donc une image) la langue émanait du monde qu’elle dénomme. Partant de cette idée, qui a toujours eu un certain succès dans les mysticismes les plus anciens, il faut donc considérer que les noms ont un genre parce que les objets dénommés en ont un… et donc, qu’il faut que les choses aient un sexe pour qu’elles soient ainsi réparties en genre masculin ou féminin en français. Mais il ne faut pas s’arrêter en si bon chemin, et donc poursuivre sur la voie tracée par une telle philosophie du langage: si le poisson est dit « poisson », c’est bien que le mot « poisson » est lié à la forme du « poisson » à qui il emprunte les ailerons pour former ses deux « s » ; il faut bien que le mot « table » soit rond ou rectangulaire ; que le mot « homme » vienne de la « terre » et que « Dieu » soit un mot très compliqué. On voit très vite à quelle limite le bon sens cratylique nous conduit : considérer que les gentilés doivent être impérativement « inclusifs », c’est-à-dire refléter le sexe biologique par une pratique orthographique exhaustive, c’est au fond considérer que l’orthographe, la grammaire et donc la langue, faisaient mal leur travail en ne reflétant pas assez bien la diversité sexuelle de la biologie humaine. Car s’il existe un genre des mots, c’est bien pour refléter la diversité biologique; sinon, à quoi sert-il ? Et voilà que nos « étudiant.e(s) » se retrouvent pour ainsi dire assigné.e(s) à leur biologie, ce que pourtant nous sommes en droit de contester : d’une part parce que la biologie est sans doute plus diverse que ne la résume l’orthographe grammaticale (et on est tout à fait fondé à affirmer sa différenciation sexuelle des catégories anciennes comme le reflète le signe « + » de l’acronyme LGBTQ+) ; et également parce que la langue n’étant pas une institution sociale, personne n’est en droit de lui imposer une mission qui serait de refléter la réalité sexuelle biologique.
Pour saisir la dualité du rapport qui naît dans l’esprit des sujets parlants dès lors que l’on approche la question de la représentation linguistique des choses du monde, il est peut-être bon de repartir du commentaire du Cratyle par Proclus. Tout le dialogue de entre Socrate et Cratyle est placé sous le signe d’une herméneutique encyclopédique, qui s’attache à connaître la chose plutôt que le nom. Et pourtant, le dialogue se termine par une injonction contradictoire du philosophe qui dit:
Contentons-nous de convenir que ce n’est pas des noms qu’il faut partir, mais qu’il faut et apprendre et rechercher les choses en partant d’elles-mêmes bien plutôt que des noms3.
Pourquoi est-ce un paradoxe ? Parce que toute la maïeutique a consisté, justement, dans un dialogue nominaliste entre le philosophe et son antagoniste. Pour résoudre ce paradoxe, Proclus, dans son commentaire, fait intervenir la dimension imagée de la langue mise en scène par Platon, qui considère « les noms non pas en tant que prononcés, mais en tant qu’images des choses4 ». Il est possible d’accéder à l’essence de l’être par la connaissance du nom dans la mesure où le nom, en tant que signifiant linguistique, embarque une parcelle de la vérité dont il est en quelque sorte le pâle reflet. Mais un pâle reflet mimétique non pas de l’essence elle-même, mais d’une parcelle de la vérité en tant que « figura », en tant que « figure », « capsule » de l’essence de l’objet. Il n’est donc pas question de considérer que le nom est une conséquence de la chose, ce qui impliquerait que le mot soit la vérité elle-même de la chose à laquelle il serait procéduralement lié, mais plutôt qu’il entretient une relation avec le mot dont il ne découle pas mais à qui il appartient, un peu comme la plume de l’oiseau participe de la définition de l’oiseau (il faut qu’un oiseau ait des plumes : la plume participe à la vérité de l’oiseau) sans pour autant que l’on puisse en aucune façon résumer la définition de l’oiseau au fait d’être lié à la plume.
Le mot est une capsule de l’essence de l’objet, un contenant de sa substance fondamentale (un substantif) mais en aucun cas la connaissance du mot ne permet-elle d’épuiser la vérité de l’être.Le but du Cratyle est de montrer l’activité génératrice des âmes et leur puissance assimilatrice dans les êtres tout derniers ; les âmes ont reçu en lot cette puissance de par leur essence et elles la montrent au moyen de la justesse des noms5.La réplique de Socrate à Hermogène qui sans doute résume le mieux la motivation de son enquête est la suivante. En réponse à Hermogène, qui défend Cratyle, Socrate affirme: « le nom est un instrument qui sert à instruire et à distinguer la réalité comme la navette fait le tissu ». Nous sommes au cœur du problème : le nom participe à l’essence de la chose mais ne l’épuise pas. Le positionnement de Cratyle, rapporté par Hermogène, est quant à lui résumé au début du dialogue: « Suivant Cratyle que voici, Socrate, une juste dénomination existe naturellement pour chacun des êtres ». Quel est l’enjeu alors du fait de vouloir imposer une orthographe différente, qui est superficielle et qui ne touche pas au mot lui-même ? Car pratiquer l’orthographe inclusive en effet n’altère en rien la dénomination de l’objet du monde. La modification inclusive de l’orthographe du mot « étudiant » par exemple, ou « doctorant », ne modifie que superficiellement la morphologie du substantif. En quoi est-ce un positionnement philosophique ? A la façon d’Hermogène, l’orthographe inclusive veut corriger la dénomination pour intégrer dans la pratique quotidienne un « mieux » dire de l’essence des êtres. La réforme proposée corrige en nommant mieux que ne le fait le français classique, aveuglé par son indifférence au sexe. « Étudiant.es » décrirait mieux la réalité divisée du groupe des jeunes gens. « Direct.eur/rice » dirait mieux la réalité de l’être, et partant, serait une démarche plus éthique et plus conforme non pas à la morale; non pas à la vérité de l’être; mais au classement des individus par le plus petit dénominateur qui leur serait commun: le sexe. En voulant « mieux dire », c’est-à-dire « mieux coller » à la « réalité » biologique des êtres humains, l’écriture inclusive cratylise un maximum. Et ce faisant, elle revendique une pratique sociologique de la grammaire qui est l’exact contraire de ce que veut être la linguistique.
Le genre & le nombre ont parties liées
Dans l’écriture inclusive telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui se manifestent donc une volonté non pas de bien dire, ce qui serait du style6, mais de mieux exprimer le réel, ce qui est un fantasme. Dans ce fantasme, il est à noter que l’orthographe implique un double paradigme descriptif: le genre et le nombre, indissociablement attachés l’un à l’autre dans une double articulation morphologique qui voudrait être systématique, mais qui n’y parvient pas. Et qui ce faisant, entre en contradiction avec la pratique de la langue.
En effet, le nombre en français s’exprime syntaxiquement par l’emploi d’une catégorie de déterminants, les indéfinis, qui ont pour fonction de régler l’extension (significatio) et l’intension (suppositio) du substantif auquel ils sont attachés. Ce sont deux notions compliquées, mais qui ont une véritable pertinence pour comprendre le fonctionnement de la langue. L’intension, avec un « s » donc, renvoie en logique à la définition du dictionnaire du substantif (Qu’est-ce qu’un « chat » ? Qu’est-ce qu’un « homme » ? Qu’est-ce qui dans la définition de l’homme et dans ce que je vois d’un individu en particulier, me fait penser que je peux affirmer qu’il est homme, ou chat ?). L’extension renvoie quant à elle aux individus qui entrent dans la classe induite par l’intension. Par exemple, si je pose une définition du mot « chat » basée sur des critères biologiques et que je définis donc l’intention du concept par un ensemble de traits remarquables de la classe de ce mammifère (miaulements, poils, habitudes alimentaires), alors je peux définir très précisément le nombre d’individus existant ou ayant existé susceptibles de répondre excessivement aux critères définitionnels. Quand je dis « directrice », par exemple, ou « étudiante », j’exploite un substantif dont l’intension programme le sexe biologique de l’individu et qui exclut de la classe extensive les hommes « directeurs ». De ces deux notions descriptives découlent l’idée que le mot en discours s’adapte plus ou moins à l’enjeu abstrait de l’extension et de l’intension par une forme d’ajustement porté par le déterminant qui restreint l’extension (maximale) d’un concept. Par exemple, lorsque j’emploie un mot avec ironie ou par image, je joue sur les critères de l’extension pour faire entrer dans la classe extensive des individus qui n’y avaient pas leur place. Si l’extension est donc une propriété intrinsèque du substantif, le déterminant quant à lui embarque dans la syntaxe du français le réglage de la quantité d’individus (en extension) visés par l’emploi en discours. C’est ce que les linguistes appellent « l’extensité7 »; et chacun peut faire l’expérience de cet ajustement: si je compare par exemple les énoncés suivants, (A) « un soldat sonne à la porte » et (B) « un soldat vit et meurt debout », je constate que le groupe nominal sujet est strictement le même dans les deux cas. Toutefois, il est évident que si l’intension (la définition) du substantif « soldat » est ne varietur d’un énoncé à l’autre, et s’il est évident d’un point de vue logique que l’extension de la classe « soldat » est invariable, dans les deux cas, le nombre d’individus de la classe visés par l’énoncé n’est absolument pas la même en (A) et (B). Dans le premier cas, l’extensité est égale à 1 soit un individu extrait de la classe générale; et dans le second cas, l’extensité est égale à TOUS les individus (et TOUTES les individues aussi du moment qu’elles portent un casque), soit l’extensité maximale de la classe. Et le même constat peut être opéré avec l’article défini: si je compare l’énoncé (C) « le soldat qui frappe à la porte est armé » et l’énoncé (D) « le soldat est le rempart contre l’ennemi », je constate un fonctionnement similaire du rapport de réduction d’extensité du maximum en (D) à 1 en (C).
De sorte que jouant sur le rapport d’extensité, on constate que les articles définis et indéfinis se rejoignent dans leur propriété de définition des individus désignés par le groupe nominal. Si l’extension est une propriété du substantif, l’extensité est une propriété du groupe nominal. Cet ajustement opère en langue française de manière assez subtile en créant une tension autour des notions de quantité induite par l’énoncé et de pluriel exprimé. Considérons en effet les énoncés suivants:
(1) Tout soldat est courageux
(2) Un soldat est courageux
(3) Le soldat est courageux
(4) Chaque soldat est courageux
(5) Un soldat frappe à la porte
(6) Nul soldat n’a survécu
(7) Aucun soldat n’est revenu
La gradation qu’on ressent à la lecture de (1) à (7) est liée à la variation d’extensité portée par le groupe nominal sujet « X soldat » qui passe de (1) à une singularité externe, morphologique, qui dissone par rapport à la quantité maximale portée par le sens (« L’ensemble des soldats existant ou ayant existé ») à une singularité externe portée par la morphologie en parfaite adéquation avec le sens en (4) et (5) à une singularité externe qui dissone à nouveau par rapport à la négativité du nombre porté par le déterminant en (6) et (7).
