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Où va l’antiracisme ? 

À propos de : Où va l’antiracisme ? Pour ou contre l’universalisme, Paris, Hermann, 2023.

Pierre-André Taguieff, « Pour les néo-antiracistes, la question est de savoir comment “déblanchiser” l’ordre mondial » (propos recueillis par Étienne Campion), Marianne, 8 juin 2023 (« Le grand entretien du jeudi ») ; https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/la-negrophobie-des-racistes-a-lancienne-a-fait-place-a-la-haine-des-blancs-des-neo-antiracistes.

 Dans Où va l’antiracisme ? Pour ou contre l’universalisme (Hermann) Pierre-André Taguieff questionne le devenir de l’antiracisme en France après l’émergence chaotique en France de concepts américains comme le « racisme systémique » ou celle du nouvel antiracisme à tendance décoloniale. Le philosophe y évalue les conditions de possibilité d’un retour en force de l’antiracisme républicain


Comment distinguez-vous antiracisme et néo-antiracisme ?

PAT. Il s’agit ici d’une distinction conceptuelle ou idéal-typique, qui s’applique autant au racisme qu’à l’antiracisme, comme je me suis efforcé de le montrer dès mes travaux de la fin des années 1980 (voir notamment La Force du préjugé, 1988). L’antiracisme qu’on peut dire classique, sous ses multiples variantes, se fonde sur le postulat que les humains sont égaux en droits et en dignité, quelles que soient leurs appartenances communautaires ou leurs identités dites culturelles, ethniques ou raciales. Il présuppose que l’appartenance au genre humain prime sur les appartenances à des groupes particuliers. Il appelle notamment à n’associer aucun jugement de valeur à la couleur de la peau. C’est en quoi il peut être dit universaliste, ou encore humaniste. Cet aveuglement volontaire à la couleur, qui est une norme éthique, le distingue du néo-antiracisme. Il symbolise le principe selon lequel il n’existe aucune barrière infranchissable entre les groupes humains. Il s’oppose donc frontalement à la thèse de l’inégalité des races humaines. L’accent peut être mis sur l’égalité desdites races ou sur leur inexistence (ou encore sur leur indéfinissabilité). Mais l’idéologie raciste comprenant également le motif du rejet de l’autre (xénophobie) et celui du métissage comme cause de décadence (mixophobie), l’antiracisme universaliste se veut à la fois xénophile et mixophile. Dans l’ordre des passions et celui des vertus, il se propose de substituer le respect au mépris, l’amour à la haine, l’hospitalité à la peur, l’ouverture à la fermeture sur soi.      

Le néo-antiracisme, quant à lui, postule que les appartenances groupales prévalent sur l’appartenance au genre humain, qu’il tend à réduire à une abstraction de peu d’intérêt. C’est pourquoi son orientation est anti-universaliste. Il s’ensuit que le néo-antiracisme peut être qualifié d’identitaire ou de différentialiste : il consiste à absolutiser et à sacraliser les identités collectives particulières, qu’il perçoit comme menacées en permanence par des forces allant dans le sens de l’uniformisation ou de l’indifférenciation. Mais les bonnes identités sont les identités « minoritaires », supposées « non-blanches ». Au mariage de l’universel et de l’exigence d’égalité, il substitue celui de l’identité et de la diversité. Dans cette perspective, l’idée même d’assimilation est dénoncée comme une idée raciste. Le néo-antiracisme est un antiracisme racialiste, qui multiplie les quasi-races ou les pseudo-races construites par le processus de « racialisation ». Car n’importe quelle identité collective ou communauté peut être « racialisée ». C’est ce qui conduit à une vision paranoïaque des identités « minoritaires » menacées, discriminées ou « racisées », et qu’il faut défendre inconditionnellement.    

Le programme politique ou métapolitique des néo-antiracistes, qui exclut l’assimilation, oscille entre deux modèles normatifs : d’une part, celui du mélange ethno-racial ou de la créolisation impliquant un métissage culturel, et, d’autre part, celui de la société pluriethnique et multiculturelle qu’il s’agit de construire, après la destruction des nations ethniquement et culturellement homogènes (idéal répulsif jamais réalisé). Elle prend la forme utopique de la coexistence harmonieuse de communautés ethno-raciales, culturelles ou religieuses. Cet idéal de coexistence prend la place occupée par l’idée de bien commun.     

Les organisations antiracistes sont devenues des auxiliaires du pouvoir, écrivez-vous. En quoi ?

