Trois présidentes d’universités américaines ont étrangement révélé, sans même s’en rendre compte, leur adhésion à la peste brune de l’antisémitisme. Interrogées par une commission parlementaire, elles ont affirmé sans honte que la condamnation de l’appel au génocide des juifs « dépendait du contexte ». On peut trouver sur YouTube le moment le plus important de leur interview1.
Rappelons brièvement ces propos. À la question : « Appeler au génocide des Juifs constitue-t-il une forme de harcèlement qui viole les règles de conduite de votre université, oui ou non ? », posée à plusieurs reprises par une élue républicaine de l’État de New York, Elise Stefanik, la présidente du Massachusetts Institute of Technology, Sally Kornbluth, a répondu : « Cela peut être une forme de harcèlement, en fonction du contexte » ; Liz Magill, présidente de l’université de Pennsylvanie, a répondu également de façon évasive avant d’ajouter : « If the speech turns into conduct, it can be harrassment ». Elle s’est bien sûr attiré la réponse qu’il fallait donc commettre un génocide pour violer le code de conduite de l’université… Quant à Claudine Gay, présidente de l’université Harvard, ayant apprécié sans doute la formulation que « cela dépendait du contexte » avancée par ses deux collègues, elle l’a utilisée à son tour, à deux reprises. Il faut dire qu’elles avaient été toutes les trois coachées avant leur audition par le même juriste, qui leur a fourni les mêmes « éléments de langage2 ». La conclusion de la parlementaire a été un appel ferme à la démission des trois présidentes.
Comment ne pas être halluciné (comme on dit maintenant) par de tels propos ? Quelle est donc la colonne vertébrale de ces personnes ? D’où sortent-elles ? Quel est leur degré de culture ? Voilà les questions que l’on peut se poser de prime abord. Ces trois responsables universitaires se sont ensuite « excusées » et Le Monde, toujours lénifiant, a mis en avant leur « rétropédalage ». La première, Liz Magill, a eu la dignité de présenter rapidement sa démission ; il faut dire que son maintien entraînait ipso facto pour l’université la perte d’une subvention privée de 100 millions de dollars ; aux États-Unis, le dollar reste roi pour assurer la moralité de la hiérarchie universitaire ! La seconde, Claudine Gay, a attendu plusieurs semaines pour en faire autant et, à l’heure où j’écris ces lignes, la troisième, Sally Kornbluth, ne l’a pas encore fait… mais l’affaire est loin d’être terminée et je doute qu’elle fasse de vieux os dans sa prébende.
Le cas de cette dernière est peut-être un peu différent de celui des autres présidentes : elle n’occupe ce poste que depuis janvier 2023, elle n’est pas enseignante en sciences politiques ou en droit comme les deux autres, mais elle est issue de la recherche en biologie des cancers. D’autre part, elle ne peut être rendue responsable des errements des présidents qui l’ont précédée, qui ont désinvité plusieurs conférenciers prestigieux dont les paroles auraient pu « blesser certains auditeurs » : tout cela est expliqué dans le remarquable article d’Eric Rasmusen sur Heterodox Stem3, qui relève l’usage à géométrie variable de la référence à la liberté d’expression, invoquée pour ne pas condamner un appel au génocide mais ignorée lorsqu’il s’agit d’interdire le mot « nigger » ou de pénaliser le « mégenrage ». Pourtant, Kornbluth ne fait pas face à ses contradictions : au nom de la « liberté d’expression », elle ne condamne pas les appels au génocide des Juifs, mais elle ne fait rien contre les apparatchiks du MIT proclamant « qu’appeler une personne transgenre par son prénom d’origine peut être considéré comme un acte de violence ».
Une des raisons qu’elles ont présentées dans leurs « excuses » est leur « attachement à la liberté d’expression », protégée par le premier amendement de la Constitution américaine. Liberté d’expression, que de crimes on commet en ton nom ! La perte des repères moraux de ces universitaires est extrêmement alarmante. Certes, elles doivent toutes démissionner, comme l’a exigé la parlementaire républicaine qui posait les questions, et elles devraient être condamnées pour le moins à un « stage de citoyenneté » leur inculquant les valeurs humanistes universelles. Ces idéologues promues au rang de « président d’université » ont fait semblant de ne pas l’avoir compris, en s’attachant plus à la lettre qu’à l’esprit, l’une d’elle se justifiant a posteriori par le fait « qu’elle était concentrée sur le fait que, dans la Constitution américaine, on ne peut pas être puni juste pour des mots ».