Cette liste peut être mise en regard d’une expression similaire plurielle:
(1) Tout soldat est courageux – Tous les soldats sont courageux
(2) Un soldat est courageux- Les soldats sont courageux
(3) Le soldat est courageux- La plupart des soldats sont courageux
(4) Chaque soldat est courageux- Plusieurs soldats sont courageux
(5) Un soldat frappe à la porte- Quelques soldats sont courageux
(6) Nul soldat n’a survécu
(7) Aucun soldat n’est revenu- Aucunes frais ne seront imputés
La relation entretenue ici entre chaque énoncé permet de montrer la réalité de la langue: l’extensité, réglée par le déterminant, s’accompagne d’une manifestation visible de la pluralité. Une tension s’exprime alors entre la pluralité sémantique et la marque morphologique du pluriel qui peut être déconnectée de la réalité extensive. Lorsque j’écris que « Chaque soldat est courageux », j’exprime de manière singulière une réalité plurielle, distributive, mais qui implique la totalité. Et si j’ajoute que « chaque soldat a reçu son lot », j’implique non seulement que la totalité des troupes est bien traitée, mais j’ajoute en plus que je prends en considération chaque individu pour ce qu’il est (homme ou femme, petit ou grand, héros ou couard) dans son rapport à la classe extensive dont les traits définitoires (l’intension) n’appartiennent à personne mais relèvent du consensus:, du dictionnaire. La chose est également flagrante dans l’emploi du déterminant indéfini « la plupart de » qui règle l’extension plurielle, qui est lui-même singulier, mais dont l’accord est pluriel selon la grammaire traditionnelle (voir Grevisse, etc.). On écrit ainsi « La plupart se sont intéressés », même si la locution déterminante est singulière ou féminine: c’est une forme d’accord au miroir du sujet. Or lLa proposition d’orthographe inclusive, contrairement à une impression de bon sens, règle bien plus la pensée du nombre que celle du genre. En écrivant « chaque étudiant.e », je fais une proposition qui surdétermine la question du nombre en l’embarrassant d’une question, le genre, dont il n’a pas en quelque sorte à se préoccuper. Pourquoi ? Parce que l’intension définitoire « d’étudiant », hormis qu’il s’agit d’un animé humain, est liée à un ensemble de traits qui n’ont aucun lien avec la biologie, au contraire par exemple de « chat », « microbe » ou « cheval ». « Étudiant » est une catégorie d’animé humain extrêmement ouverte à tous types d’animés humains, sexués ou non, transgenres ou retraités, pour peu qu’ils payent tous leur frais de scolarité. En introduisant dans l’orthographe un trait morphologique du nombre duel (les hommes biologiques étudiants et les femmes biologiques étudiantes), j’introduis une restriction de l’intension qui est une réduction de sens.
C’est pourquoi, embarrassant la syntaxe plus qu’elle ne la libère, une telle pratique qui pourrait paraître de bon sens, embarrasse le locuteur. Enfin, en jouant sur une régulation de l’extension en faveur d’une répartition homme/femme extrêmement traditionnelle, une telle pratique renforce de manière inconsciente la pratique bourgeoise de la représentation classique de l’humanité, de la jeunesse. C’est sans doute ce qui explique que tant de vieux professeurs, lâches et grincheux, mais aussi d’administrations conservatrices n’ont eu aucune difficulté à faire basculer leur communication du côté inclusif : cela ne faisait que conforter, à leurs yeux, qu’on ne peut être qu’étudiant ou étudiante ; et que c’est au final la seule chose qui compte pour le couple bourgeois en devenir. Il faut choisir son camp, et ils n’ont eu aucune difficulté à le faire.
La proposition du duel
On voit donc bien que la question de l’orthographe inclusive dépasse le cadre d’une réforme de l’orthographe, qui est une pratique normative pour attenter pleinement aux structures de la langue en posant le cas d’une morphologie nominale réformée sur la base d’une identification du genre (masculin ou féminin) en lien avec le sexe (mâle ou femelle), modifiant la pensée du nombre (l’un ou l’autre) sur la base d’un présupposé hallucinant : les substantifs d’animés humains doivent refléter mieux la réalité de l’être. Ce préambule étonnant fonde en fait toute la critique que la linguistique contemporaine adresse, ou plutôt : « devrait adresser », à cette proposition de débat. Or, de débat, il n’y en a pas hormis dans les médias qui sont loin d’être le lieu le plus apaisé pour faire progresser les idées. Dans cette pensée du genre/nombre morphologiquement liés dans la morphologie du substantif, il y a quelque chose d’intéressant toutefois : il s’agit de l’expression du nombre duel, ou ce qui pourrait se présenter comme tel. En ancien français, par exemple, lorsque j’emploie l’article indéfini « un » au pluriel, je signifie « deux ». C’est ainsi : par exemple, « unes stivales » signifie littéralement: « deux bottes », soit « une paire de botte ». C’est ce que la linguistique descriptive appelle « duel », pour cette forme d’extensité particulière où le « un » n’existe pas sans l’autre. L’usage du duel est assez répandu dans les langues antiques. En indo-européen, ce cas bien particulier avait une double signification : la paire ou le couple8, comme d’ailleurs dans certaines langues sémitiques9. On peut donc s’interroger légitimement pour se demander si cette pratique de l’orthographe inclusive ne serait pas la résurgence en surface d’une structure en profondeur, le duel, qui trouverait un écho dans l’expression d’une morphologie du couple. Lorsque j’écris par exemple « les étudiant.es », la désinence nouvelle importée par l’usage du point intermédiaire, l’ajout de la désinence féminine et la marque du pluriel semble aller dans le sens d’une revendication dualiste. Si tel était le cas, cela pourrait expliquer l’apparente satisfaction de bon sens qui caractérise les utilisateurs dociles de cette pratique orthographique dont on pourrait soupçonner que l’usage du « .e » renverrait à une forme de satisfaction d’un archaïsme intellectuel : la résurgence du duel enfin réintroduite en français.
D’un certain point de vue, cette hypothèse intéressante ne résiste pas à l’interprétation des corpus en écriture inclusive en pratique, c’est dommage. On se rend compte en effet que la restriction de l’emploi de la désinence inclusive en discours aux animés humains semble rédhibitoire à son emploi à d’autres formes de langue. Il semble que la pratique admette très naturellement que j’écrive « les professeur.es », mais qu’il soit inadmissible d’écrire « *les tabl.es ». La raison peut être double: la première, c’est sans doute que le même bon sens qui préside à l’expression d’une catégorie du duel autour du sexe biologique (c’est une pensée simpliste et un peu BOF qui estime qu’il va de soi que l’on est ou homme ou femme) résiste à l’idée d’une parité de l’objet : on est table, ou on ne l’est pas mais il n’existe pas une dualité de modalité de « l’être table ». Du coup, la catégorie du duel qui est précisément une conceptualisation du nombre ne décrit pas pleinement ce qui est à l’œuvre dans l’usage du « .e » dans la mesure où la régulation en cours ne joue pas tant sur la dualité mais plutôt sur le renforcement de la distributivité (« les étudiant.es » signifie « chaque étudiant »). A cela s’ajoute évidemment que la désinence orthographique n’étant pas entendue, elle n’enrichit pas la pensée du nombre du sujet parlant. Du coup, et partant de ce constat que la désinence orthographique est un embarras de la pensée, il est difficile de s’appuyer sur elle pour y voir un phénomène de résurgence linguistique des structures archaïques de la psyché. C’est donc bien un fait d’innovation, qui a une vocation prescriptive et orthographique. Et si l’on refuse au masculin grammatical d’être un neutre ou un genre indifférencié comme le fait la grammaire classique depuis la IIIe République, il est bien difficile d’accorder à la désinence inclusive le statut de cas duel.
Une réforme de la langue de l’État
Une fois clarifiés les enjeux linguistiques et grammaticaux de la désinence inclusive, il faut donc revenir à l’idée de base qui est que la cible de la pratique inclusive est l’appareil de l’État sous ses deux formes les plus évidentes: la langue de l’administration et la langue de l’école. Les exemples de pastiche que nous avions produit au début de ce chapitre permettent à eux seuls de saisir que les enjeux de ce débat ne tournent surtout pas autour des faits de langue de la littérature, ni de la langue courante. Les pratiques éditoriales, briseraient immédiatement les tentatives d’introduction d’un tel embarras dans leurs métiers. Pour quelles raisons ? Parce que tout simplement l’édition obéissant aux règles du marché, c’est-à-dire du plaire au plus grand nombre, la question de la réforme de l’orthographe attendue par le public des livres ne passerait pas le test d’une seule vente. La subversion de la pratique orthographique, qui vise à réformer les mœurs, ne peut donc pas passer par l’agression des pratiques courantes de lecture et d’écriture du bon peuple. Aussi étonnant que cela puisse paraître, mais ce qui se comprend si l’on veut bien voir que les partisans de l’écriture inclusive visent non pas à dénoncer une ancienne pratique normative dont il faudrait se débarrasser au profit d’une plus grande liberté, mais plutôt à y substituer une autre norme fondée sur des enjeux sociologiques.
C’est donc la langue de l’administration qui est visée par le cœur de cette réforme; et c’est un ventre mou qu’il est facile d’atteindre tant la lâcheté et l’irresponsabilité s’y expriment à cœur ouvert. Cette caractéristique offensive contre la langue de l’État français explique deux choses:
c’est une réforme de l’écrit, et uniquement de l’écrit……
qui s’appuie sur une contrainte simple à l’extrême.
Le premier point n’est pas passé inaperçu dans les médias et dans les nombreux commentaires suscités à travers les réseaux sociaux par les tenants de l’une ou l’autre position (des « position.es » ?). Cette pratique orthographique repose sur l’usage du point interne, qui est une vétille, et sur l’emploi insistant de la marque du féminin dans sa forme la plus identifiable, le « e » hérité des anciennes désinences de la première déclinaison latine, « rosa ». Et depuis Jacques Brel, on sait décliner « rosa » en France. Cette proposition orthographique radicalise un tantinet les infinies variations de l’expression du féminin en français, nous n’y revenons pas. Il est vrai que le « e » est clairement perçu, et toujours perçu, comme marque du féminin par les sujets parlants comme dans les mots « poète, signe, paysage, visagiste, juriste, égoïste, parallélisme, prothésiste, mirage, péage, pelage, dentiste, fasciste, traumatisme, bagage, nuage, grimoire, costume, père, frère, crime, sucre, livre, capitalisme, romantisme, catholicisme, socialisme, libéralisme, hindouisme, protestantisme, ravage, clivage, marasme et chibre », où tous les « e » finaux servent évidemment à souligner la force morphologique du féminin. Inversement d’ailleurs, Pérec dans La Disparition n’emploie pas un seul mot au féminin, c’est évident: il ne veut pas de « e » ! Pour mémoire, un petit extrait :
Il prit un roman, il l’ouvrit, il lut ; mais il n’y saisissait qu’un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification.
Ah mince, il y a donc des mots féminins dans La Disparition ? Comment cela se fait-ce ?