PAT. Je constate en effet que, dans les États-nations où le racisme est considéré comme illégal et illicite, la plupart des organisations antiracistes ne fonctionnent plus comme des contre-pouvoirs et qu’elles se transforment subrepticement en auxiliaires du pouvoir. Nombre d’entre elles fonctionnent comme des bras armés ou des agents d’influence de mouvements politiques, de lobbies ou d’États qui instrumentalisent la lutte contre le racisme de la même manière qu’ils instrumentalisent la lutte contre les violations des droits de l’homme. En France, les partis de gauche et d’extrême gauche, en particulier le Parti communiste, ont longtemps monopolisé la lutte contre le racisme. Esquissée à la suite de l’affaire Dreyfus, cette monopolisation s’est constituée d’une façon durable sur la base de l’antifascisme des années 1930, dont la cible principale était l’antisémitisme racial nazi. Les mobilisations antiracistes s’inscrivaient dans la vaste mobilisation des démocraties contre le régime nazi et ses alliés.  

Lorsque la gauche est parvenue au pouvoir en 1981, et qu’elle a dû faire face à la montée du Front national, elle a fait de l’antiracisme son drapeau. Il s’agissait d’un antiracisme désormais moins centré sur la lutte contre l’antisémitisme que sur le combat contre la xénophobie anti-immigrés, définie comme le cœur du « nouveau racisme ». Cet antiracisme instrumental de facture morale, faisant appel aux valeurs d’« ouverture à l’autre » et de « tolérance », visait en réalité à diaboliser un mouvement nationaliste anti-immigrés qui séduisait nombre de citoyens français inquiets, tout en permettant de masquer ou de nier les problèmes sociaux, politiques et culturels posés par une immigration massive de provenance extra-européenne. Il visait aussi à nourrir le soupçon vis-à-vis des droites libérales et conservatrices, accusées en permanence de se laisser séduire par le « racisme anti-immigrés » du Front national.  

Ce néo-antiracisme était en rupture avec la tradition antiraciste fondée à l’époque de l’affaire Dreyfus. Il faut rappeler que l’antiracisme des dreyfusards était mû par la révolte contre l’injustice et le mensonge, que les intellectuels dreyfusards luttaient avec les armes de l’intellect, au nom des valeurs universelles (Justice, Vérité), contre les préjugés officiels et les idées dominantes, bref, que le dreyfusisme se situait du côté de l’anticonformisme, de la rébellion spirituelle et qu’il était parfaitement étranger à des calculs politiciens ou à des stratégies électorales. Or, le néo-antiracisme de la gauche au pouvoir était un antiracisme politicien. La révolte spirituelle s’était réduite à la récitation d’un catéchisme antiraciste prenant place dans un discours de propagande anti-droite.         

Comment comprenez-vous la notion de « racisme systémique » ?

PAT. La notion de « racisme systémique », « institutionnel » ou « structurel » a été fabriquée sur les campus étatsuniens à la fin des années 1960 pour analyser et dénoncer, dans une perspective antiraciste centrée sur la « question noire » telle qu’elle se posait alors aux États-Unis, une forme de racisme négrophobe inscrite dans le fonctionnement social et les mentalités. En France, où elle a été importée tardivement par des activistes d’extrême gauche soucieux de renouveler leur lexique de combat, la notion de « racisme systémique » s’avère dénuée de valeur descriptive. Mais le sens de l’expression stigmatisante est clair : en l’employant et en la banalisant dans le langage académo-militant, on laisse entendre que la France est une « société raciste », intrinsèquement et dans tous ses aspects. On suppose ainsi qu’en France il existe une « question noire », donc que « les Noirs » y souffrent de discrimination et de ségrégation. Cette américanisation négative de la France relève à la fois de l’illusion et de l’imposture. Elle alimente la haine de soi de certains citoyens français, qui n’ont plus d’autre perspective politique que de vouloir détruire ce qu’ils croient être la « société raciste » dans laquelle ils vivent.   

C’est au nom de la défense de minorités érigées en victimes que des groupes extrémistes, politiques, politico-religieux ou ethno-politiques s’efforcent ainsi de monopoliser la lutte contre le racisme. La nouvelle extrême gauche, convertie au dogme décolonialiste selon lequel le racisme en France est « systémique » en ce qu’il serait un héritage colonial persistant, a fait de l’antiracisme son cheval de bataille, tandis que les islamistes se sont engagés dans un jihad politico-culturel fondé sur l’instrumentalisation de la lutte contre le racisme, réduite à la lutte contre ce qu’ils appellent « l’islamophobie », cette phobie mal définie (censée viser à la fois l’islam, les musulmans et l’islamisme) étant érigée en principale forme de racisme (dite aussi « racisme antimusulmans »). 