Oui, ce ne sont que des mots : les mots ne porteraient donc pas les idées, et n’auraient-ils aucun rôle dans l’incitation à commettre des actes ? Quel a donc été le rôle de Mein Kampf dans la montée du nazisme ? Certes, le premier amendement repose sur une absolutisation de la liberté contre les risques de contrôle par l’État, qui est le grand ennemi dans la culture américaine, dont la liberté individuelle est la valeur cardinale. Il n’existe quasiment aucune régulation légale de la parole publique, et c’est en conformité avec cette idéologie que les trois présidentes ont répondu, illustrant remarquablement les aberrations de ce principe constitutionnel, que Nathalie Heinich a opposé aux effets positifs de la régulation dans la culture juridique française4.
Cette attitude « défensive » ne doit pas nous leurrer : ces personnes ont émis publiquement des propos susceptibles de justifier des pratiques génocidaires, et c’est bien plus grave. Plusieurs atteintes à la sécurité des étudiants juifs des universités américaines, menacés par les thuriféraires du Hamas confondant un mouvement terroriste avec le peuple palestinien, ont déjà eu lieu sans susciter la moindre réaction appropriée de leurs dirigeants. Si ces trois présidentes ont été auditionnées par le Congrès, c’est bien parce que des événements graves avaient eu lieu dans les campus ; des étudiants juifs menacés ont dû rentrer chez eux précipitamment pour éviter d’être harcelés – plus que verbalement. Et de tels événements n’étaient pas survenus seulement dans ces quelques universités d’élite : bien d’autres en ont été le théâtre. Rappelons-nous les dérives antisémites manifestées par l’administration de l’université Stanford, si bien décrites par Carine Azzopardi5 !
Quant au traitement de ces auditions par la presse américaine, il est lui aussi inadmissible, tout autant que les propos tenus. Le New York Times a, une fois de plus, fait très fort en titrant d’abord, le 5 décembre6, « Republicans Try to Put Harvard, M.I.T. and Penn on the Defensive About Antisemitism », sous-entendant que les méchants Républicains, forcément sexistes et racistes, avaient tenté de déstabiliser ces trois valeureuses présidentes, dont une alliait à son statut de femme (opprimée, forcément opprimée) celui de Noire (racisée, forcément racisée). Le tir a été prudemment rectifié le lendemain, avouant que ces personnes ont « esquivé » les questions gênantes7 : « College Presidents Under Fire After Dodging Questions About Antisemitism ». Mais le sous-titre de l’article reste étrange : elles auraient seulement « semblé » éluder ces questions ([they] appeared to evade questions)…
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De méchants curieux se sont penchés sur l’activité scientifique de Claudine Gay. Ce qu’ils ont découvert n’est pas triste, mais chut… Il ne faut pas le dire ! Le Monde a écrit que ce sont les médias « conservateurs » qui avaient osé poursuivre le déboulonnage de la statue8… Comme si la dénonciation d’une fraude scientifique commise par une Noire était réservée aux conservateurs et interdite aux progressistes, même si lesdits conservateurs en ont profité pour l’accabler9… Eh bien, non ! Le plagiat n’a pas de couleur10. Et surtout pas de couleur politique. Car c’est de plagiat qu’il s’agit. Le Harvard Crimson, revue universitaire publiée par les étudiants, a minutieusement décortiqué ligne à ligne11 certains écrits issus de publications ou de la thèse de Claudine Gay. Le plus amusant de ces plagiats se trouve dans la partie des remerciements de sa thèse, soutenue en 1997, où elle copie mot pour mot ce qu’une autre thésarde avait rédigé l’année précédente… Même pas assez d’imagination pour trouver quelques termes sincères (ou qui en aient l’air) pour remercier sa famille et son patron dans la rubrique obligée des pots de fleurs ! Au-delà de l’anecdote risible, il s’est trouvé quand même toute une cohorte de ses collègues pour minimiser le plagiat en utilisant quelques-uns des euphémismes utilisés classiquement pour nommer le plagiat12, disant par exemple « [that it was] not a severe infraction » ou que « [she] didn’t use some quotation marks in the right place ». Comme Al Capone est tombé pour fraude fiscale, peut-être est-elle tombée plus pour scientific misconduct que pour antisémitisme ?