Le second point quant à lui a été insuffisamment commenté: la proposition normative, contrairement à l’impression de désordre qu’un texte écrit en inclusive peut donner, est extrêmement simple et facile à intégrer. On pourrait la résumer ainsi : « pour tout animé (de préférence humain), il faut intégrer la marque du féminin ». Et très rapidement, cette pratique s’est imposée de manière tout à fait désordonnée dans les correspondances par mails, dans les outils de communication politiques et administratifs, sans que personne n’ait songé à cadrer cet emploi, ni à proposer une ligne claire. Et la raison est évidente: c’est que si l’on veut appliquer l’écriture inclusive avec pertinence, il faut être drôlement bon en français pour savoir séquencer le mot correctement. Or c’est une pratique extrêmement discriminante qui confronte chaque employé de l’administration, selon son grade ou sa qualité, à sa propre compétence. Prenons le mot « étudiant ». Voilà un mot simple: il semblerait à première vue qu’il n’y ait aucun problème puisque ma connaissance antérieure du genre marqué m’enseigne qu’il faut séquencer à la fin pour insérer le « e » final. Mais les choses deviennent très vite indécentes avec un mot comme « cafetier ». Ma pratique de la langue m’enseigne que la « cafetière » n’est pas le féminin du « cafetier ». Le sens résiste à l’inclusion, car si je dis aujourd’hui que le cafetier est en couple avec sa cafetière, je risque de ne pas être compris. Mais peu importe, et supposons que l’usage bannisse l’emploi du mot « cafetière » pour autre chose qu’une animée humaine. Quelle est la règle morphologique de la féminisation du mot ? (1) Je prends le mot « cafetier », je retranche 2 caractères à la fin: « cafeti » et j’insère la marque du féminin qui donc n’est plus « e » mais « ère ». Ce qui devient plus compliqué, car il y a effondrement du mythe de la simplicité administrative de la désinence inclusive unique. Ou alors, je considère que la règle de formation du féminin est bien l’ajout du « e » en position finale, avec altération de la base, soit : (2) je retranche 2 caractères à la fin, j’insère l’accent grave (3) je reprends la forme masculine et (4) j’ajoute le « e » final. Mais là encore, je me heurte à un épineux problème: dois-je considérer que le « è » est un caractère unique ? Ou dois-je considérer au contraire que c’est l’accent, le caractère important ? Et ne répondez pas trop vite à cette question, car il faut faire très attention, les enjeux commerciaux sont énormes. Ainsi, en informatique, les normes d’implémentation du caractère ISO ou UTF-8 s’opposent principalement sur cette question. La grammaire traditionnelle, celle que vous avez apprise à l’école quant à elle penche du côté de l’accent: le « e accent grave » n’est pas un caractère de l’alphabet ; sa réalisation sonore n’est pas évidente ni systématique. C’est un vieil héritage encombrant, là encore. Mais quoi qu’il en soit, pour en revenir à ma cafetière, je suis bien en peine de savoir quelle orthographe, parmi les trois évoquées, je dois retenir:
(1) cafeti.e/ère
(2) cafeti.e/è.r.e
(3) cafeti.e/`.r.e
Sans doute l’honorable lecteur penchera-t-il pour la première solution, au prétexte que le bon sens l’impose. Mais il semble que le bon sens ait trop à voir avec cette pratique pour déterminer à lui seul l’avenir de la langue de l’administration. Et d’ailleurs, « le/a lect.eur/rice » ? Ce qui est intéressant ici, c’est de bien comprendre que l’apparente simplicité de la règle de l’orthographe inclusive cache en fait une obscénité : la mise en scène de sa pratique orthographique. Et partant, elle confronte chacun à a propre conception des règles de grammaire, selon qu’il les a apprises (et bien apprises). Cette pratique inclusive est donc une pratique secondaire, une pratique de deuxième degré qui n’existe que dans le maquillage des règles qui, en structures profondes, cadrent l’emploi. Et les pauvres secrétaires d’administration qui se retrouveront un jour à devoir corriger l’ensemble des sites de communication à l’aune de cette pratique auront tout intérêt à être très forts, très très forts, en grammaire traditionnelle pour pouvoir appliquer à la lettre la.e médecin(e) qu’on prétend leur faire ingurgiteravaler.
En revanche, d’un point de vue politique, il est important de comprendre que cette guerre d’influence autour de la langue de l’État cristallise également autour de la question de la langue de l’école.
La « noblesse » du masculin
La naissance de la conscience grammaticale française, et nous voulons désigner par-là l’idée d’une culture française qui passe par la maîtrise de règles, de normes qui sont l’expression d’un « bel esprit », est indissociable de la culture de la « remarque ». Autrement dit, à côté et en même temps que se développe le culte d’un beau style en littérature, on voit apparaître une tradition rhétorique qui vise à corriger la commune parlure du peuple en lui faisant remarquer l’inutilité, ou au contraire la beauté, de telle ou telle pratique d’écriture. Vaugelas, Ménage sont les auteurs caractéristiques qui, par leur ample travail, ont fourni à la postérité une vaste liste de notes à assimiler. Au cour de la pratique des remarqueurs se trouve sans doute une démarche morale, plaçant l’auteur sur un piédestal, et condescendant à partager des points de discernement avec ses lecteurs. Or le discernement dont il est question est un enjeu central de la construction, très artificielle, de la grammaire française:
Le « discernement » est l’un des concepts essentiels, et peut-être même le concept central, pour décrire la démarche des moralistes classiques : eux-mêmes le revendiquent explicitement, et l’on se condamne à mal comprendre leur pensée, leur écriture et leur méthode si on l’oublie un instant. C’est un art de voir nettement un spectacle, mais aussi de trier les référents, et d’établir de minutieuses typologies, fondées sur des distinctions d’autant plus stimulantes qu’elles sont plus subtiles: la finesse hyperbolique, la nuance infiniment ténue, la saisie microscopique sont ici de mise. On peut dire précisément la même chose de l’entreprise des remarqueurs: « [le livre] de Vaugelas brille par l’esprit de discernement » ; «le principe de discernement hante littéralement l’univers des Caractères ». La notion de « préciosité » n’est que l’hyperbole ou la caricature du discernement : « penchant fâcheux à la préciosité »; «l’œuvre qu’avaient déjà commencée les Précieuses, La Bruyère l’a poursuivie avec un souci remarquable »10.
A cette vision d’un « discernement » du « moraliste » qui le place en position d’autorité par rapport au sujet parlant lambda, vient s’ajouter le ton péremptoire des prescriptions de cette nouvelle pratique grammaticale qui vise finalement à réformer la pratique innocente de la langue populaire par des aristocrates épris de bon goût. Dans le vocabulaire de l’analyse universitaire, les termes de « moralistes » et de « remarqueurs » sont, à ce propos, utilisés de manière équivalente et sans nuance. Pourtant, comme l’explique parfaitement Philippe Dumonceaux, « Vaugelas, ignorant très probablement le mot, n’a pu avoir la conscience linguistique de la Norme11 ». Or l’enjeu de la prescription normative résonne, en France, comme un enjeu patriotique fondamental. On ne saurait pas mieux le formuler qu’Eric Tourette lorsque ce dernier écrit:
« Les genres respectifs des réflexions morales et des observations sur la langue ont en commun d’être souvent perçus et présentés comme typiquement français. Un imaginaire de l’esprit national se manifeste alors, inévitablement superposé à la description objective des traditions culturelles : il y aurait en France une pensée spécifique, s’exprimant par une forme spécifique. De telles vues reposent sur des constats que chacun peut aisément faire : les mêmes Français qui entretiennent une certaine tradition de la « pensée du jour » ont conservé une idolâtrie tout à fait singulière de leur langue, même – ou surtout ? – quand ils la malmènent12. »
Pardon, mais nous resterons sur ce dernier constat qui semble bien établi : la morale et la grammaire sont intimement liées. Dans cette perspective, la naissance des premières « règles » du français est clairement liée à une pensée de la norme sociale. Dans ce contexte, la dualité des genres grammaticaux fait l’objet d’un traitement idéologique particulier. En linguistique, la question du genre dépasse la simple règle de l’accord où « le masculin l’emporte sur le féminin » et concerne la répartition des mots en familles morphologiques ; l’étude de l’histoire de cette répartition, les règles sous-jacentes qui expliquent cette répartition dans le discours. Mais dès lors que l’on s’intéresse à la question du féminin, c’est très rapidement que tout se résume à la question de « l’accord de noblesse » (par opposition à accord « de proximité », ou accord « de sens ») qui assure la noble domination du masculin sur le féminin. Et le problème, c’est que cette règle naît en français sur un parti-pris idéologique sociologique, normatif et assumé. C’est donc à un remarqueur que l’on doit la règle de l’accord et c’est Vaugelas le premier qui en 1647 écrivit que « pour une raison qui semble commune à toutes les langues que le genre masculin étant le plus noble doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin sont ensemble13 ».
Le problème, car c’est un problème historique, est donc que cette règle enseignée à l’école est fondée sur un parti pris idéologique et moral qui fait florès chez tous les précieux, les moralisateurs et les remarqueurs qui n’ont eu de cesse que de répéter cette expression, la martelant à l’envi pour en faire le leitmotiv de la pensée orthographique du genre. Furetière, dans son Dictionnaire de 1690, reprend l’expression (« masculin qualifie le plus noble des genres »), Beauzée en 1767 (« le genre masculin est réputé plus noble que le féminin »), jusqu’à Girard en 1747 qui fait du masculin « un rapport au premier sexe ». L’arrière-plan qui sous-tend l’idée de la noblesse est aisément identifiable. Sauf chez Girard, qui évoque la primauté de la création d’Adam, l’idée que le masculin est « noble » ne se comprend que par l’image d’une société dans laquelle la noblesse, entendue comme une vertu familiale, se transmet par le nom du père dans la famille aristocratique. Le masculin est « noble », et cela va de soi pour les précieux, parce qu’ils associent au genre masculin la vertu morale de la transmission des valeurs chrétiennes de la famille d’ancien régime. Cette idée s’est durablement implantée dans les esprits jusqu’à être inscrite dans les manuels scolaires. Cette idée toutefois, contrairement à ce que la doxa médiatique laisse entendre, ne s’est pas faite immédiatement de l’aristocratie d’ancien régime à l’école du XXIe siècle en passant par l’Académie française, odieuse institution d’oppression visant à lutter insidieusement pour maintenir, par la fable linguistique, les structures patriarcales qui ont permis au chef de famille de rester le chef.
Pour que la grammaire française devienne un enjeu d’instruction publique, et que la grammaire autrefois réservée aux précieux, devienne un enjeu de débat démocratique synonyme de liberté, d’égalité et de fraternité universelles, il a fallu imposer un modèle éducatif qui accorde une prime au français. Cette histoire commence sans doute dans la Nièvre, sous l’impulsion de prêtres rouges apostats réunis dans un groupe dissident qui prirent le nom « d’enragés » et qui commencèrent, les premiers, à instaurer une école communale dans leur village où s’enseignait le premier catéchisme républicain. A titre d’exemple, voilà deux extraits du catéchisme d’Étienne Parent :
En parcourant les annales du monde, on seroit tenté de croire que l’homme n’a été placé sur la terre que pour y devenir la proie du mensonge et de l’imposture.Partout les prêtres lui ont prêché une doctrine absurde, extravagante, meurtrière; et si les lumières de la philosophie ne fussent pas venues dissiper les épaisses ténèbres, dont depuis des milliers siècles, la superstition a couvert le globe, nous livrerions encore nos biens aux ministres des cultes, soit par crainte des peines de l’enfer, soit par celle de la métempsychose […]
Demandant : Quels sont les sentimens qu’un homme doit avoir pour son épouse ? Répondant : Ceux qu’une épouse doit avoir pour son mari ; car entre le mari et la femme, les droits sont réciproques; c’est la tendresse, la décence, les égards et la condescendance pour ses foiblesses. Difficile dans ce contexte de se représenter une école républicaine acquise à la cause du noble sexe.