Le présupposé du « racisme systémique » dénoncé par les néo-antiracistes est que le racisme est toujours le fait des « Blancs » (des Occidentaux de souche européenne) dont les victimes sont toujours des « non-Blancs ». La vulgate néo-antiraciste, qui en dérive, est fondée sur la définition subjective de l’incident raciste qu’on trouvait en 1999 dans la fameuse « enquête MacPherson » (Grande-Bretagne), qui ouvrait la porte aux accusations arbitraires ou mensongères de racisme : un incident raciste est « tout incident perçu comme raciste par la victime ou par une tierce personne, quelle qu’elle soit. » On ne peut que s’inquiéter de voir ériger en preuve irrécusable d’un acte raciste le témoignage de quiconque, dès lors qu’il est accusatoire. Ce qui est non moins inquiétant, c’est que cette pseudo-preuve d’un acte raciste par la perception qu’en aurait la victime ou un témoin s’inscrit dans une vision racialiste manichéenne ordonnée à la différence des couleurs de peau, faisant des « Blancs » des suspects par nature et des « non-Blancs » des victimes potentielles. Il en va de même pour les accusations d’« islamophobie », jugées recevables dès lors qu’elles sont proférées par des victimes auto-désignées,  leurs porte-paroles ou leurs défenseurs. Les non-Blancs et les musulmans deviennent des victimes potentielles du racisme. 

L’alliance du culte des minorités et de la religion victimaire a conduit l’antiracisme dans une impasse conceptuelle tout en favorisant des campagnes de diffamation ou en impulsant des chasses aux sorcières visant de malheureux « Blancs » accusés de « racisme » parce qu’ils s’inquiètent de la menace islamiste ou des effets négatifs de flux migratoires non contrôlés.     

Vous dites que le « néo-antiracisme identitaire » est une gnose politique. Qu’entendez-vous par là ?

PAT. J’entends par gnose politique, d’une façon générale, une méthode de salut de tel ou tel groupe humain fondée sur une vision manichéenne du monde, opposant les représentants du Bien et ceux du Mal, ou encore ceux qui sont jugés bons aux autres, les mauvais ou les méchants.  On pourrait parler tout autant de religion séculière ou politique, ou, d’une façon plus vague, d’idéologie. Une telle gnose politique postule en outre que l’ordre du monde est mauvais et qu’il faut en conséquence le détruire pour construire un monde nouveau, peuplé d’une humanité nouvelle, purifiée de ses mauvais éléments caractérisés, aux yeux des Modernes, par leurs pulsions condamnables, leurs croyances fausses, leurs préjugés et leurs stéréotypes. Une gnose politique comporte donc une composante idéologique supposée explicative, un ensemble de jugements moraux et un programme d’action dont l’objectif final est de rendre meilleurs les humains. C’est ce qui permet de considérer ce programme comme « progressiste » dans ses intentions déclarées.

Ce qui distingue le néo-antiracisme identitaire, c’est sa dénonciation de l’universalisme, qu’il réduit à une illusion, voire à une imposture, en ce qu’il serait le masque trompeur de l’impérialisme, du colonialisme et du racisme, ce dernier étant défini par le rejet ou l’abaissement de la diversité, des différences ou des identités dites multiples ou plurielles. Cet anti-universalisme radical est inséparable d’un manichéisme sommaire, fondé sur des oppositions racialistes telles que « Blancs vs. non-Blancs » ou, pour faire moins simple, « Blancs (cisgenres, hétéros) vs. non-Blancs (LGBTQIA+) ».  C’est pourquoi les néo-antiracistes se disent adeptes de la « théorie critique de la race »  et de l’« intersectionnalité ».

Le racisme est passé d’individuel à collectif…

PAT. Il faut pointer le déplacement historique de la cible des accusations antiracistes : on est passé des racistes (individus ou groupes) au racisme institutionnel (ou systémique) et de ce dernier aux « sociétés blanches », puis au « monde moderne » tout entier, expression d’un ordre racial leucocentré. La dénonciation de la « domination blanche », de la « suprématie blanche » et du « privilège blanc » est le principal lieu commun du néo-antiracisme académique, tel qu’il s’est formulé aux États-Unis avant d’être mondialement exporté. Au tout début de son livre intitulé The Racial Contract (1997), devenu une lecture obligatoire dans de nombreuses universités étatsuniennes, l’intellectuel jamaïcain-américain Charles W. Mills énonce sa thèse principale : « La suprématie blanche est le système politique qui, sans jamais être nommé, a fait du monde moderne ce qu’il est aujourd’hui. » La critique « révolutionnaire » du monde moderne se fonde ainsi sur la croyance dogmatique selon laquelle la « suprématie blanche », sous couvert d’un « contrat social » trompeur, aurait fabriqué ledit monde moderne. Le vrai contrat, expression d’une injustice raciale dont les « Blancs » n’auraient cessé de tirer profit, serait un « contrat racial ».  Toutes les inégalités dériveraient du racisme. C’est là doter le « racisme » d’une omnipotence explicative incomparable. Pour les idéologues néo-antiracistes, non seulement « le racisme » est partout, mais il explique tous les malheurs du monde. L’élimination du racisme permet donc de sauver le genre humain. Nous sommes bien en présence d’une vision néo-gnostique.   

