fbpx

La haine imparable, ou la ‘morale’ tordue d’Edwy Plenel

Un article co-écrit par Michel Ben Arrous (géographe)et Evelyne Sylva (journaliste).

Israël a perdu la guerre des mots et des images. Nous avons visionné les images du 7 octobre.  Nous n’avons pas dormi depuis. L’orgie de violence perpétrée ce jour-là par le Hamas, documentée à la GoPro par les propres auteurs d’une boucherie indescriptible, hante nos insomnies. Nous avons également eu accès à des rushes non utilisés, toujours filmés à la GoPro, montrant la liesse des bouchers autocélébrant leur boucherie, goguenards et triomphateurs. Leur jubilation n’est pas moins insoutenable. Nous voyons aussi depuis un mois les images de Gaza sous les bombes − les vraies images et les fausses, créées sur Midjourney ou empruntées au conflit syrien, comme si la réalité de la guerre ne suffisait pas. Nous n’en dormons pas mieux. 

Reste qu’Israël se défend, que son armée mettra peut-être le Hamas hors d’état de nuire, mais qu’il en va bien autrement sur le front de l’information et de la communication. Le langage, la raison, la probité sont les victimes de cette guerre-là. Des victimes qui pourraient paraître dérisoires au regard des morts de chair et d’os, mais sans lesquelles aucune issue politique n’est possible. Au moins le Hamas, qui prône dans sa Charte la destruction d’Israël, énonce-t-il les choses clairement : il s’agit bien, pour lui, d’effacer un Etat, et ceux qui l’habitent, de la carte du Moyen-Orient. Les relais plus lointains du mouvement islamiste, partisans assumés, soutiens opportunistes ou simples idiots utiles, parlent quant à eux un newspeak digne d’Orwell, inversant tout à la fois les positions et le sens des mots. Dans cette novlangue, décapiter des enfants se dit « résister« . La guerre contre le Hamas se dit « génocide des Palestiniens« . L’évacuation des civils gazaouis à distance des combats se dit « épuration ethnique« .

Il suffit de parcourir les réseaux sociaux pour réaliser qu’aucun mensonge − les pires étant ceux dont on se laisse docilement convaincre − n’est désormais trop gros. Le faux bombardement de l’hôpital Ahli Arab, ou plus exactement l’accueil des preuves innocentant l’armée israélienne, qui était accusée dans un premier temps d’avoir opéré un carnage, constitue un cas d’école. Sur TikTok, Facebook et Telegram, deux réactions ont prévalu. L’une, récusant par principe la recevabilité des preuves, présumées « fabriquées » ou « inventées » du moment qu’elles émanaient d’Israël. L’autre, admettant du bout des lèvres l’évidence mais refusant de s’en émouvoir : « de toute façon, ils [les Juifs] commettent tellement de crimes qu’un de plus ou de moins… » Le narratif général n’a pas varié d’un iota. Si le Hamas assassine aussi des civils palestiniens, en les utilisant comme boucliers humains et en les mitraillant lorsqu’ils s’enfuient, c’est encore et toujours « la faute d’Israël« .

Le prêt-à-penser et le prêt-à-haïr

Cette détestation de principe, beaucoup l’endossent par conviction, la diffusent et l’amplifient en toute bonne conscience − encore un mot galvaudé. A ceux-là, gorgés de slogans et bardés de certitudes, nous n’avons plus rien à dire. Hélas. Car parler, se parler, suppose de part et d’autre une capacité d’écoute. Sans cette dernière, l’exercice est vain. Restent celles et ceux qui s’interrogent, qui résistent encore aux positionnements automatiques, au prêt-à-penser et au prêt-à-haïr qui l’accompagne. Celles et ceux-là n’ont pas déjà oublié le 7 octobre. C’est à eux que nous nous adressons. Entendons-nous : pas pour imposer une lecture particulière du conflit israélo-palestinien, car ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Le conflit, son histoire et sa résolution sont et doivent rester des objets de débat légitimes. Illégitime, en revanche, est le dévoiement de la « cause palestinienne » pour justifier l’injustifiable.

Edwy Plenel, donc. Pourquoi le mentionner nommément ? Parce que le patron de Mediapart dispose d’une audience considérable, d’un public qui lui est acquis et qu’il manipule, en l’occurrence, de manière aussi habile qu’éhontée. Son article « Israël-Palestine : la question morale« , publié en ligne le 22 octobre, puis repris face caméra le 24, a généré des milliers de likes et de commentaires approbatifs : « bravo monsieur« , « respect« , « excellente analyse« , « lucide« , « vraie« , « juste« … Dans leur unanimité comme dans leur concision, ces commentaires témoignent d’une connaissance limitée du Proche-Orient, mais l’ignorance n’est pas un crime. On ne saurait tenir rigueur aux admirateurs de Plenel de ne pas se saisir de ce que celui-ci escamote, déforme ou travestit. Il est préoccupant, en revanche, de les voir endosser sans broncher une conception de la ‘morale’ qui tient la boucherie du 7 octobre pour une fatalité et considère la question ‘politique’ sous un angle purement mécaniste − ce qui est la négation même du politique.