Comment est née l’Institution d’une école française ? Eh bien, elle est née sur la base d’une idée qui, sans être éloignée de la norme, dépasse les enjeux de l’ancien régime : sur la base d’un questionnement sur l’uniformisation du territoire. C’est en effet Talleyrand, le premier, qui en 1791 s’adressant à l’Assemblée, propose l’idée que « les écoles primaires vont mettre fin à cette étrange inégalité; la langue de la Constitution et des lois y sera enseignée à tous; et cette foule de dialectes corrompus, derniers restes de la féodalité, sera contrainte de disparaître: la force des choses le demande14 ». L’assemblée progressivement intégra l’idée d’une école communale combattive, faite pour travailler à l’uniformisation du territoire. Il fallait donc que l’État se dotât d’un outil efficace de standardisation, et c’est ce que proposa Pierre Claude François Daunou en 1793 dans un Essai sur l’Instruction Publique où il écrit :
Je demande la restauration de tout le système orthographique, et que, d’après l’analyse exacte des sons divers dont notre idiome se compose, l’on institue entre ces sons et les caractères de l’écriture une corrélation si précise et si constante, que, les uns et les autres devenant égaux en nombre, jamais un même son ne soit désigné par deux différents caractères, ni un même caractère applicable à deux sons différents. Mais cet élan rénovateur fut interrompu par le corse Bonaparte, dont le régime restaura la mode du Grand Siècle. On songe notamment aux écrits de Charles-Pierre Girault-Duvivier qui, pour tout programme d’instruction publique, eut la modestie d’affirmer vouloir réunir « en un seul corps d’ouvrage tout ce qui a été dit par les meilleurs grammairiens et l’Académie15 ».
Or sa grammaire, concernant l’accord de l’adjectif, reprend les usages en vogue sous l’ancien régime:
Quand un adjectif se rapporte à plusieurs substantifs singuliers qui désignent soit des personnes, soit des choses, en en sujet, il se met au pluriel parce que l’adjectif modifiant en même temps les deux substantifs singuliers doit prendre la seule forme qui indique cette double modification car il n’y a que le pluriel qui puisse faire connaître qu’il est l’adjectif des deux substantifs. Si les substantifs en sujet sont du même genre, l’adjectif se met au pluriel et au genre des substantifs. S’ils sont de genres différents, l’adjectif se met au pluriel et au féminin parce que ce genre est le genre primitif et que tout nom susceptible de deux genres est masculin avant que d’être féminin; Si l’adjectif qualifie deux substantifs, l’un masculin et l’autre féminin et que ces substantifs soient placés en régime d’un verbe […] il y a incertitude de savoir si cet adjectif prendra le genre et le nombre du dernier des substantifs16 […]
A partir de ce moment (1811), on assiste à une sédimentation des usages grammaticaux tels qu’ils ont été définis par Girault-Duvivier, repris ensuite par la Restauration, le tout aboutissant, sous l’impulsion des lois Guizot dont l’article 2 (« L’instruction primaire comprend nécessairement l’instruction morale et religieuse, la lecture, l’écriture, les éléments de la langue française et du calcul, le système légal des poids et mesures ») pérennise l’enjeu de l’enseignement du français en France, à installer durablement cet état de fait, relayé par la littérature et par le bon usage où la grammaire scolaire trouve le répertoire de ses exemples. Cet état de fait, qui fétichisa à proprement parler, les remarqueurs du XVIIIe siècle trouva sa parfaite incarnation dans la Grammaire française de Noël et Chapsal (80 éditions entre 1832 et 1889 !) qui assène une bonne foi pour toute: « Si les deux noms sont de différents genres, on met l’adjectif au masculin pluriel », sans jugement de noblesse ni de valeur. Ces temps sont révolus, mais l’usage est quant à lui installé définitivement dans la littérature. Dans ce contexte, la réforme inclusive arrive au terme d’un parcours qui semble, et de loin, parachevé. Entrer en guerre aujourd’hui contre le masculiniste Vaugelas, l’odieux La Bruyère ou les ringards de l’Académie française dans l’ignorance des règles sociales qui ont forgé le contexte, c’est peut-être oublier que l’ancien régime est fini … depuis la Révolution et que la perception des enjeux grammaticaux a considérablement évolué depuis 1650.
De nombreux combats de société doivent absolument être menés aujourd’hui pour accompagner l’évolution de la société et nous les soutenons tous pleinement, mais postuler que la grammaire est un enjeu de société pour l’émancipation de la femme, c’est se tromper et c’est un abus de langage. Pardon, mais il y a plus de progrès social dans un énoncé comme « Je milite pour l’égalité salariale entre les travailleurs du monde entier » que dans un énoncé comme « Je veux que les travailleu.r/se.s puissent servir le capital ». Autrement dit, ce qui compte avant tout dans le travail grammatical, et dans la pédagogie normative qui l’accompagne, c’est avant tout le libéralisme des idées plus que la morphologie de son expression. Et on se trompe sans doute de combat si l’on veut importer dans l’école une pratique qui n’est qu’une pratique de seconde classe : pour comprendre que « direct.eur/rice.(s) » est l’expression dualisée de « directeur et directrice » sur la base d’anciennes règles d’orthographe qu’il faut pourtant bien connaître pour les détourner, il faut avoir appris les normes grammaticales en vigueur. Une vraie réforme du genre passerait par la modification profonde des règles non pas du genre, mais du nombre. Mais c’est un peu plus compliqué à comprendre.
Enjeux historiques
En revanche, il faut saisir absolument les enjeux historiques et politiques qui ont conduit les sciences sociales à passer du rôle de déchiffreur du monde à celui de « participant actif » au déroulé du monde et à faire de la grammaire du genre un enjeu de politique d’éducation. La première raison se trouve sans doute dans le contexte historique de l’après-guerre, contexte qui voit l’émergence de premières cellules de programmation scolaire dans la foulée des prescriptions de Jean Zay. L’histoire de l’institution scolaire s’est construite, à partir des années 1950, autour d’un bagage culturel commun imposé au public scolaire le plus large pensable dans la foulée de l’enseignement de l’histoire. Ce nouvel universalisme, tel que le définit Mona Ouzouf:
« Le civisme Troisième République croyait atteindre à l’universalisme en niant les particularités. Notre civisme […] ne tourne nullement le dos à un universalisme sans lequel nous ne parviendrons même pas à comprendre ce qu’est la différence. Il pose l’unité du genre humain, mais il postule que c’est […] dans l’affirmation de leurs particularités culturelles que s’exprime l’universel17. »
cadre en fait avec l’histoire récente et offre des perspectives à tous les enfants scolarisés. Le débat en sciences sociales quant à lui, en lien avec la construction des programmes scolaires, hérite à partir des années 1960 du profond apport de la pensée structuraliste, elle-même intimement liée au communisme de l’après-guerre18. L’apport fut fondamental et revivifiant pour les études littéraires, et a permis d’intégrer de nombreux pans de réflexion en lien avec la construction des sociétés elles-mêmes. Pour reprendre l’expression de Todorov:
On n’est pas obligé de choisir entre le retour à la vieille école du village, où tous les enfants portent la blouse grise, et le modernisme à tous crins ; on peut garder les beaux projets du passé sans avoir à conspuer tout ce qui trouve sa source dans le monde contemporain19.
Or, si le structuralisme20 et l’idéologie communiste sont intimement liés, il faut bien comprendre que dans les sciences sociales, comme dans les sciences humaines, les théories des pères fondateurs du structuralisme politique ont en partie contribué à donner un nouvel élan à la pensée de chacune des anciennes sciences de l’Université. Et dans ce contexte, la pensée de la famille comme unité productiviste et d’expression du rapport d’exploitation homme-femme ne sont pas sans incidence sur l’émergence des gender studies dans l’Université française. Mais de quoi parle-t-on au juste ?
Archéologie et étymologie du genre: La domesticité, cellule de production productiviste oppressive
Lorsque Monique Wittig écrit « On peut considérer l’origine du langage comme un acte d’autorité émanant de ceux qui dominent21 », il est probable qu’elle pose par un slogan qui résume encore aujourd’hui le positionnement d’une part historique des tenants de l’écriture inclusive. Dans le contexte de libération de la parole des victimes de violence, on en vient à surdéterminer toute relation au genre, trop souvent confondu dans les médias avec le sexe. Tout individu peut se retrouver légitimement en position de victime sans que l’on attende de lui de justifier son appartenance au sexe fort ou faible : peu importe, le discours médiatique est homogène et ne s’interroge en permanence que sur l’oppression sociale exercée par les hommes sur les femmes dont la violence est une conséquence visible, c’est-à-dire une preuve. Or la question n’est pas sans incidence sur le débat grammatical où la question du neutre, maladroitement dénommé masculin pour les raisons précédemment évoquées, se heurte à une vague d’incompréhension qui rend sans doute urgent la réforme, non de la langue elle-même, mais de la terminologie grammaticale. Ou, comme le dit un cher collègue:
La langue française a le bon goût d’avoir une forme neutre. Bêtement appelée le masculin, avec la fameuse règle bien mal formulée, mais une forme neutre quand même. C’est-à-dire, qui n’a pas de genre marqué. Un lieutenant, par exemple, peut-être aussi bien un homme qu’une femme. Mais là où c’est fabuleux, c’est que ça peut aussi être un transexuel, un androgyne, un fantasme d’adolescent japonais ou que sais-je : c’est compris dedans. Parce que le neutre est exhaustif. Il inclut tous les genres. Présents, passés et futurs. Pas de questions à se poser, tout est prévu22.
Le glissement qui s’est opéré est assez intéressant: d’un concept juridique, on est passé à une construction politique, structuraliste, qui voit dans les faits de harcèlement un lien avec les structures de dominations capitalistes et bourgeoises. Le sexe est, de ce point de vue, à la famille ce que le chômage est à la question du patronat : la démonstration de la pertinence des analyses marxistes. S’il ne nous appartient pas de prononcer un jugement, il est peut-être bon de rappeler à chacun des acteurs du monde politique et médiatique aujourd’hui que les enjeux rhétoriques de l’analyse des discours est le lieu principal où cristallisent les propositions idéologiques. Or, poser dans la grammaire des assertions éthiques, c’est transposer en langue une idéologie politique qui, en l’occurrence, trouve sa source dans une certaine vision de l’histoire, de la violence et du rôle que jouent les institutions sociales comme la grammaire dans l’encadrement des masses au service de l’appareil d’État. Revenons un instant, si vous nous y autorisez, sur l’intrication des relations qui existent entre l’analyse marxiste de l’histoire et la définition des relations copulatives. En effet, dans le rapport homme-femme se joue depuis toujours la construction des structures sociales patriarcales dénoncées par Engels qui estime, dans la continuité de l’œuvre d’Hegel, que la famille est une structure de la société civile. Engels dans L’Origine de la famille (1884) propose une interprétation de la construction de l’État à travers la répartition supposée des rôles hommes-femmes depuis la société patriarcale jusqu’à la civilisation :
[Au premier stade,] la femme s’occupe de la maison, prépare la nourriture et les vêtements ; elle fait la cuisine, elle tisse, elle coud. Chacun des deux est maître en son domaine : l’homme dans la forêt, la femme dans la maison. Chacun d’eux est propriétaire des instruments qu’il fabrique et utilise : l’homme des armes, des engins de chasse et de pêche ; la femme des objets de ménage.[Puis, dans un stade d’appropriation de l’appareil industriel par l’homme, la femme est contrainte à la domesticité.] Ici déjà, il apparaît que l’émancipation de la femme, son égalité de condition avec l’homme est et demeure impossible tant que la femme restera exclue du travail social productif et qu’elle devra se borner au travail privé domestique23.