Au-delà de l’affaire du plagiat, un journaliste américain, Christopher Caldwell, s’est penché sur la carrière scientifique de Claudine Gay et affirme que « le plus étonnant n’était pas la démission de la présidente de Harvard, mais sa nomination alors qu’elle n’était qu’une universitaire médiocre13 ». Je n’ai pas la compétence nécessaire pour analyser son travail scientifique, mais il apparaît vraisemblable, en tout cas, que sa nomination, qui était toute récente et datait de juillet 2023, « reflète un culte de la diversité imposé par l’administration », comme le dit ce journaliste. Dans le domaine de la science, le wokisme tente de mettre en place son idéologie, avec difficulté. Plusieurs journaux anglo-saxons promeuvent le sigle DEI : diversité, équité, inclusion. Derrière ces nobles objectifs se cachent, hélas, des comportements pour le moins bizarres.
Tout dépend de ce que l’on met derrière les mots. En science, qui pourrait être contre la diversité en ce qui concerne l’origine des articles ou la nationalité et le sexe des relecteurs ? Qui pourrait militer contre l’équité ? Qui ne souhaite inclure le plus grand nombre de scientifiques dans la diffusion des connaissances ? Mais ce n’est pas le plus important ! Ce qui compte avant tout, c’est la qualité des articles, la pertinence des analyses qui y sont faites, le mérite scientifique, le progrès des connaissances14. Il est aberrant de demander à un auteur ou un reviewer pressenti, comme le font maintenant de nombreux journaux, à quelle ethnie il appartient, quelle est son « genre », s’il est handicapé, et si les auteurs qu’il cite à l’appui de ses travaux sont équitablement répartis entre hommes et femmes. On demandera bientôt aux auteurs d’indiquer leur orientation sexuelle ou la couleur de leurs cheveux afin de favoriser les blondes qui, comme chacun sait, sont handicapées sur le plan intellectuel.
Sally Kornbluth ne vaut pas plus cher que Claudine Gay sur le plan de l’intégrité scientifique, mais il semble que personne ne s’en soit rendu compte jusqu’à maintenant… Sally Kornbluth, le nom me disait quelque chose, mais quoi ? Bon sang, mais c’est bien sûr ! Elle était vice-doyen pour les affaires de recherche à l’université Duke en Caroline du Nord, et elle a soutenu mordicus ces fraudeurs patentés que sont Anil Potti et Joseph Nevins dans l’affaire des signatures prédictives de la réponse des cancers aux médicaments anticancéreux. J’en ai fait un article il y a quelques années15 que j’ai repris dans un livre récent16. Kornbluth, pour sauver les apparences et sa peau, a délibérément menti à deux reprises : en 2010 en prétendant que l’enquête du NCI, dont elle avait caché les conclusions avec l’aide de son compère Michael Cuffe, vice-doyen pour les affaires médicales, avait « blanchi » Potti et Nevins, alors que c’était faux, comme tout le monde s’en est rendu compte quand le rapport a été dévoilé par Keith Baggerly et Kevin Coombes, statisticiens du MD Anderson Cancer Center17 ; et en 2015 quand elle a prétendu que nul lanceur d’alerte n’avait signalé les soupçons de fraude, alors qu’un étudiant du laboratoire, Bradford Perez, l’avait fait dès 2008, les échanges d’e-mails en témoignent18… Il est certain que ce double mensonge la prédisposait à monter en grade et devenir présidente d’une prestigieuse université !