« La question morale« , dit Plenel, « est un repère pratique, concret, un repère politique« . Pourquoi pas ? Sauf que le monde de Plenel se réduit à deux catégories : les oppresseurs d’un côté (entendez, Israël), les opprimés de l’autre (les Palestiniens). Les premiers ont forcément tort, les seconds toujours raison. Les aspirations des uns et des autres, leurs projets, la conduite de leurs objectifs, ne comptent pas. Les individus non plus. Pas plus que la diversité interne de chaque grand bloc. De là, le caractère prétendument inéluctable de la violence. Violence oppressive d’un côté, présumée fondatrice, inhérente à l’existence même d’Israël. Violence des Palestiniens de l’autre, « légitime et de nécessité« , nécessairement libératrice. 

Nulle place, dans cette logique binaire, pour autre chose que l’affrontement : c’est le degré zéro du politique. Un fantasme mortifère et, pour les Palestiniens, un jeu de dupes. Soixante-quinze ans après la déclaration d’indépendance d’Israël, leur mouvement national court toujours après la création d’un Etat. Un Etat qu’ils auraient pu créer eux aussi en 1948, en acceptant le plan de partage de l’ONU qui en prévoyait deux, l’un juif, l’autre arabe (dans une configuration territoriale au demeurant bien plus favorable que les Accords d’Oslo). Sous la pression de la Ligue arabe, les Palestiniens ont refusé. L’Egypte, l’Irak, la Jordanie, la Syrie, prirent alors l’initiative d’une première guerre contre Israël, promettant aux Palestiniens qu’ils n’auraient effectivement rien à partager, que tout leur reviendrait − de la Mer au Jourdain. Une première guerre perdue. D’autres guerres ont suivi, d’autres défaites arabes, d’autres désirs de revanche jamais assouvis. Qu’y ont gagné les Palestiniens ? Trois, bientôt quatre générations de réfugiés dans les pays voisins − des pays ‘amis’ qui veillent à les maintenir éternellement dans ce statut de réfugiés en limitant leurs droits civiques, leur mobilité, leur accès à l’emploi. Les conseilleurs, pas plus la Ligue arabe que Plenel, ne sont pas les payeurs.

Ce que Plenel dit, ce qu’il masque

Le degré zéro du politique, c’est aussi le degré zéro de la morale − qui toujours suppose un choix. L’être moral est celui qui se détermine en fonction d’un système de valeurs, qui choisit, entre plusieurs options, celle qui s’accorde le mieux à sa conception du bien, du juste, du vertueux. Or c’est précisément ce qu’interdit aux protagonistes la vision dogmatique d’un Plenel, dans laquelle la violence est construite comme inéluctable et nécessaire. Les seuls capables de faire un choix sont en réalité ses lecteurs, observateurs lointains. C’est à eux qu’il réserve cette possibilité, en les poussant à ‘vertueusement’ épouser son propre parti pris − non comme un journaliste soucieux de les éclairer, mais comme un propagandiste se faisant fort de les embrigader. Sa plus sûre méthode : l’oblitération sélective. Le plus intéressant, en effet, n’est pas ce qu’il dit mais ce qu’il masque.

Sur la création de l’Etat d’Israël, d’abord. Plenel reprend le récit convenu, voulant qu’aux lendemains de la Shoah, les puissances européennes aient « réparé l’injustice » faite aux Juifs (leur génocide) en commettant une autre « injustice« , cette fois contre les Palestiniens (la Nakba). Il néglige le temps long : l’attachement viscéral des Juifs à Jérusalem (tel qu’il s’exprime chaque jour depuis deux mille ans dans les prières et le rituel) ; la présence ininterrompue de communautés juives sur les lieux de leurs anciens royaumes (quelles qu’aient été les puissances occupantes, Romains, Croisés, Ottomans) ; et plus près de nous les ratés de la décolonisation britannique. Ayant reçu de la Société des Nations mandat d’administrer les territoires anciennement ottomans qui deviendraient, de nos jours, la Jordanie, Israël, la Cisjordanie et Gaza, les Britanniques promirent les mêmes terres aux uns et aux autres. Ils favorisèrent chacun tour à tour, s’opposèrent militairement à l’immigration juive avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, et laissèrent derrière eux, comme en Inde à la même époque, une poudrière. Mais l’histoire, courte ou longue, est mal employée lorsqu’elle vise à trancher la vaine question du qui était là avant. Elle pourrait plus judicieusement éclairer la faillite morale, et politique, consistant à légitimer une autochtonie arabe indéniable au détriment d’une autochtonie juive tout aussi indéniable. Elle pousserait alors à reconnaître l’égale dignité de deux peuples condamnés à cohabiter. 