De cette démarche, il tire la conclusion que « la suprématie de l’homme sur la femme et la famille conjugale est l’unité économique de la société24 ». L’enjeu de la construction du couple patriarcal se comprend dès la fin du XIXe siècle comme une lutte autour de l’appropriation d’un appareil de production (la forêt, l’industrie) dont la domesticité est exclue, ou pensée comme un arrière-plan, une forme d’office en retrait où règne l’épouse rendue dépendante des forces de production capitalistes qui sont pourtant dépendantes de ces coulisses nécessaires : le prolétaire a besoin d’être nourri par son épouse pour bien produire. C’est ce que théorisera Aleksandra Kollontaj dont l’essai Marxisme et révolutions sexuelles (1927) fait date dans le débat. Elle estime en effet que le couple prolétaire demeure une structure fondamentale des relations d’oppression dont le système capitaliste se nourrit. La « famille » est une notion économique qui est construite sur la suprématie de l’homme sur la femme pour les besoins de l’appareil de production bourgeois. Les rapports de production qui, pendant de longs siècles, ont lié la femme à la maison, à l’homme nourricier, arrachent subitement les fers rouillés qui l’enchaînaient et, la poussant, faible et inadaptée sur la voie épineuse ouverte devant elle, l’encerclent dans un nœud nouveau : la dépendance économique du capital.
Menacée de perdre tout asile, sous le coup des privations et de la faim, la femme est obligée d’apprendre à s’affirmer seule, sans l’appui du père ou du mari […] Avec surprise, elle se rend compte de toute l’inutilité du bagage moral qu’on lui a fait emporter sur la route de la vie. Les vertus féminines cultivées en elle durant des siècles – passivité, soumission, douceur – se révèlent entièrement superflues, inutiles, nuisibles. La sévère réalité exige d’autres vertus : l’activité, la fermeté, la décision, la dureté, c’est-à-dire les vertus que l’on a considérées jusqu’à présent comme la propriété exclusive des hommes25.Dans le Manifeste du Parti communiste, les auteurs affirmaient d’une seule voix que « la bourgeoisie a[vait] déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations [familiales] et ne les a réduites qu’à des rapports d’argent », c’est-à-dire des rapports de domination capitalistes. Mais progressivement, la dénonciation des structures fondamentales de l’appareil capitaliste ont conduit à analyser les relations hommes-femmes comme la traduction d’un rapport conflictuel de deux espaces de productions économiques. Tout l’enjeu des études sociologiques de ces dernières années a d’ailleurs consisté à faire passer l’espace domestique dans la sphère de l’analyse de la production de biens publics. La violence dans le couple, qui est une réalité, en plus d’être un crime odieux, est une démonstration de l’exercice d’une suprématie de l’homme sur la femme et la manifestation d’une revendication d’autorité découlant de l’appareil bourgeois dont la famille prolétarienne est à la fois victime et actrice. Et ce, peu importe la structure idéologique du couple, sa foi militante, son engagement politique. Elle proposait déjà de promouvoir une vaste politique sociale visant à émanciper les femmes travailleuses des « soucis du ménage », à défendre l’enfant et assurer l’assurance maternelle. Ce programme louable s’accompagne d’une réflexion passionnante autour des unions libres hommes-femmes débarrassées des structures capitalistes qui les hiérarchisent, dans une lecture bien particulière des religions antiques d’ailleurs. Cet arrière-plan culturel, traité trop sommairement ici, doit être perçu pour expliquer l’introduction en France dans les années 1960, du concept de révolution féministe dans les sciences sociales ayant débouché sur la sociologie du genre. A titre d’exemple, il faut considérer les travaux remarquables de Christine Delphy qui propose notamment un paradigme fort mettant en parallèle la production capitaliste de biens de consommation dans la société industrielle et la production de biens domestiques dans la cellule familiale ; le premier expliquant le capitalisme et le second, l’exploitation patriarcale. En agissant ainsi, elle subvertit profondément la démarche proposée par Engels à l’origine (il considérait que la femme était « exclue du travail »), lui qui voyait dans la domesticité un espace en retrait du capitalisme. Elle propose un modèle au sein duquel la domesticité a acquis pleinement son titre de « travail ». Et ainsi, l’époux, son titre de contremaître de l’industrie politique capitaliste au sein duquel le patriarcat joue le rôle d’unité de base :
Qu’est-ce que le mode de production patriarcal ? C’est justement l’extorsion, par le chef de famille, du travail gratuit des membres de sa famille. C’est ce travail gratuit réalisé dans le cadre social – et non géographique – de la maison que j’appelle le travail domestique26.
L’émancipation des femmes de la cellule de production domestique a permis son insertion dans le groupe des travailleurs industriels, ce qu’analyse parfaitement la sociologue : Dès la renaissance du mouvement féministe dans les pays occidentaux, entre 1968 et 1970, la question du travail ménager ou domestique est posée par les féministes qui affirment son caractère de travail. Trois décennies plus tard, on peut constater que, sur ce point, le féminisme a réussi, et que la perception du « travail de la maison » comme vrai travail n’est plus guère mise en cause dans la société. Pendant la même période, la proportion de femmes travaillant « au-dehors » – ayant un emploi rémunéré – a augmenté dans tous les pays occidentaux, tandis que les taux de natalité ont diminué, ces deux variables étant considérées comme corrélées, sans qu’on sache toujours bien laquelle est la variable première27.Les deux systèmes ayant en commun d’avoir pour enjeu la domination sur un système de biens produits. De l’importation de la notion de gender dans les études françaises, revendiquée comme telle, on en vient à questionner avec un regard sociologique les structures fondamentales de la pensée occidentale au premier rang desquelles la question de la langue, dont l’avatar social (la grammaire) est condamnable.
Christine Delphy a pourtant très vite défendu la traduction en français du « gender » forgé par la sociologue britannique Ann Oakley (1972). Comme cette dernière, elle voit dans le terme le moyen de distinguer entre le sexe biologique et sa dimension culturelle, variable d’une société à l’autre. Ceci dit, en même temps qu’elle a favorisé l’importation en France de ce concept, Christine Delphy a participé à en modifier la définition en affirmant l’inévitable hiérarchisation que contient la construction sociale de cette différence, et en inversant le lien logique entre sexe et genre. Le questionnement légitime sur la place de la femme dans l’espace libéral de production capitaliste ne doit pas être confondu avec le militantisme grammatical, et un océan sépare bien souvent les chercheurs en sciences sociales et les partisans médiatiques de la question inclusive. Le problème toutefois reste que les deux notions semblent, dans l’esprit contemporain, intimement imbriquées au point que l’on assigne à tous les féminismes28
une position militante sur la question grammaticale. Il n’en est probablement rien, mais la question de la sexuation de la langue est arc-boutée sur le postulat du conditionnement des enfants à l’idée de la suprématie de l’homme productif, plus noble et majeur, sur la femme opprimée dans la cellule productiviste familiale dont le capitalisme se nourrit. Et s’il est envisageable que la grammaire puisse conditionner les enfants à être des adultes obéissants à l’ordre établi et aux impératifs du marché, il reste que le seul lieu où ce conditionnement s’opère est l’école, dernier bastion vivant de la langue universelle promue par l’état souverain. Instruire, c’est « coloniser les esprits29 »… Dans ce contexte de remise en cause des structures patriarcales, et de tous les patriarcats, la grammaire apparaît comme la mainmise de l’homme blanc suprémaciste sur l’esprit du peuple transformé à son insu en défenseur des intérêts capitalistes par l’oppression qu’il relaie au sein de l’espace privé sur la coulisse domestique nécessaire au repos prolétaire.
La grammaire scolaire, particulièrement, est accusée de conditionner les esprits et d’imposer une norme straight aux enfants soumis à l’autorité professorale, laquelle autorité n’est que le relais de l’institution étatique. Pour ce courant féministe, c’est l’hétérosexualité normative, la domination culturelle de la pensée « straight », qui assigne aux individus une identité et une sexualité déterminées alors qu’il existe toute une série d’écarts et d’exceptions. Il s’agirait donc de s’émanciper de ce principe de normativité qui a partie liée avec l’hétérosexualité dominante et catégorise les identités sexuées et les sexualités. Il faut le troubler, le déjouer, le subvertir, ce qui appelle à la prolifération d’identités de genres. J. Butler met en évidence combien chacun joue son rôle de genre par une stylisation répétée des corps. Le genre est performatif, comme un rôle de théâtre où chaque acteur porte les emblèmes d’un genre, mais l’acteur homme peut jouer des rôles de femme et inversement30.
Pour ce courant de pensée, la grammaire est le lieu de formation par excellence de l’identité sexuelle non pas conforme à l’aspiration de l’enfant, mais promu par la norme étatique dans le souci de reproduire des générations de prolétaires plus aptes à produire. C’est exactement le processus que décrit Monique Wittig lorsque dans son ouvrage de référence, La pensée straight, elle écrit (p. 83): « L’humanité doit se trouver un autre nom pour elle-même, et une autre grammaire qui en finirait avec les genres. »
C’est à partir de ce constat formulé que découle l’idée « [qu’] en termes de nombre, selon la grammaire actuelle, le féminin partiel ne peut que représenter une minorité, puisque n’existant plus lorsque le sexe est inconnu ou dès qu’il y a un homme31 ».
L’œuvre de Monique Wittig, sa dénonciation de la pensée straight, s’inscrivent sans doute dans l’élan de l’après-guerre autour de la construction d’un modèle descriptif des fondements de la construction de l’identité sexuelle. La place important qu’elle accorde à la grammaire, et particulièrement sa dénonciation du genre, portent les prémisses d’un combat qui a installé dans l’opinion l’idée que l’école et que la langue de l’administration étaient des lieux de construction de l’identité du corps social au service d’une idéologie économique. En France, la radicalisation de la méfiance à l’égard de l’entreprise et du capital relaie de manière plus ou moins avouée les thèses communistes : dès lors, il semble admissible que les mouvements inclusifs ont bénéficié de ce schéma politique porté par les courants philosophiques du marxisme de la première heure, trouvant une issue originale dans la crispation du débat autour de l’enseignement en général, et de l’enseignement de la grammaire en particulier. L’importation des études de genre dans le paysage académique français, la dénonciation des méthodes d’endoctrinement de l’école au service de la société bourgeoise, la mise à l’index des pratiques normatives en concurrence tant pour l’histoire que pour la langue ont permis d’assigner à l’État de nouvelles missions. Et dans ce cadre innovant, l’orthographe inclusive s’est largement imposée sur la base d’une préparation entamée de longue date visant à assimiler tout État à une force répressive instrumentalisant l’école et ses citoyens au service du capital. Dans quel but ? Assigner au couple une mission productiviste en lien avec les besoins de l’industrie. Que faire contre ? Réformer, selon eux, la grammaire. Cette proposition, simpliste, se heurte toutefois à la réalité de la langue dont la matière dépasse largement les enjeux d’un débat politique instantané. Le corps de la langue s’étale sur des millénaires, et son visage est forgé par des siècles de pratiques – et non de normes morales ni politiques – que l’on peut accompagner ou commenter mais sur lesquelles les réformes politiques n’ont pas prise.