Vous jugez le néo-antiracisme mû par le ressentiment. Est-ce à dire que les catégories nietzschéennes pourraient nous aider à le comprendre ?

PAT. Les concepts nietzschéens de ressentiment et de mauvaise conscience permettent en effet d’éclairer le fonctionnement du néo-antiracisme. À travers le néo-antiracisme identitaire s’est constitué un nouveau racisme fondé sur la couleur de la peau : un néo-racisme leucophobe ou anti-blanc. Les « Blancs », surtout les « mâles blancs », sont tous des coupables potentiels et, en attendant leur châtiment, des indésirables qu’il s’agit d’humilier, de marginaliser, de faire taire et de neutraliser. Dans le néo-antiracisme, la mauvaise conscience des « Blancs » glisse vers la haine de soi. Cette haine dont l’objet est le « nous », ce « Nous, les Blancs », supposés racistes par nature, histoire et culture, illustre l’ethnocentrisme « négatif » qui travaille le monde occidental depuis les années 1950. Si le postulat de l’ethnocentrisme ordinaire ou « positif » n’est autre que « nous sommes les meilleurs », celui de l’ethnocentrisme « négatif » est « nous sommes les pires ». Nombre de « Blancs », principalement parmi les élites politiques et culturelles, professent que les « Blancs » sont les pires des racistes, voire les seuls véritables racistes. Si le racisme est « le péché vraiment capital » (Etiemble), ils sont donc désignés comme les élus de l’enfer. 

Pour les antiracistes les plus radicaux et les plus frénétiques, la question est de savoir comment « déblanchiser » l’ordre mondial, avec l’espoir que les « Blancs » disparaissent au plus vite de la surface de la planète. Les idéologues néo-antiracistes nous enseignent en effet que « les Blancs » ne peuvent échapper à un « cadrage racial qui naturalise leur ascendant », à savoir le « cadrage racial blanc ». Tous les spécialistes de la « théorie critique de la race » et des « études critiques de la blanchité » l’affirment : il reste toujours des traces de « blanchité » chez les plus « progressistes » des « Blancs » les mieux « éduqués ». Leurs « bonnes intentions » affichées, antiracistes et progressistes, n’y peuvent rien changer.  Lorsqu’ils se défendent d’être racistes, les « Blancs » prouvent malgré eux, par leur véhémence qui trahit leur anxiété, qu’ils le sont. Telle est la « fragilité blanche » décrite par l’activiste étatsunienne Robin DiAngelo. 

Cette configuration néo-antiraciste peut être interprétée globalement comme l’expression d’une nouvelle forme de religiosité qui, fortement imprégnée par la culture « woke », définit le « privilège blanc » comme le vrai péché originel – ainsi que l’a bien vu le linguiste afro-américain John H. McWorther (Woke Racism: How a New Religion Has Betrayed Black America, 2021) –, ou comme une nouvelle idéologie révolutionnaire qui aurait succédé au communisme, la « domination blanche » ayant remplacé l’exploitation capitaliste. La croyance au « racisme systémique » est une machine à fabriquer des racistes (« blancs ») qui ne sont pas conscients de l’être et à les mettre en accusation quoi qu’ils disent et fassent. Le dogme de la fatalité de race est ainsi passé des théoriciens racistes « blancs » négrophobes du XIXe siècle et de la première moitié du XXe aux théoriciens antiracistes anti-blancs contemporains : les « Blancs » seraient racistes en vertu de leur appartenance de race (la « race » étant une catégorie aux définitions variables : de la sous-espèce des vieux naturalistes à une construction sociale selon la « théorie critique de la race »). La négrophobie des racistes à l’ancienne a fait place à la leucophobie des néo-antiracistes – ou plus exactement à leur « leucomisie », leur haine des « Blancs » –, néo-antiracistes qu’on est dès lors en droit de considérer comme des pseudo-antiracistes.