Sur la société israélienne, ensuite, Plenel n’apprend rien à ses lecteurs en condamnant Benjamin Netanyahu et son gouvernement, le plus à droite que le pays ait connu. Il ne les instruit qu’à moitié en observant qu’ »il y a des suprémacistes juifs comme il y a des suprémacistes blancs comme il y a des suprémacistes chrétiens » (tout en omettant les suprémacistes musulmans, dont la région n’est pourtant pas avare). Silence, surtout, sur ce que son édifice rhétorique rend inconcevable − et qui n’est pas si rare :  on peut être sioniste et bienveillant à l’égard des Palestiniens. Les victimes du 7 octobre étaient en grande majorité les deux, les deux à la fois. Sionistes, parce qu’ils incarnaient le droit du peuple juif à vivre libre sur sa terre ancestrale. Engagés aux côtés des Palestiniens, parce qu’ils militaient aussi pour le droit des Palestiniens à disposer des mêmes droits qu’eux. Les habitants des kibboutz du sud d’Israël, frontaliers de Gaza, étaient pour la plupart des gens de gauche − cette gauche qui chaque samedi soir à Tel Aviv conspuait le gouvernement Netanyahu dans des manifestations monstres, et qui animait un large réseau d’associations et d’initiatives en faveur des Palestiniens des territoires. C’étaient eux les artisans au quotidien d’une entente possible, les partisans d’une paix juste et durable. Leur absence de la ‘question morale’ façon Plenel est moralement inexcusable. Mais commode : exit les empêcheurs de caricaturer en rond.

Indigence

Le passage le plus confus est celui où Plenel explicite ses attentes vis-à-vis des Palestiniens : « le camp de l’émancipation, qui est en l’occurrence le camp de la Palestine (…) a le devoir d’avoir une morale supérieure« . Son objectif, précise-t-il, doit être de « libérer le peuple qui l’opprime de sa propre violence« . A ce degré d’éloignement de la réalité, Plenel se retranche derrière la figure de Nelson Mandela au détour d’un épisode imaginaire de l’histoire sud-africaine.  L’ANC aurait « commis dans les années 80 des massacres sur les civils« , avant que Mandela, conscience morale inattaquable, fasse son autocritique et réconcilie la nation arc-en-ciel avec elle-même. Ah ? Que viennent faire là des massacres qui n’ont jamais eu lieu ? Pour mémoire, rappelons que l’ANC a fusillé des prisonniers dans ses camps d’entraînement à l’étranger, puis a combattu l’Inkatha de Buthelezi au tournant des années 1990, mais rien qui s’apparente à des « massacres de civils« . La fonction de ces massacres jamais commis semble être d’éviter la disqualification du Hamas : voyez, l’ANC aussi a commis des horreurs… La façon dont Plenel convoque, en suivant, l’autorité de Franz Fanon, conforte l’hypothèse. Mobiliser Fanon en défense de la violence, parfois légitime (et parfois seulement, reconnaissait Fanon) du colonisé contre le colonisateur, c’est instiller, de manière subliminale, deux fausses équivalences : entre les islamistes d’aujourd’hui et les colonisés d’hier, entre violence terroriste et luttes anticoloniales.

Il eût été plus simple de citer Amilcar Cabral, dont le combat visait explicitement le système colonial portugais, non les Portugais comme individus. Cabral, dans ses écrits comme dans les maquis de Guinée-Bissau, condamnait sans équivoque les pulsions violentes prétendument libératrices. Il avait conscience de l’existence d’un seuil infranchissable dans l’usage de la violence, au-delà duquel, devenue criminelle, elle perd toute dimension émancipatrice. Plenel ne pouvait trouver exemple plus accompli de ce qu’il appelle une « morale supérieure« . Mais il lui aurait alors été impossible de maintenir plus longtemps, fallacieusement, le Hamas dans le « camp de l’émancipation« …

Enfin, dernière déclinaison de la ‘question morale’ : la France serait aujourd’hui « indigne« . Elle aurait « oublié sa position d’équilibre » − un euphémisme pour la politique étrangère pro-arabe mise en place par le général de Gaulle à la fin de la Guerre d’Algérie. Les trois derniers présidents français (Sarkozy, Hollande, Macron) auraient allumé le feu d’une « guerre des civilisations » en France-même, « une guerre de tous contre tous« . Plenel pose ici en pompier, ce qui serait parfaitement honorable s’il ne jouait aussi les pyromanes. Son argument central est que la France « est le premier pays musulman d’Europe« . C’est exact. Elle est aussi, démographiquement, le premier pays juif même s’il ne le mentionne pas. Mais la démographie n’est pas un argument moral, c’est au mieux un argument de maître-chanteur, brandi comme une menace d’embrasement. Plenel n’est évidemment pas seul, en France, au Proche-Orient et ailleurs, à souffler sur les braises des solidarités primaires en manipulant les peurs et les affects. Mais la posture moralisatrice qu’il se donne, et qu’un public complaisant lui concède trop hâtivement, n’en rend que plus indécente une triple indigence : morale, politique, journalistique.

Michel Ben Arrous (géographe) et Evelyne Sylva (journaliste)

Michel Ben Arrous (géographe) et Evelyne Sylva (journaliste)