Une brève histoire du genre
L’étude de la langue en diachronie, c’est-à-dire à travers le temps, se distingue de la philologie en ce qu’elle postule que les états du système sont déductibles à partir des observations internes de la langue, et pas uniquement à partir des textes littéraires. Pour en comprendre la richesse et les enjeux fondamentaux, il est nécessaire d’établir une claire distinction entre l’histoire, au sens que nous lui donnons à l’école, et l’étude de l’évolution des systèmes comme la langue.
On ne fait pas une « histoire de la langue » comme on ferait par exemple une « histoire de la mode » pour la simple et bonne raison que l’objet « langue » se confond avec l’outil d’analyse. Autrement dit, le premier et non le moindre, des paradoxes est que lorsque je formule une analyse en langue sur la langue, je modifie l’objet en même temps que je prétends prendre de la distance pour l’analyser. Alors que je peux classer et répertorier des objets de mode jusqu’au moment où je peux espérer avoir fini de parcourir mon catalogue, il m’est difficile prétendre de parcourir l’ensemble de la langue puisqu’au moment même où j’énoncerais une analyse mon corpus serait immédiatement amendé d’une occurrence nouvelle. A ce premier point s’ajoute la question de la métalangue, qui est pourtant centrale dans les études linguistique et d’où découle la question de la grammaire. En effet, lorsque j’étudie les insectes, ou les composés chimiques, la langue me fournit un ensemble d’instruments pour nommer, étiqueter et désigner les objets entomologiques ou chimiques. Les observables étant par définition situés hors du champ linguistique, je peux assez facilement prétendre objectiver mon étude par la langue qui médiatise le regard. En revanche, dans le domaine de la linguistique, les observables étant en langue, il m’est difficile de pouvoir énoncer mes observations dans la langue elle-même puisque mon analyse linguistique est elle-même idiomatique. Ce paradoxe a longtemps expliqué que l’ensemble des grammaires produites sur une langue donnée comme le français l’ait été dans une autre langue que le français : l’hétérogénéité linguistique permettant de prendre de la distance par rapport à la langue analysée. Ainsi, la première grammaire du français qui ait jamais été produite, bien avant les remarqueurs, date de 1530. Elle est l’œuvre d’un prêtre catholique de la cour du roi d’Angleterre Henri VIII, John Palsgrave32, qui a fourni un éclairage sur la langue française destiné à l’apprentissage des rudiments nécessaires pour la reine.
La question du genre y est évidemment abordée :
« Of the nowne substantive: Nownes substantive have thre chef accidentes, genres, nombre and parson.To know the gender of substantives: Genders they have thre, the masculyn, feminyn, and the common both to the masculyn and feminyn. Causes whiche move them to use a substantive of the masculyne gender be thre, signifycation, termination and coming out of a latin nowne of the newter gender, ending in um. Diversytes of signifycation, whiche move them to make a substantyve of the masculyne gender be of thre sortes. For, if the substantive betoken any name belongyng onely to man, or be the name of any beest, of any tree […] Signifycation, whiche move them to make a substantive of the feminine gender be also of three sortes: for if a substantive betoken any name that belongeth onely to women, or be the name of any she beest, or the name of any frute33… »
En effet, un éclairage dans la pensée antique ou Renaissante sur la langue ne peut être apporté que depuis un observatoire étranger, la langue étrangère fournissant la métalangue nécessaire à l’objectivation. Ce postulat, hérité des grammaires de Donat et de Priscien, est repris par la première grammaire française écrite par un français… en latin. Ce texte rare, intitulé L’Isagωge, écrit par Dubois rebaptisé Sylvius pour les besoins de la cause, explique clairement dans les mêmes années (1531) que Palsgrave la nécessité de recourir à une grammaire en langue étrangère:
Latinè autem sum rem exequutus, vti hæc Anglis, Germanis, Italis, Hispanis, ac reliquis gentibus externis linguam Latinam non omnino ignorantibus, sermonis nostri ratio communis fieret34.
Et cette démarche, qui surprend les esprits contemporains qui ont bénéficié du travail de la modernité pour aplanir et faire connaître la puissance de leur propre langue, se poursuit tout au long du siècle. Si la grammaire de Meigret (1550), la première entre toutes à n’être écrite qu’en français est une exception qui peut s’expliquer par le caractère très ardu de la lecture de ce texte innovant sur le plan orthographique, l’exemple le plus flagrant reste sans doute la grammaire de Robert Estienne (1557) republiée en 1558, soit un an après, par le propre fils de l’auteur mais … en latin, afin que la grammaire soit plus claire et « pour servir aux étrangers désireux d’apprendre notre langue ».
Ah oui, parce qu’il paraissait important de disposer d’une métalangue de description, une grammaire, qui fût universelle et le latin s’imposait comme une évidence aux grammairiens désireux de faire grandir leur langue naturelle. Aujourd’hui, gageons que les mêmes grammairiens se précipiteraient sans nul doute pour publier leurs travaux en anglais. Bref. Il faut en fait attendre la fin du siècle, 1572, pour voir apparaître la grammaire de Ramus en français, lequel est érigé en langue des arts et des sciences: Quelle aprenne a parler Francoys a ses compaignes, Rhethorique, Dialectique, Arithmetique, Geometrie, Musique, Astrologie, Physique, Ethique, Politique, par ainsi quelle ouure le pas aulx arts liberaulx pour retourner de Grece, et dItalie en la Gaulle35.
La grammaire, à partir de 1572, s’impose comme un modèle académique à côté (1) des Arts poétiques, comme la Deffence et Illustration de Du Bellay qui s’adresse spécifiquement aux poètes pour leur inculquer un cadre, une rhétorique propres à développer une littérature d’expression francophone dont l’un des enjeux est de concurrencer dignement le modèle italien et (2) des manuels de conversation à proprement parler comme La Manière de langage, un texte de 1399 destiné à enseigner la conversation aux enfants dont certains passages assez hilarants susciteront la moquerie.
La grammaire à la fin de la Renaissance est un genre qui a acquis ses lettres de noblesse au service de la défense de la langue française afin de lui fournir une métalangue susceptible de la rendre vaillante face aux autres langues qu’elle domine largement en termes d’emplois diplomatiques et littéraires. Cet engouement pour la langue française, qui concerne toute l’Europe, rend nécessaire l’invention de manuels d’enseignement, de bonne conversation, de bonne expression qui vont servir de modèles d’apprentissage un peu partout dans les cours des grands rois, et ce bien avant que ne naisse la mode des miroirs des Princes, comme Les Aventures de Télémaque de Fénelon qui à partir de fin du XVIIe siècle servira de modèles à l’éducation des enfants de bonnes familles de l’ancien régime.
Si l’on veut bien considérer cet aperçu somme toute assez fidèle de ce que fut la naissance du genre grammatical, on voudra bien y voir des efforts non pas pour asseoir l’hégémonie d’une caste dominante dans un effort de prescription sans précédent, mais plutôt les moyens de se doter d’une langue de description, héritée des modèles grecs et latins, au service d’un effort sans conteste politique, pour offrir un cadre au beau style naissant. Ce renouvellement de la pensée grammaticale est d’ailleurs en rupture avec la pensée médiévale, mais c’est une autre histoire36.
D’où vient donc la définition du genre dans la grammaire d’avant les odieux moralistes et des haïssables remarqueurs ?
Il faut ici distinguer deux points remarquables: le premier, c’est l’existence du genre dans l’histoire de la langue ; l’autre étant la place du genre dans les grammaires. Pour comprendre maintenant le second point, à savoir la place du genre dans la pensée du substantif, il faut enfin en revenir aux langues antiques, au premier rang desquelles le latin qui modela l’héritage français. Dans la pensée canonique de la grammaire descriptive jusqu’à la Renaissance, les parties de la grammaire sont littera, syllaba, uox, oratio (la lettre, la syllabe, le mot, le discours). Chaque partie est portée par une science propre : l’étude de la littera est orthographia ; l’étude de la syllaba est prosodia ; l’étude de la dictio est etymologia ; l’étude de l’orationis constructio est syntaxis. Le premier étage de description du mot latin est son appartenance à une famille de mots, à une classe aisément identifiable qui conditionne son emploi en langue. En français, nos mots sont soit masculins soit féminins. C’est même l’unique critère dont nous disposions pour établir une systématique de classement des mots de la langue, à part à imaginer un classement sémantique – mais ce serait ridicule. Le latin est, quant à lui, plus complexe… et plus intuitif. Il existe en latin deux pôles d’étude pour le nom: il s’agit de la déclinaison et du genre. Qu’est-ce que cela signifie ? Que la morphologie latine est lié à la façon dont le lexique mental est organisé dans l’esprit des sujets parlants. Et cette morphologie, prédominante sur l’organisation du lexique, ne repose sur rien d’autre que sur la connaissance de la langue transmise dans les foyers de la gens romana, des vieilles familles latines. Donat, grammairien du IVe siècle, divise le discours en huit parties : De nomine, de pronomine, De verbo, De adverbio, De participio, De conjunctione, De praepositione, De interjectione. C’est à lui que les écoliers du monde entier doivent l’organisation capitulaire de leurs manuels. Il écrit en effet, au chapitre des noms : Casus nominum quot sunt? Sex. Qui? Nominativus genetivus dativus accusativus vocativus ablativus. Per hos omnium generum nomina pronomina participia declinantur hoc modo37.« Omnia generum » et « casus » sont les deux axes d’un repère orthonormé sur lequel évolue la langue latine. Un mot peut être décliné à l’un des six cas:, comment connaît-on la désinence (la terminaison) naturelle du mot (vox) que l’on emploie ou que l’on lit ? Eh bien, contrairement à la pratique scolaire qui a démocratisé la connaissance de la langue par l’application de méthodes pédagogiques, la connaissance de la langue ne se transmet que dans le secret des familles de la gens, de parents à enfants.
Or cette connaissance du système morphologique nominal est essentiel pour s’exprimer comme un vieux romain, pour acquérir la dignité de la citoyenneté et pour être, en un mot, reconnu romain par ses pairs. C’est le seul moyen possible de produire des énoncés acceptables. Ces déclinaisons sont en fait des familles de mots que les latins apprennent naturellement sans en questionner les motivations du regroupement. Or la question du genre est au cœur de ce système : en effet, de la connaissance du genre dépend la formation des accords de l’adjectif. Et la langue latine fourmille d’exceptions qui en rendent la maîtrise difficile aux barbares des premiers siècles. Il existe en effet trois genres en latin : le féminin, le masculin et le neutre. Dans un monde où la langue serait parfaitement sexuée, il devrait donc y avoir trois genres, et donc, trois familles de mots car tout bon français sait bien que c’est le sexe qui compte. Malheureusement, il existe au moins 4 familles de mots en latin.
Ce qui signifie que l’équation: une famille de mots = un genre = un sexe ne tient tout simplement pas la route.