Quelles sont les conditions de possibilité d’un antiracisme républicain ?

PAT. L’antiracisme n’est pas voué à se constituer en une utopie messianique prenant la figure d’une nouvelle gnose comportant une promesse de salut. La condition de possibilité d’un antiracisme républicain réside dans une conception de la citoyenneté fondée sur la précellence des valeurs et des normes universalistes. Ce sont elles qui, par exemple, rendent possible et désirable l’assimilation culturelle et sociale des immigrés de culture non européenne, dès lors qu’ils y aspirent. Le respect de ces valeurs et de ces normes implique le principe de laïcité, qui interdit notamment l’absolutisation des identités ethno-raciales et de leurs cultures respectives. La référence au bien commun est un présupposé de la vision républicaine de la nation, par rapport à laquelle la lutte contre tout racisme prend son sens et permet de penser une fraternité qui ne soit pas tribale.  

C’est sur la question de l’assimilation, ou plus exactement de l’assimilabilité, que s’opère le partage : les néo-antiracistes dénoncent l’assimilation comme une forme de racisme, et ce, alors même qu’elle est voulue par les candidats à l’assimilation. Ils la conçoivent comme une opération néocoloniale consistant à imposer aux dominés les modes de vie et de pensée des dominants. La conception universaliste de la citoyenneté s’oppose donc au relativisme ethno-racial et culturel, dont l’envers est l’absolutisation des identités collectives lorsqu’elles sont perçues comme minoritaires, ainsi qu’à la conception multiculturaliste de la citoyenneté, qui reconnaît des droits spécifiques aux groupes, selon le principe : autant de différences, autant de droits différents, principe qui conduit inévitablement à des formes de communautarisme séparatiste. 

Un antiracisme républicain vise à réaliser l’égalité des chances dans la communauté des citoyens qu’est la nation, sans distinction d’origine, ce qui présuppose une indifférence à la couleur de peau – cet « aveuglement face à la couleur » (color-blindness) que dénoncent les activistes néo-antiracistes. Il requiert donc une lutte continuée contre les discriminations à base ethno-raciale ou religieuse, notamment dans l’accès à l’emploi ou au logement. Mais il refuse de recourir à la discrimination positive (« affirmative action »), machine à produire de l’injustice au nom des « bons sentiments », qui sont souvent les masques du ressentiment. L’inversion d’une discrimination reste une discrimination. On ne saurait combattre une injustice par une autre injustice. Or, la logique idéologique du néo-antiracisme, importée de la culture étatsunienne, est centrée sur la thèse qu’on ne peut lutter contre les discriminations que par des discriminations contraires. La discrimination joue ainsi le double rôle du pharmakon : celui du poison et du remède. 

C’est là rester dans la pensée magique, en prenant le risque de s’enfermer dans l’ambiguïté, terrain favorable à la démagogie. En témoignent les dérives de l’antiracisme victimaire et démonologique contemporain, avec ses rêves de purification et de vengeance, sur fond de relativisme et de subjectivisme racialisés. Un antiracisme qui se veut républicain ne peut se développer que sur le terrain des faits vérifiés et de la rationalité. Il doit répondre à sa manière à l’exigence de vérité, sans accepter l’instrumentalisation de ses combats par des forces politiques en concurrence. L’exercice de la pensée critique ne se confond pas avec la pratique de l’accusation délirante et de la dénonciation édifiante, fondées sur des indignations à géométrie variable. Le « ressenti » n’a pas valeur de preuve. Quand un génocide a eu lieu, la question n’est pas de savoir à qui la dénonciation dudit génocide profite, question biaisée qui permet à certains intellectuels engagés d’en nier l’existence ou de le minorer. Il faut le condamner absolument et en identifier les responsables. L’examen de leurs motivations ou du contexte ne saurait permettre de relativiser le crime contre l’humanité qu’ils ont commis. Rappelons ici qu’à propos du génocide commis par les Khmers rouges au Cambodge, l’intellectuel anti-impérialiste Noam Chomsky avait osé parler de génocide « éclairé », puisque s’inscrivant dans l’histoire de la longue lutte pour l’émancipation du genre humain. Les « bonnes intentions » supposées justifient tout. Mais la vraie morale se moque du moralisme tactico-stratégique des prédicateurs antiracistes à la bonne conscience bétonnée. Hyper-politisé, devenu machine à intimider et à criminaliser, l’antiracisme doit d’urgence retrouver sa vraie mission, qui est de pacifier et d’intégrer. Il faut espérer que cette reconversion soit encore possible.  

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Pierre-André Taguieff