Faut-il être surpris qu’une plagiaire et une menteuse se retrouvent dans la plus haute hiérarchie de deux universités américaines parmi les plus prestigieuses ? Et que, mal conseillées par un coach juridique manifestement incompétent, elles aient versé sans même s’en rendre compte dans l’antisémitisme le plus abject ? Je laisse mes lecteurs choisir… Il faudrait se pencher sur le mode de recrutement des présidents des grandes universités américaines ; le modèle français, que je croyais naïvement universel, consiste à élire au second degré (c’est-à-dire par un conseil d’administration élu) un président choisi parmi les enseignants de l’université : il connaît ses collègues, sait approximativement ce que chacun fait, il est imprégné de la culture de l’université dans laquelle il enseigne, il en a relevé les spécificités, la distribution de ses « composantes », etc. Il est ainsi dans le bain, et son charisme reconnu, sa volonté d’œuvrer pour le bien commun sont appréciés, et il devient lors de cette élection le primum inter pares qui ne fera certes pas l’unanimité (c’est heureux !) mais bénéficiera pendant son mandat d’un consensus qui permettra à tous les membres de progresser et de s’épanouir, dans le soutien ou dans une opposition respectueuse.
Ce que nous voyons aux États-Unis me semble très différent. La présidence d’une grande université relève d’un métier en soi. Le président n’est pas le premier entre ses pairs : il est recruté par ce qui tient lieu de conseil d’administration, non pas préférentiellement parmi les universitaires locaux, mais parmi les gloires nationales – avec maintenant une bonne dose de DEI (diversity, equity, inclusion) pour être bien dans le sens du vent woke. J’avais été frappé par le fait que le généticien célèbre Clarence Cook Little19 (1888-1971) ait pu être successivement président des universités du Maine et du Michigan, distantes de plus de 1 000 km, alors qu’il n’avait enseigné dans aucune des deux. Le deuxième exemple de ce genre de migration est celui de Sally Kornbluth, passant du grade de vice-doyen de l’université Duke (Caroline du Nord) à la présidence du MIT (Massachusetts), deux universités également distantes de 1 000 km. Dans les deux cas, ces présidents ont été nommés pour leur célébrité nationale et leur supposé charisme, ou en tant que professionnels du management, certes pas pour leur connaissance intime de l’université, de sa culture et de ses problèmes (ni pour leur défense de l’intégrité, comme on l’a vu pour Kornbluth).
Un troisième président « migrant » a également fait parler de lui récemment : Marc Tessier-Lavigne, président de l’université Stanford de 2016 à 2023 après l’avoir été de l’université Rockefeller de 2011 à 2016. Là encore, il apparaît comme un président « professionnel », malgré sa magnifique carrière de chercheur académique et industriel. Et comme Claudine Gay, il est tombé pour des raisons liées à l’intégrité scientifique : dans plusieurs de ses articles des années 2000, des falsifications ont été trouvées ; il semble qu’il ne les ait pas commises lui-même, mais l’absence de contrôle sur les cosignataires engageait sa responsabilité : il était l’auteur principal, le corresponding author de ces articles. Et comme pour Gay, ce sont des étudiants de son université qui ont révélé les méconduites scientifiques qui l’ont contraint à la démission. Reste Kornbluth qui cumule, comme Gay, un acquiescement à l’antisémitisme avec une grave entorse à l’intégrité scientifique ; elle semble épargnée jusqu’à maintenant : l’affaire est peut-être trop ancienne ? Mais je reste confiant, car l’affaire de l’université Duke, que j’ai suivie de très près pour des raisons scientifiques personnelles (je travaillais sur le même sujet que le groupe de Nevins), m’est restée en travers de la gorge…
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Une anecdote des années 1950 pour finir sur une note plus amusante : lorsque Clark Kerr, président de l’université de Californie à Berkeley, céda sa place à Charles E. Odegaard, il lui offrit « les fruits verts de son expérience » en déclarant que les trois problèmes administratifs qu’avait à résoudre un président sur un campus étaient « sex for the students, athletics for the alumni and parking for the faculty20 ».
Je tiens à remercier Nathalie Heinich et François Rastier pour leur relecture critique et constructive de la première partie du manuscrit.