Examinons un peu en détail le fonctionnement de ces familles de mots et de leur genre, dans la mesure où nous entendons déjà nos honorables lecteurs s’écrier : « quoi, allons ! nous savons bien que « rosa », c’est féminin ; que « dominus » c’est masculin et « templum », neutre. Alors, tout ça, c’est bien joli, mais c’est pour nous embrouiller.Et bien non. Songe, ami lecteur et toi aussi lectrice, que les choses sont plus compliquées qu’il n’y paraît. Prenons la première déclinaison, « rosa ». Bien sûr, les mots de la première déclinaison ont morphologiquement enfanté la famille des mots féminins du français. Pourtant, de nombreux mots de la première déclinaison, à commencer par tous les noms de métiers, sont masculins. A part à considérer que tout marin (nauta) est une femme ; que tout poète (poeta) est forcément une femme en vertu de raisons qui échappent totalement à notre interprétation ; que tout paysan (agricola) possède en lui les gènes d’une féminité exacerbée et que tout copiste (scriba) est une demoiselle, à part à considérer donc que les latins avaient une vision féminine (au sens sexuel et biologique) de tous les métiers, force est de constater que le genre n’est pas morphologiquement prédominant dans la constitution des mots de la première déclinaison. Voilà, c’est comme ça.
Et attention, ça continue également pour les mots de la deuxième déclinaison qu’une vision trop simpliste amènerait à considérer comme étant masculins par essence sur le modèle très patriarcal de « dominus ». Ainsi, la plupart des mots grecs qui sont entrés en latin ont-ils gardé leur premier genre; et c’est ainsi que le mot « Arctus » (« l’ours ») par exemple est féminin, mais décliné sur le modèle de la deuxième déclinaison. Et à part à considérer qu’il y a là une forme de sexisme remarquable, rien d’autre que la morphologie mécanique de la langue n’explique ce phénomène qui brouille des cartes que l’on souhaiterait pourtant voir si claires et si simples. La méthode (methodus) est-elle masculine ? Il s’agit pourtant d’un mot féminin du latin. De même pour la mer (Pelagus) ou une certaine variété de poisson, comme « virus ». Et il y a encore quelques cas rares qui méritent d’être énoncés, comme « Aegyptus, Corinthus, laurus (le laurier), populus (le peuplier) ». Mais s’il est bien un mot en latin qui est masculin de la deuxième déclinaison, c’est « uterus ». Allez comprendre…Autrement dit, et nous pourrions continuer ces énumérations, les familles de mots latines (les déclinaisons) ne reposent sur aucun critère extérieur à la langue. Ces familles de mots ne sont pas un classement des objets du monde en fonction d’un sexe, ou d’une réalité biologique ou autre: c’est un héritage de modèles encore plus anciens, qui était lui-même fondé sur une mécanique linguistique propre, qui a évolué, s’est adapté pour engendrer le système latin dont les familles pratiquaient les infinies nuances. Et c’est dans le modèle éducatif latin que se trouvent les raisons de l’emploi de tel ou tel système de déclinaison à tel ou tel moment de l’énoncé.Il existait donc en latin un système de familles de mots : la première déclinaison, la deuxième déclinaison thématique « puer », la deuxième déclinaison thématique type « dominus », la deuxième déclinaison en « us » (ou neutre), la troisième déclinaison (les imparisyllabiques et les parisyllabiques), la troisième déclinaison neutre, et enfin la quatrième déclinaison en « u ». A cette étrange topographie mentale (pour un français) basée sur une variation à 6 cas du mot vient se superposer une répartition en genre: masculin, féminin, neutre. Rien dans la morphologie des familles ne permet d’opérer un classement de la familiarité des mots dans l’un de ces deux paradigmes. A ce mécanisme de répartition morphologique du lexique vient se surajouter un dernier étage : la connaissance du nombre. Le latin connaît en effet au moins trois nombres: le singulier, le pluriel, le duel dont la mécanique des usages est également déterminée par des règles internes de la langue.
En français, nous connaissons deux familles de mots : les masculins et les féminins; deux nombres et aucun cas38.
C’est un bouleversement d’une grande amplitude qui a permis l’évolution du système antique vers la naissance des langues romanes. Là où le latin, dans une forme synthétique, identifiait à la fois le sens, la déclinaison, le genre, le nombre et la fonction syntaxique, le français a besoin d’un appareil analytique pour aboutir au même résultat, c’est-à-dire qu’il a besoin de faire intervenir d’autres données de l’énoncé – comme la place du mot dans la phrase par exemple, mais aussi la présence d’un article, pour résoudre le sens. lat. homo : racine lexicale + deuxième déclinaison + masculin + singulier = sujet. Nombre de formes : 1fr. un homme (va etc.) : racine lexicale + première place de la phrase avant le verbe + article sujet. Nombre de formes: 3.S’agit-il d’un appauvrissement ? La question mérite d’être posée car elle est au cœur du problème. Et la réponse est évidemment non. Pourquoi n’est-ce pas un appauvrissement ? La réponse est simple: le changement linguistique n’existe pas39.
Le patrimoine linguistique exprimé, qui n’est que le résultat d’une énergie créatrice qui dépasse l’activité de dénomination (« arbre » peut désigner tout arbre, même un arbre qui n’existe pas, ce qui suffit à démontrer que la langue est avant tout une activité créatrice qui ne se résume pas à une activité de classement des choses du monde avec des étiquettes sonores ou graphiques) n’est pas quantifiable au même titre qu’une fortune immobilière ou un étalage de boucherie. Toute langue possède en elle la vertu en puissance du langage qui permet de tout exprimer, quelle que soit le nombre de mots (lexique), les formes (morphologie) ou les moyens (syntaxe) qu’elle offre de le faire. Une langue africaine comme le sango par exemple pourrait être résumée intégralement dans un lexique40 d’environ sept cents formes. Sept cents formes pour tout dire ! Comparées aux soixante mille du dictionnaire français, on pourrait dans une vision comptable de l’histoire imaginer que le sango est plus pauvre que le français, comme nous jugions à l’instant que le français est plus pauvre que le latin. Mais à y bien réfléchir, imagine-t-on sérieusement que les latins étaient tous plus intelligents que les français parce que leur langue était plus « complexe » ? Et de même pour le sango et le français ? C’est évidemment une ânerie. Il y a des latins profondément bêtes, des français remarquablement intelligents. Faut-il alors penser que les latins disaient plus de choses ? Ou que les Français, parce qu’ils ont plus de formes, disent plus de choses que ne le permet le sango ? Là encore, c’est évidemment une ineptie.
Le français a un mot pour « l’ordinateur », le latin n’en a pas. Le sango a un mot pour l’animal « kalingo » (« caméléon ») là où le français a forgé un hybride du « chameau ». Le sango a un mot pour « l’avion », « laparä », emprunté au français « appareil », etc. Les ressources créatives de la langue sont ainsi faites que le patrimoine linguistique lexical, ou morphologique, ou syntaxique ne saurait être considéré comme une borne, une limite, une frontière indépassable pour l’esprit humain qui trouve toujours le moyen de dire et d’exprimer dans sa langue la même infinie subtile variation des sentiments, des espèces, des temps, des modes de la conjugaison, de la passion ou de l’action que n’importe quelle autre langue. Et c’est le premier écueil que rencontreront toujours les précepteurs de tous bords qui voudraient, par exemple, imposer une norme inclusive à l’orthographe au prétexte « d’ouvrir les esprits » de la langue : les sujets parlants n’ont pas attendu que la langue les autorise à penser pour penser par eux-mêmes. C’est l’écueil de tout totalitarisme linguistique : les limites apparentes de la langue ne sont jamais des limites de pensée. Le sango, pour revenir à lui, sait exprimer le futur, le passé, l’imparfait, l’hypothèse, le genre, le pluriel, le passif et l’accord au même titre que le français. De même, le français sait exprimer l’optatif au même titre que le latin, même si son patrimoine morphosyntaxique ne possède pas un mode spécifique, synthétique, pour l’exprimer. Et de même le latin, qui connaît moins de cas que son ancêtre indo-européen exprime-t-il pourtant les mêmes nuances que les langues plus anciennes.
Le genre dans l’histoire de la linguistique
Dans ce contexte, le changement linguistique conçu comme la modification, en diachronie, du patrimoine linguistique comptable (lexique, morphologie, syntaxe) contredit un fait observable: la puissance linguistique ne s’appauvrit ni ne s’enrichit jamais. Si la langue évolue (en surface), la puissance linguistique exprimable, elle, ne varie pas et la langue « est une bravoure pérenne » : le spectre de la perception du rapport au mode et au temps, l’aspect lexical, le genre, le nombre s’expriment invariablement à travers le langage en structure profonde de la psyché quelle que soit la manière que la langue lui permet de le faire. Il en va de la langue exactement comme de la personne : ce n’est pas parce que sa peau flétrit, que son regard change, que vous ne reconnaissez pas votre voisin comme étant une seule et même personne chaque jour qui passe. Cette unité de la personne est du même ordre que la langue qui évolue en surface, comme la peau peut évoluer, sans jamais altérer en profondeur la puissance de la langue, comme l’identité de la personne. Du point de vue du substantif, du lexique, le genre est un invariant du patrimoine langagier depuis l’origine des temps. Il s’exprime en langue à travers la morphologie du substantif : c’est un paramètre fondamental de la linguistique, au même titre que la gravité est une constante de l’espace-temps dans la théorie de la relativité. Dans l’histoire des analyses de l’histoire de la langue, l’origine du genre, selon certains linguistes, aurait pu relever d’une profonde motivation sexuée en indo-européen. Ce fut une proposition, un essai d’analyse. Ainsi, dans les trois genres de ce vénérable ancêtre indo-européen selon Michel Bréal41, Antoine Meillet42, Damourette et Pichon43, si le mot « ciel » est féminin, c’est parce que la réalité perçue derrière le substantif aurait pu être « féminine » dans une vision mêlant le linguistique et le mythique. Et si « l’esclave » était neutre, c’était parce que l’individu se voyait nier sa dimension humaine. Cette question toutefois va être débattue et de Bréal à Meillet, l’analyse anthropomorphiste ne résistera pas. Comme pour l’écriture inclusive, Selon les savants de la fin du XIXe siècle, il faut voir dans la création des genres grammaticaux un phénomène anthropomorphique vivace visant, par métaphorisation en quelque sorte, à attribuer des qualités humaines aux objets du monde et à les classifier sous l’angle homme/femme voire animé/inanimé (ergatif) pour le neutre.[Bréal] en conclut que si les hommes avaient d’abord distingué le sexe des êtres vivants, ils en avaient attribué un aux objets inertes par un mouvement anthropomorphisant. Ce don de vitalité, attribué à ces objets, résidait en ces « raisons d’imagination (…) qui guident le poète » et n’était pas un phénomène phonétique fortuit, diffusé dans la langue selon la loi de l’analogie, comme le proposait Karl Brugmann, philologue allemand. […] Selon Bréal, cette opposition témoignait des croyances animistes des anciens peuples indo-européens qui avaient attribué un sexe à des objets inanimés tels que l’eau, le feu, le soleil, la lune, l’étoile, le jour, la nuit, les parties du corps, etc44.Mais l’observation du passage de l’indo-européen aux langues antiques permet de mettre en valeur un certain nombre d’incohérences avec ce schéma de pensée qui accorde une trop grande place à l’archéologie du monde.
Ainsi, Antoine Meillet, observant les substantifs en indo-européen et leur descendance en latin, observa qu’ils ne possédaient aucun trait sexuel. Les mots à terminaison en « a », qui étaient soupçonnés d’être féminins par essence, et les mots à thème en « o » soupçonnés d’être à l’origine du masculin, étaient en fait capables de désigner aussi bien des mots masculins (nauta, scriba : nous en avons parlé auparavant). Le latin construit les noms d’arbre en « o » alors qu’ils sont féminins et les noms de métiers en « a » alors qu’ils sont masculins. Or rien dans ces classes de noms ne laisse entrapercevoir aucune motivation sexuelle du caractère de genre. Même quand ils désignent des êtres sexués, les substantifs indo-européens n’ont pas la même marque du masculin ou du féminin : les noms de parenté tels que latin mater et frater, mater et soror, n’ont soit dans leur thème soit dans leur flexion rien qui les caractérise comme féminins ou comme masculins45.Damourette et Pichon, de leur côté, ont abordé le problème du genre par la face sexuelle et psychologique en cherchant à déterminer derrière la langue des prototypes linguistiques comme il peut exister des prototypes dans certaines branches de la psychologie des peuples. Et tous deux estiment qu’il faut attacher des traits de sens au caractère du genre. Dans cet esprit, ils estiment que le genre est évidemment métaphore sexuelle :La femme est passive, elle est essentiellement une mère pondeuse, et c’est comme les déesses que sont conçues ces qualités abstraites, sortes de puissances-mères qui permettent à leur possesseur de refaire indéfiniment un certain ordre d’actions46.
La psychanalyse à l’œuvre dans les travaux de Damourette et Pichon trouvait dans la psychanalyse collective du peuple français un terrain de jeu exceptionnel et, dans une grande métaphore du peuple comme un individu à la psyché unique structurée par une sexualité clairement identifiable, le sexe et le genre se confondent pour devenir la clé de voûte de toute l’interprétation linguistique47. Ce système linguistique fondé sur une psychanalyse des peuples serait sans doute un peu vain si on ne le retrouvait en permanence au cœur des préoccupations des mouvements grammaticaux de réforme qui continuent à postuler l’existence d’un invariant de ce type. La clé interprétative de l’apparition du genre, qui établit clairement la déconnexion d’avec le sexe biologique, se trouve incontestablement sous la plume du linguiste André Martinet qui publia, en 1956, un article fondateur: « Le genre féminin en indo-européen : examen fonctionnel du problème » (Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, 52, p. 83-95). Dans cet article structuré, Meillet montre que l’axe d’étude pour la linguiste n’est pas le rapport à la civilisation ou à la culture, encore moins à une psyché collective façonnant la langue, mais bien l’axe paradigmatique du sujet parlant qui détermine ses emplois en fonction d’un impératif : la pertinence de son propos. Il voit dans l’accord substantif-adjectif le lieu d’une clarification nécessaire pour des termes sans genre à l’origine mais que l’accord de l’adjectif obligeait à surdéterminer. Par exemple, pour des noms d’animaux épicènes (qui ne distinguent pas la forme mâle et femelle), l’accord de l’adjectif a pu rendre nécessaire une certaine forme de radicalisation de l’emploi de certaines désinences spécialisées, comme les thèmes en « a » pour le féminin. Et une fois la brèche d’un usage ouverte, on a sans doute assisté progressivement à la thématisation de la morphologie autour des emplois genrés. Comme Martinet estime qu’« il est donc tout à fait inconcevable que la distinction d’un genre féminin soit apparue dans des circonstances où elle ne correspondait à aucun besoin de la communication48 », il en revient à cette idée fondamentale que ce sont les emplois pragmatiques de la langue qui ont conditionné la naissance du genre déconnecté du sexe, non pas en lien avec une représentation folklorique du monde, mais sur la base de procédés formels qui ont abouti à une spécialisation de certaines formes en relation avec le sexe. Il distingue clairement le sexe comme étant une unité linguistique, un élève opposé à une élève, et le genre qui n’est pas une catégorie grammaticale, mais une contrainte formelle imposée par l’emploi du nom. Ainsi, l’opposition féminin/masculin marquée dans les accords adjectivaux ne possède, et ce depuis son origine, aucune valeur de sexe49.
Aujourd’hui, il est admis que le genre et le sexe sont évidemment sans lien. Aucun paradigme psychologique ne préside dans le choix par n’importe qui d’exprimer le genre masculin dans « le ciel » par opposition à « la voûte étoilée »; « un océan » mais « une mer »; « la terre » mais « le sol ». Il serait absurde de prétendre, à la façon de Bréal, qu’il existe un système de croyances dans la France du XXIe siècle qui structure en quelque sorte les mentalités au point d’imposer l’emploi de l’article féminin dans « mer » au prétexte que la « mer » serait une divinité procréatrice et « l’océan » son époux. Mais il serait tout aussi absurde, voire plus, d’imaginer, à la façon de Damourette et Pichon, qu’il existerait dans les structures profondes de la civilisation française une psychologie à l’œuvre dans chaque sujet francophone qui l’amènerait à considérer que « mer » est féminin au prétexte qu’elle « ondoie » en évoquant les formes de la mère primitive, tandis que « l’océan » serait rugueux et dangereux comme peut l’être un père aux yeux de son enfant, ce qui expliquerait évidemment la répartition masculin/féminin dans l’emploi « océan » / « mer ». Il serait en revanche plus raisonnable d’admettre, à la suite de Martinet, que le genre est un formalisme hérité de la langue elle-même, sans motivation réaliste. Pourquoi le genre est donc si important dans les langues romanes ? Et particulièrement en français, devrait-on ajouter. Ce n’est pas un enjeu politique anodin. Mais il faut être honnête : c’est un enjeu pédagogique et politique plus que linguistique ou grammatical. La plupart des collègues engagés dans la pratique inclusive se moquent de savoir quelles sont les origines de l’emploi du genre, sa motivation en indo-européen, en sanskrit, en grec ou en latin. En revanche, c’est un enjeu crucial parce qu’il touche à l’enseignement de la langue dans les écoles et les lycées. La raison de cette situation est évidente : elle est liée à la nécessité pour le français de se doter d’un appareil linguistique méta-descriptif, d’une grammaire, qui soit suffisamment universelle au point de rendre compte du fonctionnement de toutes les langues, y compris les antiques. Et à ce titre, tirant sa source dans le latin à qui il doit tout, le français a dû apprendre à décrire à l’école les mécanismes de l’accord en français et en latin. Et à ce titre, la question du genre a trouvé son expression naturellement sous la plume des premiers remarqueurs et dans l’école publique. Et la boucle est bouclée. Partant du constat que la grammaire décrit la langue, il a fallu nommer les phénomènes qui la conditionnent. Puis les motiver, comme les linguistes Bréal ou Meillet ont tenté d’expliquer, c’est-à-dire de motiver, les raisons de l’apparition du genre en le mettant en relation avec des mécanismes universels comme la religion, le folklore ou la psychologie. Il en va de même aujourd’hui où la réforme inclusive tente de démotiver un débat très ancien. en supposant qu’il puisse exister une orthographe inclusive qui dise mieux le monde, les réformateurs démotivent en quelque sorte le débat sur le genre en l’ancrant définitivement dans la problématique du sexe biologique avec laquelle pourtant, depuis 1956, on sait qu’elle n’a rien à voir. Mais en ouvrant à nouveau le débat sous l’angle socio-politique, la pratique inclusive ne fait en aucun cas progresser la science ni ne permet de construire une théorie nouvelle du changement linguistique: elle prétend au contraire ne pas s’embarrasser avec ce qui a l’air d’être à ses yeux une fadaise, pour en arriver directement à la conclusion de toute avancée scientifique (« il faut modifier les pratiques ») en se dispensant de travailler à démontrer. Ce faisant, la pratique inclusive est invasive, destructrice et prescriptive. Ce qui est assez savoureux si l’on songe à l’abondante argumentation développée autour du fascisme supposé de la langue dans la mesure où, nous pensons l’avoir assez démontré, la langue est incapable de fascisme ni de théorie. Elle ne peut que servir de moule, de forme à une pensée qui elle-même peut être fasciste ; ou libertaire ; ou poétique ; ou belle; ou laide. Mais c’est une question qui n’embarrasse pas l’esprit de nos collègues acharnés à vouloir employer du « point inclusif » dans leurs mails, dans leur correspondance en général. La langue est fasciste parce qu’elle résiste à l’évidence qui s’impose à eux : il faut modifier l’administration, il faut modifier l’État pour que les esprits changent avec la langue changée. Cette aberration intellectuelle prospère sur un vaste malentendu. Revenons en effet sur un présupposé dont nous avons dit un mot tout à l’heure : « le changement linguistique n’existe pas ». Cela signifie, sous la plume de Coseriù, que si l’enveloppe signifiante est susceptible d’évoluer, les structures profondes du langage, quant à elles, n’évoluent pas. Elles sont toujours là, tapies dans l’ombre, disponibles pour tout sujet parlant à n’importe quel moment de l’histoire, pour tout dire et tout exprimer, et ce quelle que soit la richesse supposée du patrimoine linguistique; sa profondeur ou sa complexité. Mais ce théorème de bon sens a une réciproque : le changement imposé de force par le politique, comme l’écriture inclusive, n’a pas plus de réalité que le changement linguistique diachronique (dans le temps) ou diatopique (par-delà les frontières) : ce changement-là n’existe pas en structure profonde de l’intellect ; c’est une ressource envisageable de la langue qui ne modifie en rien la ressource linguistique mais qui cristallise le politique, qui est une science de l’écume. Lorsque le premier ministre français rappelle donc qu’« outre le respect du formalisme propre aux actes de nature juridique, les administrations relevant de l’État doivent se conformer aux règles grammaticales et syntaxiques, notamment pour des raisons d’intelligibilité et de clarté de la norme50 », il ne fait que se conformer politiquement à un usage établi par François premier en 1539, au moment de la signature de l’édit de Villers-Cotterêts.
Sa déclaration n’est pas linguistique, elle n’est en aucun cas un arbitrage sur le genre. La réforme inclusive participe de cette écume politique, elle est sans avenir. Sans envergure non plus, elle est vouée à l’échec dans la pratique linguistique. En revanche, dès lors que les administrations s’en saisissent, le risque est grand de voir perdurer un malentendu qui pourrait, si nous n’y prenons pas garde, fracturer l’unité de la nation attachée à son « p/m.atrinoime ». En ce sens, la masse des écrits administratifs réformés est un fascisme latent. Loin de témoigner d’un progressisme social, il marque la confusion malsaine entre les tenants du biologisme bourgeois simpliste: « un homme, une femme » et les tenants d’une grammaire sociale ignorante de ses fondements politiques. Bon sens et ignorance politique engendreraient le pire… Certains auteurs, comme Ionesco, ont tenté d’alerter sur les dangers des fascismes linguistiques, relisons-les.
JEAN-MARIE : Faut-il beaucoup de temps pour que le français entre dans ma tête ?
MARIE-JEANNE : Il faut vingt ans pour une tête comme la tienne.
JEAN-MARIE: En vingt ans, je peux oublier les leçons des dix-neuf autres années51.